Premier mardi d'Octobre.
S'il était facile de prédire le début d'une journée, il était rare d'en connaître l'issue. Personnellement, je n'avais aucun doute. Ma journée devait se terminer comme je l'avais décidé. Rien ne devait m'en m'empêcher cette fois. J'avais démarré ma semaine comme toutes les autres au CFA(₁). Arrivée lundi matin avec mon père en voiture, j'avais déposé mes sacs pour la semaine et était partie me réfugier dans les toilettes jusqu'au début des cours. Mon plan avait été échafaudé la veille et ce matin-là, je m'y étais appliquée mais je n'avais pas eu le cran. Je réalisais alors que, si j'étais lucide, je ne ferais rien et je n'en aurais pas le courage. J'avais eu la main tremblante, les yeux brouillés de larmes, la respiration trop précipitée. Bref, une réaction corporelle de mon inconscient sans doute.
La solution était alors venue d'elle-même et j'avais attendu le soir pour aller m'acheter une bouteille d'alcool fort à la supérette du coin. Si j'avais craint qu'on me demande une pièce d'identité, j'avais pu compter sur le manque de sérieux du jeune intérimaire présent à la caisse ce soir-là. En rentrant à l'internat après cette virée, je n'avais rien fait du tout. A cause du manque de sommeil sans doute, j'étais tombée de fatigue et m'étais endormie toute habillée.
Mais aujourd'hui, rien ne m'en empêcherait. Le matin, le timing était trop serré, la femme de ménage passait rapidement après le lever des filles du dortoir. Le midi, trop de monde circulait dans l'école. J'avais alors patienté, la tête ailleurs, même en cours de pratique. Je n'avais pas été très attentive tout au long de ces deux heures et je ne sais même pas si mon professeur le remarqua.
Mardi était donc mon jour. J'avais entendu la cloche sonnant la fin de la récréation, mais je ne comptais pas remonter à l'étage. J'étais assise sur le carrelage froid des vestiaires des filles que j'étais la seule à utiliser pour cette journée. Je savais juste que personne ne viendrait me chercher ici.
Mon prof allait sans doute se demander où j'étais passée, mes « camarades » en revanche ne se poseraient même pas la question.
J'avalai une nouvelle lampée de vodka et eu un haut-le-cœur avant de plisser le nez. Mon esprit commençait à perdre sa cohérence. J'étais à la moitié de la bouteille. Avec un soupir, je me mis à sangloter. Je ne me demandais plus pourquoi j'en étais arrivée là, je le savais parfaitement. Dix-sept ans et ma vie était déjà foutue. Les images que je cherchais à refouler, celles de mes pires cauchemars, me revinrent par vagues, comme pour me pousser à accélérer. Le souffle me manqua tandis que les sanglots me secouaient toute entière et que repartait l'unique chanson que j'avais choisi d'écouter, le volume à fond sur les oreilles. Ironiquement, elle représentait parfaitement cet instant. Sia, Breathe me. Mes pensées se dirigèrent aussitôt vers Chloé et je manquais de suffoquer.
Je ne devais pas reculer.
Je bus une nouvelle gorgée, plus longue puis posai maladroitement la bouteille sur le sol. J'attrapai mon sac à dos et plongeai ma main à la recherche de la boîte. Mes mains n'étaient plus très adroites, mais ce n'était dû qu'à l'alcool. Je plaçai quelques pilules dans ma paume et saisi à nouveau la bouteille. J'allais avoir besoin de quelque chose pour les faire descendre dans mon estomac. Mon cœur battait la chamade mais je l'ignorai.
D'un geste lent, je portai la main à ma bouche et plaçai les pilules sur ma langue. Je fermai les yeux, la musique me vrillant les tympans, et j'avalai une longue gorgée de vodka, faisant descendre les médicaments le long de ma trachée et je toussai en grimaçant. Je reposai la bouteille sur le carrelage d'un geste absent et celle-ci tangua avant de tomber, se brisant sous l'impact en répandant son contenu sur le sol, mais cela ne m'affecta pas.
