Chapitre 1

— Mon capitaine ! Toutes mes excuses, mais il fallait absolument que j’vous voye !
— Vous pouvez juste m’appeler “Capitaine”. Ou même simplement “Rouvray”, répondit patiemment une voix grave. Vous n’avez pas été marin, Jules, vous n’avez pas besoin…
— Oui, bon, capitaine. C’est juste que ça sonne plus tendre à l’oreille. Bref. J’vais vous parler un bout d’temps, cette fois, alors vous devriez vous asseoir.
— Très aimable. Je vais suivre vos conseils.

Paul de Rouvray, capitaine de vaisseau, changea sa canne de main pour mieux s’appuyer sur l’accoudoir et ainsi opérer en douceur l’atterrissage sur le divan.

— Je vous écoute. Qu’avez-vous donc de si urgent à me dire ?

Et Jules lui fit part d’un projet tout à fait farfelu, qui n’a guère sa place dans ce récit, mais sans lequel la vie du capitaine n’eût pas été changée. En résumé, après deux ans de bons et loyaux services en tant qu’homme à tout faire du capitaine, il se faisait vieux, et souhaitait à présent profiter des dernières années qui lui restaient en allant se dorer la carcasse ailleurs, près de son fils et de ses petits-enfants installés dans une riante bourgade basque. Il donnait donc sa démission, partagé cependant :

— Et comment c’est-y qu’vous allez vous débrouiller, sans moi, mon capitaine ?
— Je ne suis plus vraiment un enfant, Jules, vous savez.
— Oui, ça j’sais ben, même si vous faites encore plus vieux avec vot’ patte folle, mais comment qu’vous ferez pour le tout-v’nant ?
— Je ne veux pas vous faire de peine, Jules, dit paisiblement Rouvray, mais je peux tout à fait embaucher une autre aide pour la maison.
— Ah, parfait ! Voilà qui m’fera moins m’faire les sangs.
— Partez sans crainte, Jules. Vous me manquerez, bien sûr, mais vous serez plus utile auprès de votre fils.
— C’pas tellement pour lui, vous savez, mon capitaine…
— Juste “capitaine”, Jules.
— C’est surtout pour les pioupious, vu qu’leur mère est plus là, les pauvres.
— Bien sûr. Vous faites bien. Vous reprendrez à votre compte l’art d’être grand-père du grand Victor Hugo.
— Tant qu’on sera pas les Misérables, tout m’va.

Et Jules partit une semaine plus tard, avec ses émoluments, et une petite prime. Le capitaine se sentait à la fois soulagé, mais aussi, tout de même, un peu anxieux. Il verrait bien, se dit-il en claudiquant jusqu’à son bureau.

Et pour voir, il avait vu ! Il n’était pourtant pas manchot, mais la maison ne semblait lui reconnaître aucun droit quand il s’occupait lui-même des devoirs ménagers : le four fit un caprice et brûla son dîner ; le robinet s’empressa d’asperger tout ce qui pouvait être sec ; le feu dans la cheminée ne prit qu’après d’énormes sacrifices de papier.
Ce n’était qu’une première journée, et Rouvray frémit à l’idée de ce qui pourrait arriver par la suite. Il se décida à faire appel à monsieur le curé après la messe, afin que des dames du village vinssent s’occuper de la maison contre rémunération.
Le lundi, c’était Madame Dunel, pour la cuisine ; mardi, Madame Charrier pour un grand ménage ; mercredi, quartiers libres ; jeudi, Mesdames Bardin et Delcroix pour le linge et d’éventuels reprisages ; vendredi, à nouveau Madame Dunel pour vérifier qu’il avait pris ses repas comme il fallait et en préparer d’autres. Et, Dieu merci, les samedis et dimanches, personne.

Il en profitait comme un furieux, poussant le volume du tourne-disque à son paroxysme pour mieux apprécier Bach, Wagner, Albinoni ou Chopin selon son humeur. Cela ne durait que quelques minutes, car au fond, il préférait le silence. Il errait donc dans le manoir, religieusement, silhouette à trois pattes, solitaire et heureux, inspirant de grandes goulées satisfaites de cette quiétude, avant de tout recommencer le lundi suivant.

