Cette année, j’ai passé l’été chez mon grand-père : Adémar-Fulbert de la Pastournelle. Tous les deux, on ne se connaissait pas très bien avant ça. Mais là, j’ai dû poser mes valises pour deux mois.
Adémar-Fulbert vit tout seul dans son vieux château du Bois-aux-Loups, à la campagne. Il marmonne et passe ses journées à déambuler dans son domaine, sa canne à la main, son chien Artilleur sur les talons.
Au début, j’ai cru qu’il n’avait pas remarqué ma présence, parce qu’il ne m’adressait presque pas la parole.
J’ai visité le château plein de poussière et d’objets oubliés. J’ai aussi exploré le parc. Ça m’a bien occupé parce qu’il est immense et mal entretenu. Chaque sortie devenait une véritable expédition.
Mais tout seul, je commençais à sacrément m’ennuyer.
Jusqu’au jour où Adémar-Fulbert — je suis censé l’appeler Bon-Papa, mais rien à faire, ça ne sort pas — a déboulé comme une fusée dans le salon où je lisais. Il semblait très en colère et marchait de long en large. Il donnait l’impression de mâchonner l’intérieur de ses joues et il était si rouge que je me suis attendu à voir de la fumée sortir de son crâne.
J’ai cru que j’avais commis une grosse bêtise. Je n’en menais pas large, surtout quand il s’est tourné vers moi, au garde-à-vous, et qu’il a braillé :
– Augustin ! C’est intolérable !
Je me suis demandé s’il allait me donner des coups de canne ou m’enfermer dans un placard. Pourtant je ne voyais vraiment pas ce que j’avais pu faire de mal.
– Voici quatre jours que des espèces de rastaquouères ont établi un campement illicite dans la clairière de la Truie verte, a-t-il repris. C’est une invasion !
Alors, ça, je ne m’y attendais pas. Il a poursuivi :
– Nous devons effectuer une expédition pour bouter l’ennemi hors de nos murs ! Mobilisation !
Il a claqué les talons en sortant de la pièce. Comme j’avais compris qu’il voulait m’enrôler, je l’ai suivi — même si je ne savais pas trop ce qu’était un rastaquouère.
Il est monté sur les remparts. En haut, j’ai vu un vieux canon qui ressemblait à un crapaud. Adémar-Fulbert — A.F. — l’a chargé. Là, je me suis dit que je devrais appeler des secours parce qu’il allait soit tuer les rastaquouères, soit nous faire exploser. Mais avant que j’aie pu me décider, il a rugi :
– Un coup de semonce !
Et il a allumé la mèche. Le crapaud a craché un nuage de fumée dans un « boum ! » assourdissant, mais aucun boulet. Une charge à blanc. Ouf !
A.F. devait quand même se tenir un peu trop près parce qu’il était couvert de traces noires, jusque dans les oreilles.
Il est redescendu en courant, Artilleur et moi dans son sillage. Dans le hall d’entrée, il m’a tendu un lance-pierre. Lui-même s’est emparé d’une fourche.
– Vers le nord, soldat ! a-t-il ordonné.
Nous avons contourné le château par la roseraie. Courbés en deux, nous avons franchi le roncier — A.F. a déchiré sa manche — et grimpé jusqu’au sommet de la colline en doublant la carcasse de tracteur.
A.F. m’a chuchoté de me mettre à plat ventre, mais il est resté debout, le buste toujours à l’horizontale.
– Hiiiiiiiiii, a-t-il gémi, je suis coincé…
Je l’ai aidé à se déplier. Puis nous avons rampé jusqu’à apercevoir la clairière. Vu les grognements d’A.F., j’ai pensé que l’ennemi allait nous repérer, malgré nos précautions.
Après un dernier effort, nous avons jeté un œil à travers les hautes herbes. Et nous l’avons vu : un grand rastaquouère se tenait à cinquante mètres de nous. Vêtu d’un bermuda, cheveux longs en catogan et tatouages, il semblait absorbé par sa lecture.