Ma seule pensée était que ça allait être vite fini à présent. Au bout d'un court instant, un léger brouillard m'enveloppa et j'entendis à peine la musique repartir. J'y étais. Je n'ouvris pas les yeux, mais un léger sourire étira mes lèvres et je ne me sentis même pas basculer sur le côté. Je ne sentis pas plus ma tête heurter le sol, ni ma main qui lâchait la boîte de médicaments. Les limbes m'enveloppaient et un sentiment d'excitation et de soulagement me submergea. Je n'allais plus avoir mal.
*****
Soudain, à travers le néant qui m'avait assaillie, j'entendis vaguement mon prénom. De loin et appelé plusieurs fois puis, murmuré, plus près de moi. Des mains me manipulaient. Je voulus protester mais mon corps ne répondait plus à mes commandes. Des bruits de pas précipités s'éloignèrent et revinrent très peu de temps après. On me parlait. Je reconnus le timbre de la voix de mon professeur et mon cœur eut un raté. Il battait pourtant faiblement, je l'entendais plus que je ne le sentais. Mes écouteurs avaient dû tomber.
J'aurais préféré qu'on me laisse ici, qu'il me laisse ici. Mon corps fut traîné sur le sol des vestiaires, je me retrouvai dans une position très inconfortable. Mon prof me redressa et m'ouvrit la bouche avant d'y faire couler un liquide chaud et très amer. Aussitôt, mon estomac se révulsa et je vomis immédiatement. Mes yeux s'ouvrirent sous la surprise et, tandis que ses mains puissantes me faisaient de nouveau couler le liquide dans la bouche, je croisai le regard de M. Baillet. Il me toisait avec une sorte de colère et de détermination.
Je vomis à nouveau et il attrapa mes cheveux pour les dégager de mon visage. Je haletai, le brouillard s'éloignait mais je n'étais toujours pas capable de maîtriser mon corps. Il m'avait transporté dans l'une des cabines de toilettes des vestiaires, la tête penchée au-dessus de la cuvette. Ce qu'il me faisait boire, c'était du café. Mais du café avec autre chose. Du sel ? Effectivement, c'était plausible et radical pour faire vomir.
Depuis combien de temps avais-je avalé mes cachets, combien de temps avait-il fallu pour qu'il me trouve ? Je n'étais pas assez lucide pour réfléchir et tandis que l'alcool et les cachets remontaient le long de ma gorge, je me dis que finalement, j'aurais malheureusement le temps d'y penser...
Quand il sembla enfin satisfait et que le contenu de mon estomac devait être entièrement dans la cuvette, Baillet me redressa et m'aida à m'asseoir de nouveau sur le sol. Avec douceur, il dégagea les cheveux collés de sueur de mon visage. Il ne me vit pas frissonner face à cette soudaine proximité et se leva avant de reprendre son gobelet pour le remplir, d'eau cette fois.
— Bois, m'ordonna-t-il en me l'approchant de la bouche.
J'aurais obéi si mes bras n'avaient pas été en coton. Il sembla le remarquer car il me le fit boire, par petites gorgées avant de s'agenouiller face à moi. Son regard bleu électrique était terrifié, en colère et doux à la fois. Je me rendis compte, avec un pincement au cœur, que j'avais espéré ce genre de moment presque intime. Il ne dit rien pendant un temps, se contentant de m'inspecter et je n'osais pas imaginer ce qu'il devait voir : une pauvre gamine meurtrie, saoule et blafarde. Je voulais juste mourir, pourquoi m'avait-il sauvée ? Je me remis alors à pleurer. Ses mains chaudes m'attrapèrent le visage et me forcèrent à le regarder.
— Qu'est-ce... Qu'est-ce qui t'a pris ?!
Je ne répondis pas, me contentant de baisser les yeux, le cœur douloureux. J'étais dans ce CFA depuis plus d'un an et je ne passais qu'une semaine par mois ici, le reste du temps en entreprise, mais ça avait suffi à faire naître des sentiments pour lui que je ne parvenais plus à contenir. Six mois, c'est le temps qu'il m'a fallu pour succomber au charme de Luc Baillet. Six cessions de cinq jours pendant lesquelles j'avais fini par fondre pour son sourire étincelant, ses cheveux châtains clairs, ses beaux yeux bleus...