Il tint le rythme un mois, et se décida : toutes ces dames, bien aimables au demeurant, faisaient du bruit. Trop. Et à chaque instant. Impossible d’écrire dans ces conditions. Elles semblaient n’exister que lorsqu’elles pouvaient lui hurler à tue-tête depuis la pièce adjacente :

—  Monsieur de Rouvraaaaaaayyyy ? Faut-y que j’fasse les carreaux, tant qu’j’y suis ? J’vous y mets que du thym, ou vous aimez-t’y l’bouquet garni ? Vot’ chemise, c’est-y du lin ou ben du coton ?

Il ne montrait rien de son agacement pourtant réel. C’était un homme patient, courtois et malgré tout reconnaissant. Mais la goutte d’eau arriva par la salive de Madame Delcroix, comme elle remarquait sa claudication plus accentuée après le passage de l’infirmier :

— C’est-y dommage, c’qui vous est arrivé, Monsieur de Rouvray. À vot’ jambe.
— En effet, répondit-il sobrement.
— Pourtant, vous êtes jeune, encore, vous, non ?
— J’imagine que oui, dit-il prudemment - songeant à part lui : ça y est les questions personnelles sur le mariage arrivent.
—  Alors, vous pourriez ben trouver une p’tite épouse, ça vous aiderait rudement.
— Merci, Madame Delcroix. J’y songerai, lâcha-t-il un peu abruptement.

La dame comprit que c’était là la fin des questions personnelles, mais elle repartit tout de même une dernière fois à l’assaut, pour le panache :

— Il doit ben y avoir une p’tite demoiselle qui vous plairait, tout de même.
— Je vous en tiendrai informée, croyez m’en. Bonsoir, Madame.

Il sortit de la pièce le plus vite possible, de peur d’être discourtois. Le soir même, il rédigea une petite annonce à faire paraître dans tous les journaux où il pourrait trouver ce qui lui conviendrait :

“Recherche aide domestique pour travaux du quotidien - discrétion et savoir-faire exigés - nourri, logé, blanchi, - émoluments mensuels ou hebdomadaires.”

Il souligna trois fois “discrétion”, ajouta ses coordonnées, le salaire proposé, et la lettre partit le lendemain grâce aux bons soins du facteur. Il attendit sur les charbons ardents que se présentât le prochain Jules.
Voilà ce qu’il lui fallait : un homme qui ne décoinçait la mâchoire qu’une fois par semaine - plus d’une heure durant, certes, mais l’on s’y faisait - et qui prenait toutes les initiatives. Les menus n’étaient guère variés, certaines taches restaient sur les nappes, et il arrivait que le capitaine retrouvât quelques morceaux de journaux disséminés ça et là dans le manoir, mais dans l’ensemble, mille fois un Jules qui lui foutait la paix qu’une armada de dames du village qui le regardaient avec cet air de pitié et de commisération.


 

***


 

Anne-Claire Lefebvre avait toujours été discrète. En classe, les professeurs l’interrogeaient rarement, et il était déjà arrivé qu’on l’oubliât tout à fait lors des remises de certificats.
De plus, elle avait eu une santé précaire quasiment jusqu’à sa majorité, en culminant avec une méningite à l’âge de douze ans ; elle manquait souvent, et il n’était pas rare que ses petites camarades de classe oublient tout à fait cette gentille souris lors des goûters d’anniversaire.
Elle ne leur en voulait aucunement, d’ailleurs ; c’était une enfant sans méchanceté, qui était devenue une jeune femme tout à fait serviable et douce.

Sa grande timidité l’empêchait de faire beaucoup de choses, d’habitude, mais ce soir-là, elle se sentit soudain pousser des ailes.
Ce dix-sept avril mil-neuf-cent-soixante-quatre fut pour elle à marquer d’une pierre blanche, car c’était de ce premier pas décisif que découla toute une suite d’évènements qui changeraient sa vie.
Elle prit le journal avec l’annonce, déchira la page - frissonnant de ce geste, d’ailleurs : son père avait une sainte horreur qu’on défigurât la presse -, et laissa une lettre expliquant à ses parents qu’elle quittait le domicile, à vingt-trois ans, pour un ailleurs qui ne pouvait être que meilleur.