– Regardez-moi ça, soldat ! Du bazar partout, des détritus, des machines infernales !
Là, je me suis demandé si A.F. n’exagérait pas un peu. Tout ce que je voyais, c’était une tente, une fourgonnette, du matériel de camping et deux ballons. Et une grosse moto étincelante.
Mon grand-père s’est tourné vers Artilleur et lui a ordonné « Attaque ! » en désignant la clairière. Le chien a vaguement regardé vers la direction indiquée, puis il s’est couché dans l’herbe en fermant les yeux.
– Plan B ! a annoncé A.F. sans se démonter. Augustin, allez-y au lance-pierre !
Mais autour de nous, nous n’avons trouvé aucun caillou.
– Bon, tant pis… à la guerre, comme à la guerre !
Il s’est alors dressé, pointant sa fourche, et il s’est rué en avant en hurlant :
– Dehors, les envahisseurs ! Ceci est une propriété privée !
Il s’efforçait d’être menaçant, mais il ne faisait pas très peur : rouge pivoine, vêtements sales et déchirés et des herbes folles jaillissant de ses cheveux. Le rastaquouère s’est tourné, surpris.
Dans la descente, A.F. prenait peu à peu de la vitesse et semblait ne plus tout contrôler. Dans un mouvement désespéré pour éviter la chute, il a planté la fourche devant lui. Avec l’élan, il a décollé comme un sauteur à la perche et s’est envolé loin au-dessus du sol. J’ai rejoint le rastaquouère en courant et nous l’avons regardé tous les deux, sidérés, terminer sa trajectoire aérienne vers la tente. Quand il s’est abattu, pointant toujours la fourche qu’il n’avait pas lâchée, un long « pschhtt » a indiqué que les matelas pneumatiques venaient de mourir.
Nous nous sommes précipités, mais A.F., empêtré dans la toile, s’est mis à courir bras en avant comme un fantôme, piétinant table et chaises pliantes sur son passage. Le rastaquouère l’a immobilisé alors qu’il fonçait sur la moto. Une dame et deux enfants de mon âge sont entrés dans la clairière, très étonnés d’y découvrir un champ de bataille.
Il a fallu un temps fou pour qu’A.F. reprenne son souffle et qu’on puisse constater qu’il était miraculeusement indemne. Ensuite, il était très gêné d’avoir détruit tout le matériel de camping et il a invité les rastaquouères à séjourner au château.
Les vacances sont devenues très chouettes. Il faut dire que nos campeurs adorent le paintball et l’ont fait découvrir à A.F.
J’ai demandé à revenir l’année prochaine, pour rejouer à la guerre avec Adémar-Fulbert et les rastaquouères. J’espère que mon grand-père aura mis au point d’autres attaques-surprises !
J'avais ce texte dans ma PAL et après avoir lu ta précédente histoire je me suis dépêché de venir la lire !
Ce A.F m'aura bien fait rire ! L'histoire est vraiment très drôle et bien menée ! Je suis vraiment impressionnée comme avec si peu de mots tu arrives à faire une histoire complète...
J'aurai juste aimé quelques petits détails en plus sur Augustin comme son âge par exemple :)
C'est vrai qu'il n'est pas parfait à cause de la contrainte de longueur (c'était pour un AT), mais comme j'ai eu de bons retours dessus, en particulier sur le personnage d'AF, je me lancerai peut-être sur quelque chose de plus long, un jour, avec les mêmes personnages.
Merci pour ta lecture et ton adorable retour !
J'avoue que j'aime les lecture courte, légère et bien écritre entre deux corvées (ménage ou autre) et tes textes si prêtent à merveille !
J'ai adoré ton texte plein de tendresse et d'humour ! En effet en quelques lignes on s'attache très rapidement au personnage de A.F. et ta manière de décrire fait qu'on imagine très facilement le camping, le château et le papy guerrier.