Il n'était pas pour moi, bien sûr, il était mon professeur et surtout bien trop vieux, mais je n'arrivais pas à faire taire mes espoirs, mes envies, mes sentiments. Le fait que lui soit ici, qu'il prenne soin de moi, qu'il m'ait évité la mort, quelle sorte de gigantesque ironie était-ce là ? Mes sanglots redoublèrent d'intensité et il m'attrapa, me prenant dans ses bras. Il chuchota des paroles apaisantes en me frottant le dos. Je me laissais aller, j'étais bien trop faible pour lutter.
— Eva...
Dans cette école, il n'y avait que lui et Chloé pour m'appeler comme ça. Chloé ne me parlait plus et les autres m'appelaient par mon prénom complet : Evangeline. Je mis quelques minutes avant que mes larmes ne se tarissent, mais je me calmais finalement et il m'écarta de lui avant de me toiser de nouveau de son regard inquiet.
- Bon sang ! Regarde-toi ! Je vais appeler une ambulance.
Il amorça un mouvement pour se lever, mais ma main l'attrapa par la manche. Je n'avais pas suffisamment de force pour le retenir, mais il stoppa en voyant mon geste.
— Non ! S'il vous plaît, non, pas ça !
– Je ne vais certainement pas te laisser dans cet état ! Tu as recraché seulement une douzaine de ces pilules, je ne sais pas combien tu en as avalé, il te faut un lavage d'estomac !
— Non...
Regard assassin, je baissai les yeux, mortifiée.
— J... Je crois avoir tout vomi...
Il sembla hésiter sur ce qu'il convenait de faire et le silence qui suivit ses réflexions me donna le loisir de m'interroger sur ma situation. Mon crâne semblait emplit de coton, mes yeux étaient lourds et fatigués, ma bouche pâteuse, mon sang circulaient un peu mieux dans mes veines et je sentais la chaleur du corps de mon professeur me réchauffer légèrement.
Je levai la tête, croisai son regard alors qu'il s'agenouillait de nouveau face à moi. Il ne cilla pas et ses prunelles me donnèrent l'impression de me transpercer.
— Pas question que tu ailles au labo dans cet état et pas question non plus que je te perde des yeux à nouveau.
Je hochai la tête. A quoi ? Je ne savais pas trop, tout ce que je compris, c'était qu'il avait renoncé à appeler les urgences. Il me tendit la main, que j'attrapai maladroitement et il m'aida à me lever.
— Tu vas venir avec moi.
Je me levai gauchement, manquant de tomber et il me rattrapa d'un geste fluide. Il m'attira à lui avec un soupir et passa un bras autour de ma taille tandis que sa main libre attrapa la mienne.
Nous avançâmes dans le couloir de cette façon, lui me pressant contre son corps, moi titubant comme une alcoolique. J'essayais d'étouffer ma culpabilité pendant que nous montions l'étage jusqu'aux laboratoires, je ne voulais pas avoir à penser à ce que j'avais failli faire. Je n'avais pas encore bien saisi ce qu'il s'était vraiment passé et je n'allais sans doute pas tarder à me faire envahir par une bouffée de remords et de désespoir.
J'étais encore en vie, j'allais donc souffrir.
Pour l'instant, mon cerveau n'était pas en état de fonctionner de cette façon. Mais ça allait venir. Pour le moment, je ne faisais que planer. De façon désagréable cependant, le fait d'avoir vomi me laissait un arrière-goût franchement dégoûtant. Je regrettai soudain de ne plus avoir d'eau sous la main pour soulager ma bouche.
Mon prof me fit franchir les portes du deuxième laboratoire de pâtisserie, annexé au sien.
Les deux endroits étaient semblables en tout point, hormis qu'ils étaient installés en miroir. La pièce était carrée et mesurait près de six mètres sur trois. Huit plans de travail en granit étaient disposés en U autour d'un dernier, derrière lequel se trouvait également un bureau, celui de nos professeurs-formateurs.
Le mur latéral gauche était à moitié dissimulé par une tour de cuisson avec deux fours, une échelle emplie de plaques de cuisson, des placards contenant tous les ingrédients dont on avait besoin pour les cessions, ainsi qu'un réfrigérateur bas à six portes sur lequel étaient disposés des robots de pâtisserie. Face à l'entrée, sous les hautes fenêtres aux stores fermés, étaient disposées les plaques de gaz, ainsi que la plonge et encore des rangements où étaient stockés des couteaux, fouets, poches et leurs douilles. Seul le mur de droite était libre, occupé seulement au dernier quart de la hauteur par des vitres opaques où ne filtrait que la lumière.