Timide et discrète, oui, elle l’était. Elle le savait. Mais elle n’était ni manchotte ni sotte, et l’envie de le prouver lui dicta tous ses gestes, lui donna ce courage, ou plutôt cette audace, de faire sa valise et de claquer la porte.
Elle songea qu’elle n’était point si téméraire qu’elle voulait le faire croire, puisque ses parents étaient absents - c’eût été autrement plus dur d’empaqueter ses effets si sa mère avait été là, à défaire le bagage au fur et à mesure, et si son père lui avait lancé ce regard dont il avait le secret et qui la clouait sur place.
Mais… c’était un début, se rassura-t-elle en allant jusqu’au tramway pour rejoindre la gare d’Austerlitz par le métro.

Dans le wagon-couchette qui l’amenait jusqu’à Bourges, elle réfléchit profondément à tous les évènements qui l’avaient conduite à se trouver ici…
Elle n’avait pas grand-chose d’autre à faire, aussi se permit-elle ce luxe de contempler son passé, regardant par la vitre le paysage défiler plus ou moins rapidement.
D’habitude, elle préférait suivre les récits par ordre chronologique, mais exceptionnellement, elle laissa sa réflexion se mener par ordre d’intensité.
Tout d’abord, cette dernière discussion avec ses parents, qui lui semblait être le catalyseur, le détonateur de la dynamite : tout avait commencé de façon fort anodine et civile, comme toujours au sein de cette famille de la grande bourgeoisie désargentée.
Sa mère lui avait demandé, l’air de rien :

— Et as-tu des nouvelles du jeune André Berger ?
— Je n’ai pas de nouvelles, non, avait répondu doucement Anne-Claire, tous ses nerfs déjà tendus.
— Il faudrait l’inviter à dîner…
— Oui, sans doute.

Manifestement, elle avait laissé paraître son manque d’enthousiasme à l’idée.

— Tu ne veux pas, demanda Madame Lefebvre, sa voix hésitant entre le reproche et l’inquiétude ?
— Si, si, bien sûr, je prendrai de ses nouvelles et je l’inviterai.
— Il est très bien, ce garçon. Très chic.
— Oui, c’est vrai.

Un peu trop ostentatoire, songea la jeune femme. Mais cela pouvait plaire.

— Ce soir, ton père et moi allons voir les Dutertre. Tu te souviens de leur fils, Alain ?
— Pas vraiment… Je devrais ?
— Il est ingénieur, dit simplement sa mère avec fierté, comme si elle avait contribué à l’obtention du diplôme de ce parfait inconnu.
— Ah, c’est bien. Cela lui plaît ?
— Pourquoi cela ne lui plairait pas ? Il a tout un tas d’opportunité, il aura certainement un brillant avenir. S’il se trouve une petite épouse distinguée qui sait recevoir, il aura toutes les chances de grimper les échelons en un rien de temps.

Anne-Claire hocha la tête. Les mots n’étaient pas dits. Ils ne l’étaient jamais. Mais elle comprenait, à force. Un bon parti : vieille famille, bonne souche, excellente situation, brillantes perspectives...
Il était temps de songer à se marier. Elle avait déjà vingt-trois ans. Sa mère lui présentait quelques jeunes gens, choisis par ses soins, et se lamentait qu’aucun ne fît l’affaire.
Mais Anne-Claire ne pouvait décemment lui dire que c’était tout bonnement elle qui ne faisait pas l’affaire. Elle était bien trop timide.
Ces messieurs n’arrivaient pas à en tirer plus d’une phrase à la suite, et puis se lassaient : l’océan regorgeait de poissons autrement plus enjoués. Et aussi, avec une situation pécuniaire plus intéressante.