Je n'ai qu'une envie c'est de voir cette histoire adaptée en album pour enfant et l'offrir à mon filleul, je suis sûre que ça le ferait beaucoup rire :)
Oui, je me suis beaucoup amusée en écrivant celui-là, même si la contrainte de longueur (c'était pour un appel à texte) est un peu frustrante.
Les retours sur le personnage d'AF sont assez unanimes, à tel point que j'ai mis dans un coin de ma tête le projet de le faire apparaître autre part (peut-être un roman jeunesse plutôt qu'un album car je n'ai aucun talent en dessin).
Ravie qu'il t'ait fait passer un bon moment, en tout cas.
Merci pour ta lecture et ton retour !
Merci pour ce partage !
Tu n'es pas la première à me dire que le personnage d'AF pourrait donner lieu à autre chose. D'ailleurs c'est peut-être prévu dans un futur plus ou moins proche ;)
Merci pour ta lecture et ton commentaire.
J'en ai bien écrit d'autres (si tu regardes sur mon profil, tu les trouveras), mais je ne peux pas te garantir qu'elles te feront rire. Certaines sont même beaucoup plus sombres (comme Chippewa Town ou Le vent de foehn)... Sauf peut-être Comment les montagnes sont apparues sur la Terre, si ça te dit.
Si je ne me trompe pas, tu ne fréquentes pas le forum ? Je te le recommande, pourtant : tu y trouveras plein de conseils, de discussions et une ambiance très sympa. Et en général, on trouve plus de lecteurs pour ses histoires.
Merci pour ta lecture et ton commentaire en tout cas !
Le Bois-aux-Loups nous offre un retour en enfance rocambolesque. Mon imagination a tout de suite associé le visage de Carl Fredricksen à Adémar-Fulbert. Ne me demande pas pourquoi, Isapass. En tout cas, le charme a opéré sur moi : j’ai fait plus que sourire, j’ai ri.
Le diminutif « A-F » est très bien vu (en plus, ça fait des caractères en moins ;). Il mériterait d’être encore plus mis en relief : gravé sur le canon ou sur le pommeau de la canne par exemple.
« Il s’efforçait d’être menaçant, mais il ne faisait pas très peur : rouge pivoine, vêtements sales et déchirés et des herbes folles jaillissant de ses cheveux. »>les éléments physiques (visage rouge et décoiffé) pourraient être rapprochés.
Cette aventure peut facilement se libérer du carcan des 6000 signes. Antoine, Artilleur, l’après-abordage : on a envie d’en apprendre plus. Une question pour mieux comprendre les rouages de l’AT : est-ce que le gagnant l’a remporté avec une interprétation littérale d’à l’abordage en parlant pirates et navires ? Parce que tu proposais une version vraiment originale... Bravo
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Oui, pas mal AF en Carl Fredricksen, mais avec un maintien plus militaire ;)
Pour tout te dire, j'ai un projet avec Zénodote pour exploiter davantage le personnage. A voir où ça nous mène.
En tout cas je suis ravie de t'avoir fait passer un bon moment !
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
Contente que ça t'ait plu ! C'est marrant, les contraintes de longueur ou de thème me réussissent souvent pas trop mal. Elles m'empêchent de trop m'étendre et me rendent plus efficace...
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
En le relisant, l'impression se confirme, et on aurait bien envie de vivre d'autres aventures avec AF. Il ne manque au texte peut-être qu'un peu plus de caractérisation du jeune garçon, qui reste finalement en retrait, c'est tout juste si on entend son nom une fois. Je m'assoscie avec Zeno pour dire que ça pourrait aisément être un peu plus développé et que le personnage d'AF a un certain potentiel !
détails
la clairière de la Truie verte: ces petits détails, j'adore !
Bon, alors si toi aussi tu lui vois du potentiel, à ce cher AF, je vais vraiment me noter les quelques idées qui me sont venues en lisant le commentaire de Zeno (en espérant quelles ne se rappelleront pas trop vite à mon bon souvenir ;) ).
