Jamais rassemblement armé ne se fit dans plus d'incertitude.
Les Millesources, la chaîne des Serpantes, les terres côtières de Montesarùn et la vaste lande au-delà qui n'avait pas de nom tant étaient rares ses habitants, tous territoires régis par les Cimes, s'étaient mises à bruisser de préparatifs où dominaient le cuir et le métal. Les Glaces venaient pourtant à peine de figer ce pays de grand froid : les foyers étaient encombrés de bois de chauffe jusque dans les chambrées, et les greniers lourds de seigle, de tranches de pomme séchées et de viande fumée. On s'apprêtait à vivre plusieurs lunes engoncé dans les fourrures quand les Messagers-Vents avaient fait vrombir leurs cornes de brume, exigeant de chaque foyer un combattant, qui devait fournir ses propres armes et son propre équipement.
Les provinces du nord du royaume n'avaient jamais eu de caserne, et son armée ne se distinguait pas de son peuple.
Alors, comme une neige tassée qui fond à force de friction entre les mains, les montagnards sortaient de leur toute nouvelle torpeur, et, rompant avec l'habituelle immobilité qu'imposait les Glaces, choisissaient les hommes et les femmes qui prendraient le fer de hache, comme on le disait là-bas, pour une destination et un ennemi inconnu.
On se souvenait à peine de quand avait eu lieu la dernière guerre, aux Terres-Mêlées ; si l'on enseignait toujours l'art du serpe-cœur dans ces contrées boréales, cela servait tout au plus à couper le gui et le fragon. Même sous Katell, on avait su éviter l'affrontement. Et puis, ceux qui avaient hérité de la mémoire longue des ancêtres savaient qu'on ne mobilisait jamais le peuple en début des Glaces, saison de trêve depuis la Loi Antique, exception d'autant plus étonnante que ce n'était pas le légat mais son chef de sa garde qui appelait au combat. Mais surtout, et de tout temps, lorsque pour aller guerroyer on abandonnait bêtes et maisonnées, on en savait la cause, et de là venait le courage.
Là, on ne savait rien.
Abrutis de froid et de cette ignorance, les habitants du nord prouvaient cependant leur loyauté, avec l'entêtement lent des bêtes de trait. Dans chaque foyer, qu'il fut demeure de granit ou cabane de chaume et de torchis, on assouplissait les cuirs des spalières et des cuissots à la graisse de buffle-laine. Ceux qui n'avaient pas de jambières dignes de ce nom découpaient des bande de toiles qu'ils serraient autour des mollets, avant d'enfiler des bottes immenses, rembourrées parfois de paille ou de laine que l'on avait pas encore cardée. Rémouleurs et forgeurs étaient assaillis de travail, afin d'aiguiser les lames émoussées sur les troncs des chênes-fays, ou sur les os promettant moelle que l'on dégustait traditionnellement avant l'arrivée du vrai froid. Haches et masses d'armes, fort répandues dans ces contrées de chasse et de bûcheronnage, étaient les armes privilégiées, mais on voyait aussi des soldats improvisés s'armer de fourches, de hachoirs, de couteaux long comme le bras et même de gouges à graver le bois.
Cette armée, qui n'en avait même pas le nom, naissait lentement, dispersée et solitaire dans ses apprêts, sans chefs, sans cavaliers, groupement hétéroclite de fantassins bardés de fourrures et d'objets personnels, timbale de métal, gravure ou briquet d'amadou, et qui s'apprêtait à couler comme une lave vers la clairière de Fernn, lieu de grand rassemblement au pied de la ville des Cimes, qui elle suffisait à peine à contenir sa propre population.
Les plus réactifs transhumaient déjà. Parmi eux, des autochtones des Millesources, sur qui les mousses sombres remplaçaient les fourrures des montagnards, parés d'amulettes de pierres polies si brillantes qu'on les croyait humides ; ceux des falaises océanes bordant les terres de Montesarùn, invisibles en temps normal, peuple souterrain dont le visage avait pris la couleur de l'humus, et munis de lames d’étonnamment belle facture ; et puis, les plus nombreux, les montagnards, silhouettes émergeant des centaines de hameaux éparpillés dans les Serpantes, peuplades variées et qui n'avaient pour seul trait commun leur résistance aux gelures. Ces hommes et ces femmes avaient toutes les figures : yeux bridés et cheveux de jais, peau dorée ou bien blanche sous des cheveux d'un blond pâle, petits et courbés comme des esprits de forêt ou bien grands et solides comme des troncs, ces barbes rousses, brunes et châtain, ces jeunes filles au nez rosi ou depuis longtemps brûlé par la réverbération des neiges, tous ceux-là se considéraient un seul et même peuple, celui des pics acérés, des pentes gelées qui formaient miroirs, des sentes minuscules et fatales à quiconque n'y avait pas vu le jour ; en un mot, des Serpantes.
Et tandis que les Messagers-Vents parcouraient ces terres, le Rocheu faisait lever un camp immense dans la clairière, sachant que dans trois jours, quatre tout au plus pour les plus éloignés, celui-ci accueillerait tant d'hommes et de femmes que l'on n'en verrait plus la couleur du sol.
Et ce alors que lui-même était dans la même ignorance qu'eux, et que Marcus Bekri, le seul homme qu'il considérait ennemi du royaume, buvait des liqueurs rares, bien à l'abri dans le fort des Cimes.
Je trouve que c'est un bon premier chapitre qui nous resitue le contexte du T1 en commençant par le truc qui pue le plus.
Et on sent bien, on visualise bien les préparatifs, l'ignorance et la tension qui va inévitablement monter.
J'ai eu un petit flottement dans le dernier gros paragraphe car tu y parles d'une part de peuples très disparates qui n'ont rien de commun, et d'autre part de gens très disparates qui forment un seul peuple, mais j'ai compris le principe.
Bon évidemment, je suis impatiente aussi de retrouver Olga et sa bande, mais comme introduction c'est parfait.
En fait, le Rocheu pour Judith, c'est la Montagne pour Cerseï Lannister ?
"Alors, comme une neige tassée qui fond à force de friction entre les mains," : pas mega mega convaincue par la métaphore...
La suite, la suite, la suite !