La profession de Meryl Cressac ne ressemblait en rien à un travail de bureau. Et pourtant, la quantité de paperasse à traiter lui prouvait le contraire : la bagatelle de 250 000 dossiers se déposait, chaque jour, devant elle. Samedi compris. Vivement dimanche.
Bien sûr, cette quantité restait métaphorique : elle n’avait pas chaque jour 250 000 documents déposés sur son mètre carré et demi de contreplaqué façon chêne clair. Non, ceux-ci, une fois triés et regroupés représentaient tout au plus une centaine de pochettes usées, toujours les mêmes, dont les titres ne variaient pas, ou si peu. Dans chacun, une liste, sur papier cigarette, en caractère 8 : nom, prénom, date, lieu. 2 500 noms par pochette, en moyenne. Une dizaine de feuillets. En moyenne.
Elle se saisit de celle intitulée « parents séparés – relat° blle-fam. diff. », et lui adjugea sans même l’ouvrir un « 32,7L ». Cela irait.
Le suivant affichait « dépression chronique / trble de la personnalité & similaire ». Presque 15 feuilles, au jugé. En augmentation sensible ces derniers mois. Cela n’augurait rien de bon pour les années à venir. Elle crayonna un vague « 23,2L » – le nombre de suicidaires dans cette catégorie crevait le plafond, ils ne vivaient pas vieux – et le déplaça sur la pile traitée.
Elle fourragea dans les restants, et prit sa préférée : « métro / boulot / dodo ». Ceux-là ne connaissaient pas leur chance. Vraiment. Comparée à beaucoup d'autres, cette catégorie faisait figure de simili paradis. Et pourtant, les mille petits tourments de la vie quotidienne leur feraient tirer la tronche, tous les matins, devant le miroir de leur salle de bain, durant de longues années.
Elle se demanda fugacement si elle n’en faisait pas partie. Elle aussi grimaçait tous les matins, mal réveillée, dans ses 2,05m2 de faïence bleu layette rehaussée de canards à l’air naïf. Mais elle prenait le bus. Peut-être que cela l’excluait d’office ? Elle soupira. « 40,5L ».
Sa main gauche agrippa la pochette suivante. Chaque jour, elle espérait la disparition de celle-ci, et chaque jour, la voir réapparaître lui assénait un coup supplémentaire au moral. Elle devait se retenir de ne pas pleurer. Mais elle connaissait la valeur des larmes.
Elle n’eut pas besoin de lire « enfts soldats / esclaves sex. / autre ». Elle reconnaissait ce dossier au toucher, la cartonnette usée, barrée d’une longue estafilade au dos. Elle se demandait toujours ce que pouvait recouvrir ce « autre », et décida, comme à chaque fois, qu’elle n’avait pas vraiment envie de le savoir.
Poussée par une curiosité perverse, elle ouvrit la chemise jaune pisseux, et commença à lire.
Karin Cuellar Otero – 25/11/2019 - Chapicuy
Igor Silva Martins – 28/12/2019 - Campos dos Goytacazes-RJ
Suoud Iyas Shalhoub – 12/12/2019 – Cité Hached
田佳芳 – 15/12/2019 – 武汉
La liste se poursuivait jusqu’à, quelque quatre feuilles plus loin, Joana Rincón Collazo – 22/01/2020 – Oakland.
Meryl referma la pochette, une boule de plomb à l’estomac. Elle ne savait jamais quoi faire, pour celui-ci : charger, monter jusqu’à 40, 50 litres chacun peut-être, afin de les soulager ? Ou au contraire réduire au maximum, une manière détournée de leur conseiller d’être fort, de ne pas se laisser aller, au risque de leur soustraire leur seule échappatoire pour apaiser leurs peines ?
Dans le bureau voisin, elle entendit les talons de Clotho claquer. Une rumeur circulait à son sujet : depuis bientôt cinq millénaires qu’elle avait pris son poste, elle n’était jamais arrivée à l’heure.
10h24.
Aujourd’hui, encore, cela se vérifiait.
Méryl soupira. L’ascendance des Moires s'accroissait depuis plusieurs siècles. L’augmentation de la population allait, et bien, augmentant, et par là même ce qui se réduisait au début à 10 ou 15 000 dossiers par jour avait pris les proportions que l’on sait aujourd’hui.