Merci pour ton retour ;)
Juste un petit bémol, mais au final, on est plus sur AF en héros de l'histoire que le narrateur.
ca m'a fait penser au petit Spirou en tous cas, j'imagine bien une ambiance dans ce style là.
Contente que ça t'ait plu. Je n'ai pas pensé au petit spirou (je crois que mon petit narrateur est un peu plus sage) mais c'est vrai qu'il y a un peu de ça.
Pourquoi est-ce un bémol que AF soit le perso principal ? Pour l'identification potentielle d'un jeune lecteur ? Pas faux...
Je ne sais pas pourquoi, j'ai eu envie de te revenir lire ce texte... Et je réitère: tu tiens vraiment quelque chose avec ton Adémar-Fulbert, il est très très cool ce personnage!
Je verrais carrément un court roman jeunesse qui s'étofferait autour, à base de collégien pas content de se retrouver en vacances chez son grand-père barge pendant que tous ses camarades partent en colo ou vers des destinations plus exotiques, puis qui se retrouve embarqué contre son gré dans une loufoquerie d'A.F, au cours de laquelle il tomberait sur un des fameux camarades en colo (ou une fameuse camarade ? Bref, la honte!).
Tout ça pour dire que j'espère que tu ne vas pas laisser Adémar-Fulbert et Artilleur au fond d'un tiroir :D
Tchüss
Zéno
Malheureuse, ne me tente pas ! Rien qu'à te lire mon cerveau a démarré comme un malade en imaginant déjà l'intrigue, les autres perso, en se demandant si ça serait mieux à la troisième ou à la première personne...
Mais il faut que je remette mon imagination dans le droit chemin pour les PL ! Et ensuite j'ai aussi à reprendre et continuer Starsailors, mon projet SF jeune ado...
Sois sûre, cependant que ton commentaire restera en bonne place dans un coin de ma tête et que je le considèrerai trèèèès sérieusement quand je chercherai une nouvelle idée !
Merci ;)
Sympatique comme texte. Les caractères du vieux un peu cinglé qui repense à ses années de service militaire et le jeune un peu paumé face à ça passent plutôt bien :)
C’est vrai que le tout est expédié assez rapidement, surtout la fin, qui, à mon goût, est trop passée en off et ça fait un peu : tout est bien qui fini bien, fin.
J’aurais aimé voir un peu plus de quoi A.F. est capable. Il pourrait avoir des plans bien plus farfelus (qui ne fonctionneront probablement pas), mais dans ce cas, ça décrédibiliserait peut-être le fait qu’Augustin n’empêche pas son grand-père de passer à l’action (ce qui est crédible dans cette version car les événements s’enchaînent très vite).
J’ai relevé une petite faute :
A.F. a déchiré sa manche — et grimpé jusqu’au sommet de la colline en doublant la carcasse de tracteur.
Là, j’ai l’impression que tracteur est un prénom. Je dirais « d’un tracteur » ou « de tracteurs »
Ce texte sans prétention a été écrit pour un concours (sur Short Edition) dont la contrainte était "Faites sourire", catégorie jeunesse, et le thème "A l'abordage". La limite imposée était de 6000 signes, ce qui ne permet pas de développer beaucoup. Sinon, en effet, j'avais plein d'autres idées de plans farfelus ! Bon à savoir : je n'ai pas gagné ;)
Ceci dit, l'exercice est intéressant : sortir une histoire cohérente en si peu de mots, tout en gardant un récit rythmé et drôle... ça apprend à faire des coupes !
Comme toi je ne suis pas complètement satisfaite de la fin, qui semble en effet un peu expédiée. Il faudrait que je la reprenne.
Je vois ce que tu veux dire pour la carcasse de tracteur, mais "d'un tracteur" ne marche pas puisqu'il la connait déjà, et "de tracteurs" non plus s'il n'y en a qu'un. Je pourrais remplacer par "la carcasse du tracteur", éventuellement.
Merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire !
A bientôt