Elle songea alors au nerf de la guerre : depuis toujours, elle avait vécu au milieu de beaux meubles anciens, hérités de diverses générations et dont il fallait prendre un soin extrême.
Une fois, elle avait malencontreusement trébuché, à cause d’une frange d’un tapis, et s’était violemment cognée contre un petit guéridon. Cris d’orfraie des parents, accourus aussitôt, non pas pour une possible contusion, mais pour vérifier que le joli petit meuble avait toujours intacts ses quatre pattes, sa marquetterie et ses bronzes d’ornement.
Anne-Claire avait récolté une grosse bosse et un paquet de reproches : on n’a pas idée de se promener ainsi sans lever les pieds ! Les franges du tapis étaient si fragiles ! Un vrai tapis persan, rapporté d’un voyage du père de Madame, du temps de la splendeur.

C’était ainsi, chez les Lefebvre : il y avait dans le salon un vieux piano droit désaccordé, au demeurant magnifique. Mais pas un sou pour le faire accorder, ni pour offrir de leçons.
Il fallait simplement se souvenir qu’il était ancien, de grande valeur, avait servi à la grand-mère de Monsieur lorsqu’elle était enfant, et qu’on y avait caché des bijoux pendant la Grande Guerre.
Et il en allait ainsi de tout ce qui entourait les petits Lefèbvre, Henri et Anne-Claire, qui, comme tous les enfants, s’y étaient fait, car c’était ainsi.

Dans le train qui l’emmenait vers Bourges, elle ressentit une soudaine douleur sourde au thorax en repensant à Henri… Deux ans, maintenant, qu’un malheureux accident de la route l’avait emporté, avec sa petite fiancée Catherine.
Leur voiture était dans l’angle mort du camion qui s’était engagé.
Anne-Claire avait alors pensé qu’on pouvait bien mourir de chagrin. Elle perdait son frère, et elle perdit alors tout à fait sa voix. Henri était doté d’une assurance à toute épreuve, et s’en servait pour faire le bien autour de lui.
Il savait que la timidité d’Anne-Claire l’empêchait de dire, alors il le disait pour elle. C’était grâce à lui qu’elle avait pu se présenter en candidat libre pour le baccalauréat.

Lorsqu’elle avait émis l’idée, ses parents avaient refusé tout net : aucune raison de préparer un diplôme inutile, puisqu’elle ne ferait pas d’études.
Jamais on ne lui avait demandé son avis à ce sujet, mais c’était apparemment ainsi décidé dans le grand plan des parents Lefebvre. Elle se marierait, s’occuperait de son foyer, de ses enfants, entretiendrait la grande histoire familiale en héritant de certains meubles - les autres échoueraient à Henri, bien sûr.
Mais ce dernier avait justement insisté : Anne-Claire était tout à fait capable d’obtenir le bachot. Et il avait fait mouche en rappelant, en désespoir de cause, qu’une femme bachelière avait plus de chances de trouver un époux dans les hautes sphères.

Seulement, voilà. Elle avait obtenu le sésame, et ses parents attendaient maintenant des fruits qui ne venaient pas : où était donc ce brillant fiancé promis à tous les succès matériels, qui devait arriver avec ce baccalauréat ?
Certes, Anne-Claire avait obtenu une mention, c’était très louable, mais… quand viendrait-il, ce mari ?
Et, ce soir du dix-sept avril, elle avait tout soudain refusé de continuer la pantomime : elle voulait un diplôme, elle voulait un emploi, elle voulait une indépendance qu’on lui avait toujours refusée, d’abord à cause de sa santé, puis à cause de la mort d’Henri, puis à cause du manque de moyens…

— Eh bien, va donc trouver un emploi, puisque tu es si futée, avait fini par tonner son père. Moi qui en ai un, et depuis plusieurs années, je peux te le dire : tu n’es pas faite pour ça !
— Mais je voudrais juste… essayer, avait balbutié Anne-Claire. Quelques mois. Ensuite, je pourrai me faire une idée.
— Il n’y a pas d’idée à avoir ! Nous savons bien mieux que toi, avait vociféré sa mère.