Les voix de mes camarades retentissaient au travers de ces vitres. Baillet m'assit dans le coin gauche, le plus éloigné du laboratoire, derrière les plans de travail et quitta la pièce quelques instants avant de revenir avec de grands rectangles de tissu blanc. Il en étala sur le sol et me força à m'allonger dessus. Je ne protestai pas, me demandant vaguement ce qu'il avait en tête avant que mes yeux ne se ferment et que je sombre dans l'inconscience, sentant à peine qu'il disposait un autre drap sur moi.
Je l'entendis s'éloigner et accéder à l'autre laboratoire d'où venaient les voix de mes camarades.
— Vous l'avez trouvée, chef ?
Antoine. S'était-il inquiété pour moi ?
— Oui, occupez-vous de vos brioches.
Les brioches. Pas de problèmes avec la brioche pour moi, cela faisait quatre mois que Laurent me la faisait faire. J'interrompis tout de suite le flot de pensées liées à ce prénom infernal et fermai un peu plus les yeux. Je voulais sombrer, je ne voulais plus penser. Des larmes coulaient lentement le long de ma joue et je finis par m'enfoncer dans le sommeil.
Je délirais beaucoup. Le mélange alcool et anxiolytiques avait un effet spécial en fin de compte. Je voyais des images colorées, délirantes. Dans ma torpeur, je sentis plus que je n'entendis mon professeur revenir fréquemment dans la pièce. Sa main passait devant mon nez, ma bouche. Je me demandais vaguement s'il contrôlait que j'étais encore en vie. La confirmation me vint quand il chercha mon pouls sur mon poignet qui dépassait des draps.
J'étais roulée en boule, pressant les draps contre moi. Le sol dur ne me dérangeait pas, j'étais trop shootée pour être dérangée par quoi que ce soit. Les périodes de lucidité succédèrent peu à peu à mes moments de délire. Je repensai à mon père, à ma petite sœur. Je repensai à ma mère qui, malgré tout, aurait été malheureuse. Comme après mes autres tentatives, je m'en voulus d'avoir essayé avec autant d'acharnement et tant de préméditation de me tuer. Le néant succéda à ce moment de lucidité de nouveau et je crois bien m'être mise à rêver. A cauchemarder serait plus exact.
J'étais debout dans une pièce obscure dont je ne distinguais pas les contours. La peur me tétanisait et le froid me mordait la peau. Je me rendis compte que j'étais presque nue... et pas seule. Je poussai un cri lorsque je reconnu les traits de Laurent dans l'ombre. Je reculai dans la salle obscure qui se transforma lentement. A présent, la pièce de mes pires cauchemars s'était matérialisée. La chambre froide du boulot. Je me mis alors à trembler des pieds à la tête et je poussai un gémissement apeuré. Puis, une présence apparue et M. Baillet se tint à côté de moi. Il avait un air doux, ses yeux bleus me fixant d'un regard confiant. Il me sourit mais commença à s'éloigner. Je tendis la main vers les ténèbres qui l'engloutissaient petit à petit et je l'appelai pour le retenir.
— Baillet, non ! Me laissez pas seule avec lui !
Je ne savais pas précisément si c'était toujours dans mon rêve ou si ce qui se passait était bien réel, mais je sentis sa main passer sur mon visage tandis qu'il murmurait :
— Ne t'en fais pas, je n'irai nulle part.
Rassurée, mon rêve s'éloigna et je sombrai de nouveau. Un autre moment de lucidité me fit encore penser à Laurent et je me remis à pleurer. J'inhalai profondément et une odeur familière m'emplis les narines. Une odeur familière que j'aimais. Aussitôt, je m'apaisai et m'enfonçai dans le sommeil, profond cette fois.
Je me réveillai peu de temps après, fatiguée, encore particulièrement peu réceptive à mon corps et à ce qu'il se passait autour de moi. Je ne réalisai qu'une chose, M. Baillet était là et il me secouait doucement.