En vrai, c’était surtout dans le dernier siècle que l’humanité avait dérapé. L’instinct de base de toute espèce – boire, manger, et surtout, se reproduire – avait pu prendre un essor inégalé lorsque, à la suite d’une longue période de sédentarisation, de création de cités, et d’échanges économiques, la technologie avait fait son entrée.
Oh, Meryl n’était pas contre la technologie. Elle aurait d’ailleurs bien troqué ses dossiers papier contre de jolis répertoires informatiques uniformes et bien rangés – non, en vrai, elle tenait à ses dossiers papier. Mais il était temps d'admettre que l’humanité courait à sa perte. À pleine vitesse.
Quoi qu’il en soit, le petit business sur la vie entretenu par les trois sœurs allait croissant, et à un moment donné, il leur avait fallu déléguer. Les immortels restant une denrée rare, elles s’étaient petit à petit entourées d'humains.
C’était là que Meryl entrait en scène.
Elle soupira, encore. Elle tenait toujours entre ses paumes le dossier tragique. D’une main mal assurée, elle écrivit « 44,9L ».
Elle n’aurait pas dû lire les noms. Elle se les imaginait, ces enfants, ces ados, de la prochaine année. Après, elle voyait toujours un peu plus large.
Des larmes, ils en auraient besoin.
Reprenant ses comptes, elle chiffra un premier total provisoire : 44,9 fois 1865 égal 83 738,5 litres, plus 40,5 fois...
3 894 760,3 litres. Pour seulement 42 pochettes. C’était beaucoup. Elle devait suivre les directives, Clotho se montrait inflexible : elle disposait de 7 543 672 litres à répartir par jour, sur 250 000 dossiers (plus ou moins), pour 2019. Point final.
Pas de dérogation, pas de circonstances atténuantes, pas de marchandage possible. La quantité totale de larmes allouée était revue à la nouvelle année, en fonction de l’augmentation prévisionnelle de la population, et – un peu - de la géopolitique. Enfin, en théorie. En pratique, Meryl se débrouillait tant bien que mal depuis plusieurs années pour répartir si peu pour tout ce monde. C’était un vrai travail d’équilibriste, du type porteur d’eau, avec un seau de chaque côté. Un seau d’eau salée.
Après tout, se dit-elle en reposant le dossier, 44,9 litres de larmes, pour toute une vie, c'est déjà pas mal. Ça en faisait des mouchoirs mouillés, des oreillers détrempés, et des joues brillantes. Ça soulage. Surtout qu’on parlait bien de larme, pas de morve. Clotho n'avait pas mis de quota là-dessus. La morve, ce n’était que du bonus.
Elle détourna la tête. Elle avait besoin de se remonter le moral.
À côté, elle entendit Clotho se mettre à son rouet. Son talon aiguille claquait sur la pédale, qui frappait son support, de plus en plus vite, de plus en plus, jusqu’à ce qu’on n'entende plus qu’un ronronnement mécanique. 250 000 fils à tisser, par jour, cela nécessitait une cheville d’enfer, enfin, façon de parler. Hadès ne goûtait pas trop cette expression, et dans les bureaux, on évitait de l’utiliser.
Meryl se demanda vaguement comment elle faisait, en hiver, pour se glisser dans ses emblématiques bottines ajustées. Est-ce qu’elle achetait deux tailles différentes ? Une pour sa cheville musclée, une pour l’autre ? Après tout, ce n’est pas parce qu’on était une immortelle qu’on ne pouvait pas se maintenir à la pointe de la mode. Clotho en était le parfait exemple.
Elle éparpilla sur son bureau les dossiers restants : « asocial – amis des animaux », « SDF / réfugiés pol. / migrants », «alcooliques / parieurs / récidivistes », « agriculteur ». Cette simple appellation regroupait le plus grand nombre de feuillet de la pile, comme si un seul mot pouvait à lui seul résumer la vie de labeur et de misère qui les attendait, presque tous, de par le monde. Elle le reposa, parmi les autres. Et à nouveau, elle les dérangea, les éparpilla sans ordre apparent, et sans en prendre un seul.
L’un d’eux émergea, et lui mit un peu de baume au cœur : on y voyait « fam. aimante / trav. stable ». Elle passait habituellement vite sur celui-ci, grappillant sur la vie de ces quelques 6 000 ou 7 000 chanceux les larmes tant nécessaires à d’autres.