Et c’étaient là les dernières paroles qu’elle avait pu supporter. Elle s’était retirée dans sa chambre, ses parents étaient sortis pour leur petite réunion mondaine. Et elle avait fait sa valise.


Quand elle arriva vers sept heures du matin à Bourges, elle n’avait pas encore réussi à dormir. Tant pis.
Un petit autocar faisait la navette depuis Bourges jusqu’au village dont dépendait le manoir. Elle continua son introspection : pourquoi cette annonce lui avait-elle tant… parlé ?
Elle se décida : c’était ce mot en gras, souligné : “discrétion”. Elle savait qu’elle conviendrait forcément à ce poste.
Elle resterait un mois, puis reviendrait chez ses parents, tout bonnement. Ainsi, elle aurait la preuve, irréfutable, presque sublime, qu’elle pouvait le faire.
C’est qu’elle avait sa fierté. À vrai dire, c’était le seul trait de caractère qui faisait qu’elle n’était pas tout bonnement engloutie dans l’ego parental surdimensionné. Avec son humour, mais elle le laissait rarement s’échapper à haute voix : ce n’était pas convenable.

Arrivée au village, il n’était pas loin de dix heures du matin. Elle ne s’arrêta même pas pour prendre un en-cas, malgré l’odorant parfum de la boulangerie devant laquelle elle passa.
Elle sentait que si elle faisait une halte, aussi infime fût-elle, jamais elle ne pourrait rassembler les bribes d’audace qui lui restaient et continuer. Elle avait une carte du village et des environs, achetée à la gare, et elle s’autocongratula d’être aussi dégourdie quand elle parvint à la porte du manoir.
Certainement, c’était la bonne adresse, elle avait vu le nom sur la boîte aux lettres. Capitaine de Rouvray. Elle voyait déjà une scène touchante arriver : sans doute aucun, ce vieux monsieur allait l’embaucher, elle l’aiderait, ferait ce qu’elle faisait déjà chez ses parents ; toute son éducation avait fait d’elle une maîtresse de maison accomplie.
Elle avait déjà beaucoup de tendresse pour ce vénérable vieil homme, l’imaginait noble dans son grand âge, et sonna à la porte.

Voilà qu’elle entendait sa canne. Il marchait plutôt vite, ce géronte…
La porte s’ouvrit, et elle resta coite et stupéfaite.

— Bonjour Madame, lui dit poliment l’homme qui avait ouvert.

Ses cheveux n’étaient nullement gris, ni même clairsemés, mais châtains et abondants. Il devait avoir tout au plus trente-cinq ans. Seulement quelques rides autour de ses yeux couleur d’ambre. Un pantalon de coton beige, un blazer en lin bleu marine. Une canne.
Où était donc le doux vieillard dont elle devait s’occuper ? Elle balbutia :

— Pardon de vous déranger… Je viens par l’annonce… Je veux dire, pour l’annonce du Capitaine de Rouvray… Je… C’est sans doute monsieur votre père… Je viens pour travailler… Je sais tenir une maison.

Sa voix s’éteignait au fur et à mesure qu’elle voyait les traits de l’homme passer de l’incompréhension polie à une certaine surprise mêlée de contrariété, mais toujours sous des dehors fort civils. Elle conclut, quasiment en chuchotant :

— Je… Je suis très discrète.
— Je suis le Capitaine de Rouvray, répondit seulement l’homme en s’effaçant pour la laisser entrer.

Elle s’engouffra avec sa valise dans la demeure et resta plantée dans le vestibule, son bagage toujours à la main. Il continua :

— Je dois vous faire part, Madame, d’une certaine réserve. Ici, les travaux seront peut-être un peu durs. Je m’attendais plutôt à une aide masculine.
— Prenez-moi à l’essai, Monsieur, réussit-elle seulement à articuler.

La surprise commençait à passer : le capitaine n’était pas un vieillard cacochyme. Le plan ne changeait pourtant pas. Elle était venue jusqu’ici pour obtenir un poste, et elle ne resterait qu’un petit mois.

— Avez-vous une lettre de recommandation d’anciens employeurs ?, demanda poliment le capitaine.
— Non. Je… Je tenais la maison de mes parents. Mais je n’ai pas songé… Je n’ai pas…
— Si je puis me permettre, je ne connais pas votre nom, Madame…
— Lefèbvre. Anne-Claire. Je suis… Je travaille dur. Je suis discrète. Juste un mois d’essai, s’il vous plaît, Monsieur.

Elle se rendit compte avec horreur que sa voix était encore plus menue que d’habitude. Le capitaine hésita une fraction de seconde, avant de dire :

— Je manque à tous mes devoirs. Veuillez poser votre valise. J’ai encore de l’eau chaude qui peut nous faire un café tout à fait convenable.

Il semblait partagé entre son devoir d’hôte et de galanterie, et une certaine répugnance à l’idée de faire entrer quelqu’un dans son sanctuaire. Anne-Claire comprenait parfaitement. Elle chercha comment lui faire comprendre qu’elle avait compris :

— Je ne vais pas m’imposer. Je puis bien répondre à vos questions ici. Et si je ne conviens pas, je reprendrai le train tout à l’heure.

Cette délicatesse parut lui plaire. Le capitaine s’efforça de poser rapidement des questions qui n’étaient pas trop personnelles :

— Savez-vous cuisiner ?
— Oui, Monsieur. J’avais eu un prix en troisième pour une blanquette de veau. Et un autre en première pour une tarte aux pommes.

Elle rougit : c’était grotesque de parler de ça. Pourquoi donc le dire ?

— Faire le ménage ? La lessive ? Repasser ? Coudre ?
— Oui, Monsieur. Et aussi tricoter et broder, au besoin. Et aussi… du menu bricolage.
— Et le jardinage ?

Flûte. Elle avait passé sa vie à Paris, et à part un platane qui poussait vaillamment dans la courette de l’immeuble, elle n’avait pour ainsi dire jamais vu de verdure de près.

— Je peux apprendre. Je sais faire des bouquets qui tiennent longtemps… J’ai même réussi à faire pousser du jasmin et un ficus dans des pots.

Elle rougit à nouveau : décidément, qu’est-ce qui lui prenait de déblatérer des choses pareilles ? Mais le capitaine n’en parut pas choqué outre-mesure.

— Dans des pots… C’est… C’est bien.

La sonnette retentit. Anne-Claire sursauta. Le capitaine laissa échapper un grognement ennuyé. Il n’attendait personne, on était samedi.
Et Anne-Claire se sentit à nouveau poussée par une inexplicable force. D’un regard, elle demanda la permission, en mettant la main sur la poignée de la porte. Il acquiesça brièvement. Elle ouvrit :

— Monsieur le capitaine est sorti, puis-je prendre un message, demanda-t-elle tout naturellement à la brave dame qui se tenait sur le perron ?
— Le capitaine, sorti, s’étonna la voix de Madame Dunel ?
— En effet. Puis-je prendre un message ?
— J’avais des œufs pour lui…, répondit une voix déçue.
— Je peux les lui donner tout à l’heure. Vous êtes…?
— Madame Dunel. Et vous ?
— Anne-Claire Lefebvre. Je… Je suis à l’essai pour un mois.

Voilà qui n’était guère la vérité. Elle se sentit coupable.

— Ah bon… Bon. Ben, v’là les œufs.
— Merci beaucoup, Madame. Je les servirai ce soir.
— Et où…, commença Madame Dunel.
— Je dois vous laisser. Le ménage. Merci, Madame, bonne journée, au revoir.

Et elle referma l’huis doucement, sans oser regarder le capitaine, préférant contempler le petit panier
donné par madame Dunel. Il lui dit simplement :

— J’aime les œufs pochés.
— Le dîner… sera servi… à huit heures, bredouilla Anne-Claire ?
— Oui. Je vais vous montrer votre chambre.

Et c’est ainsi qu’elle avait été embauchée à l’essai pour un mois, sans savoir pourquoi elle avait pris toutes ces libertés, ni comment elle avait trouvé la force de mentir ainsi éhontément.

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