Aujourd’hui, elle ouvrit le dossier, et commença à lire :
Brynja Alfreðsdóttir – 07/12/2019 - Bakkafjörður
Clémentine Salois – 13/12/2019 - Trois-Rivières
Karel Veselý – 13/12/2019 - Jaromer
Elle poursuivit plusieurs minutes, tentant de prononcer ces noms râpeux, ondulants, insaisissables, imaginant leurs parents, inconscients encore de ce que ce jour particulier d’amour leur réservait pour l’avenir.
Son regard piochait dans la liste un nom, deçà delà, rêvant un peu, se perdant dans ses pensées. Pas plus tard que la veille, elle-même, avec Jérôme…
Il lui fallut quelques secondes pour déchiffrer consciemment ce que ses yeux avaient déjà accroché. Presque en fin de page, mais pas tout à fait, elle lut :
Arno Cressac – 17/01/2020 – Saint-Genis-sous-Bois.
Son nez la piquait. Elle renifla, une fois, deux fois, relisant toujours ces quelques lettres : « Arno ». Déjà familières, comme retrouvées.
Son bras gauche, plié sous son torse, glissa, et sa main se posa légèrement sur son abdomen. Le nom juste au-dessus se brouilla, l’encre de mauvaise qualité se délitant au contact de l’eau salée.
Elle reniflait toujours, serra fort des paupières pour retenir ses larmes – déformation professionnelle – avant de se souvenir, et de se laisser aller.
De joie aussi on pouvait pleurer.
J'avais un peu de retard, mais vu toutes les bonnes choses dites sur ce texte dans le topic du discours, je ne pouvais pas ne pas venir lire. Et je ne regrette pas de l'avoir fait! J'ai vraiment beaucoup aimé, la chute est magnifique de bons sentiments! :)
très bonne idée et très belle écriture, bravo pour ce texte !
La fin est toute douce, on en avait bien besoin après tous ces malheurs, cela fait du bien quand les choses sont écrites dans ce sens là ^^
Maintenant, je viens avec le relevé qui caractérise mes commentaires. J’espère ne pas te froisser avec ça, ni paraître péremptoire.
Coquilles, remarques et pinaillage :
Vivement dimanche. [Je mettrais un point d’exclamation.]
dans ses 2,05m2 de faïence [2,05m2]
Elle devait se retenir de ne pas pleurer. [Elle devait se retenir de pleurer ; ce qui revient à dire qu’elle devait s’efforcer de ne pas pleurer]
« enfts soldats / esclaves sex. / autre » / que pouvait recouvrir ce « autre » [autres (les deux fois)]
monter jusqu’à 40, 50 litres [40,5 litres]
une manière détournée de leur conseiller d’être fort [forts]
Méryl soupira [D’habitude, tu écris « Meryl ».]
L’augmentation de la population allait, et bien, augmentant [eh bien]
44,9 fois 1865 égal 83 738,5 litres [j’écrirais « égalent » ; avec « multiplié par », ce serait « égale » (donc tout au singulier) selon l’Académie française]
Surtout qu’on parlait bien de larme, pas de morve [larmes]
le plus grand nombre de feuillet de la pile [feuillets]
grappillant sur la vie de ces quelques 6 000 ou 7 000 chanceux [quelque ; employé dans le sens de à peu près, environ, il est invariable]
Il me semble également que tu pourrais enlever un certain nombre de virgules superflues, qui donnent au récit un aspect haché. C’est probablement volontaire, mais je trouve que c’est un peu trop.
Et les virgules, et l'aspect trop haché, non ce n'est pas volontaire. Un autre point à travailler!
J'aime assez la comparaison avec les dilemnes qu'on peut avoir à certains postes. La lassitude de Meryl est assez similaire à ce que l'on peut vitre dans ces cas là en effet. Je suis contente que cela ressorte bien!
Le choix du métier est à la fois surprenant et profond. Je n'aime pas cette idée de "destin tracé" (parce que c'est un peu sur ça qu'il est basé, le travail de ta répartiteuse), mais malheureusement, nous ne naissons pas tous avec les mêmes chances, c'est un fait. En cela, ton choix et ton propos sonnent juste.
Mais en plus, en si peu de mots, tu parviens à nous faire sentir toute l'empathie de ton personnage qu'on a envie de soutenir dans son impossible comptabilité.
J'aime beaucoup la fin que tu as choisie : un peu d'espoir ça ne fait pas de mal, ni de se souvenir qu'on a le droit d'être heureux malgré le malheur qu'on côtoie.
Quant à ta plume... elle est fine, variée, vivante, évocatrice, sensible. J'adore ! Je vais très vite aller faire un tour sur ton JdB et aller découvrir tes autres projets !
Un grand bravo pour cette superbe nouvelle, et merci au concours pour m'avoir fait découvrir ta plume !
Mille merci pour ton commentaire, et pour avoir perçu et retranscrit mon propos. Moi non plus je ne suis pas fan de cette idée de destin tout tracé. Je crois très fort au fait que chacun a une chance de pouvoir orienter sa vie. Mais pour certains, la marge de manoeuvre est beaucoup plus restreinte que pour d'autres.
Et le cynisme pour les dépressifs, oui, bon... c'est cynique. Ce qui est marrant c'est que personne n'ai encore fait le rapprochement avec la bureaucratie et les aides sociales, et qui semblent parfois sortir de critères completement aleatoires. Ce n'était pas voulu au départ, mais en me relisant ça m'a sauté aux yeux! Mais je suis peut-être la seule...
Ton déroulé est tout en finesse, on trouve petit à petit les naissances, les litres et les larmes.
Belle nouvelle :)
Je pense que tu aurais peut-être dû répéter le nom de Meryl à un ou deux autres endroits pour y habiuer le lecteur et qu'il fasse ainsi plus facilement le lien entre Arno et elle. J'ai buggé un instant.
Bonne chance pour le concours !
J'avais compris que c'était des larmes à la moitié mais c'est pas grave, ça n'enlève rien à l'histoire.
J'ai bien aimé les références à la mythologie, et les blagues sur la cheville de la Moire XD
Meryl est attachante, je suis contente pour son fils^^
Tu m'as vraiment accroché, j'avais hâte de dérouler le texte pour comprendre à quoi correspondaient ces L
Je n'avais encore jamais lu quelque chose de toi, alors je suis contente que ce concours m'en ait donné l'occasion !
Coquillettes :
"Elle devait se retenir de ne pas pleurer (de pleurer)." Sinon c'est le contraire de ce que tu veux dire ^^
"L’augmentation de la population allait, et bien (hé bien), augmentant"
Wow, j’ai vraiment aimé ce concept !
Je me suis demandé pendant un bon moment ce que ces « litres » pouvaient bien signifier (je me demandais même si c’était vraiment des litres, ou si ce « L » signifiait autre chose…), et je ne m’attendais pas vraiment à ce que ce soient des litres de larmes ! (C’est drôle, ma nouvelle à moi aussi tournait autour des larmes, d’ailleurs ^^)
Et du coup, les larmes de bonheur, ça ne compte pas dans le total de larmes ? Et aussi, c’est son enfant dont elle lit le nom à la toute fin… ? Ça veut dire qu’elle répartit chaque jour les larmes que pourront verser pendant toute leur vie les personnes qui viennent d’être « conçues » ? Et donc qu’elle connaît l’avenir (dans les très grandes lignes) de son enfant, alors… (Ç’aurait pu finir d’une façon très différente si elle l’avait trouvé dans la catégorie « enfants soldats » ou une autre des plus horribles :P)
Non, vraiment, c’était une nouvelle très intéressante, et en plus tu as une très jolie écriture, précise et fluide et vivante ^^
Les larmes de bonheur, si, ça compte, mais à traiter tous les jours des dossiers difficiles elle l'oublie. Et on pleure moins souvent de joie, malheureusement. Et oui, l'idée est qu'elle détermine la quantité de larme qui pourra être versé pendant toute une vie. Et que sans vraiment connaître l'avenir de chaque, dans le détail, elle connaît leur destinée dans les grandes lignes, dès leur conception.
Attention, je ne suis pas du tout partisante de l'idée qu'on a un destin tiut tracé, mais c'est ou c'était à la base de nombreuses sociétés, et en reprenant le mythe des Parques je me coulais dedans de fait.
En tout cas, merci pour ton commentaire, et les compliments qui l'agrémentent!
Je n'aimerais pas faire ce métier, je ruinerais mon quota de larmes en deux secondes, mais j'ai beaucoup aimé en revanche ton idée et la façon dont c'est raconté, on sent que c'est dur aussi pour ton personnage mais qu'elle veut bien faire son travail.
Et cette jolie fin vient contrebalancer le côté sombre du début du texte, alors je dis bravo !
Bravo pour l'idée, je la trouve vraiment chouette! J'aime beaucoup ce lien avec la mythologie (j'adore les réflexions autour des chevilles d'enfer de Clotho 🤣).
Bon courage pour le concours!
Bisous,
Gaelle/Elga