— Eh, il est presque 19H, il faudrait que tu ailles manger.
Je ne répondis pas et tournai la tête afin de fuir son regard. Je me rendis compte avec un temps de retard que mon oreiller de fortune n'était autre que son manteau. Je compris alors l'origine de l'odeur qui m'avait apaisée. Je retins un gémissement plaintif. Je ne voulais pas partir d'ici, je ne voulais pas affronter le regard des autres et je ne savais pas si j'étais en mesure de marcher correctement. M. Baillet sembla avoir la même pensée car il se redressa soudain et soupira.
— Bon. Tu peux rester tranquille un instant ? Je vais chercher un plateau.
Sans même attendre ma réponse, il quitta la salle.
J'en profitai pour étirer mes jambes endolories et inhaler une bouffée de son odeur. Quand avait-il mis son manteau sous ma tête ? Je ne me souvenais pas de grand-chose à vrai dire, si ce n'étaient ces périodes bizarres pendant lesquelles j'avais été lucide et celles où je cauchemardais. Ce n'était qu'une punition légitime, j'étais prête à l'encaisser.
Je me remis en boule sous les draps, refusant de bouger ou de me redresser. Il faisait nuit au dehors, la seule lumière qui entrait dans le laboratoire silencieux était celle du réverbère du parking des professeurs, derrière les bâtiments. Quand Baillet avait-il ouvert les stores ? Mes yeux vagabondèrent sur les pieds des plans de travail quand j'aperçus mon sac, posé près de la porte. Il était trop loin de moi pour que je l'attrape et je n'allais certainement pas me lever. J'étais si fatiguée...
*****
Baillet me réveilla cette fois avec plus de douceur. Son pouce caressait mon visage, s'arrêtant sur mes larmes qu'il essuyait délicatement. Nos regards se croisèrent de nouveau et il eut un sourire crispé tout en récupérant sa main. Le passage de ses doigts sur ma peau eut un effet étrange, même si, étonnement, je ne tressaillis pas.
— Dîner, lâcha-t-il en désignant un plateau comportant deux assiettes remplies de pilons de poulet et de frites.
— Je n'ai pas faim.
Ma voix sonna affreusement trop faible et j'enfouis mon visage dans le manteau en jetant le drap au-dessus de moi. Ignorant mon envie qu'il me fiche la paix, il retira le drap et me toisa de son regard de nouveau sévère.
— Eva, mange, ce n'est pas une proposition.
— Un ordre ? marmottai-je, la gorge serrée.
— Devine.
Son ton, autoritaire, noua mon estomac. Les larmes me brûlèrent les yeux et je n'arrivais pas à trouver la voix pour protester. Je m'assis lentement et attrapai maladroitement l'assiette que M. Baillet me tendait et, après une dernière hésitation, je me mis à mâchonner un bout de poulet froid que je pris avec les doigts.
Je picorai, sans appétit. Le silence qui s'installa pendant que l'on mangeait me mis mal à l'aise. Je savais parfaitement que, bien trop tôt à mon goût, il finirait par me bombarder de questions. Il ne disait rien parce qu'il devait être en pleine réflexion. Je n'osais m'interroger sur ce qu'il allait me demander en premier, aussi, je fus complètement désarçonnée par sa première question.
— Tu as bien dormi ?
Le dévisageant, je ne répondis pas tout de suite. Essayait-il de trouver un moyen de lancer la conversation sans avoir l'air de me réprimander ? J'acquiesçai alors avec une certaine gêne.
— Oui.
Ma voix était à peine plus élevée qu'un murmure, et je m’éclaircis la gorge.
— Tant mieux... Mais je suppose qu'avec tout ce que tu avais avalé, il ne pouvait en être autrement. Qu'est-ce que c'était, au fait ?
À croire qu'il me demandait le temps qu'il faisait. Cette nonchalance, ce détachement étudié me donna la chair de poule. J'aurai préféré qu'il me hurle dessus, qu'il me dise que je lui avais peur, qu'il me fasse comprendre que mon sort lui importait.
— Des... des anxiolytiques, répondis-je, des trémolos dans la voix.
— Je vois, dit-il d'un ton badin.
C'était une façade, lui qui était si lumineux d'ordinaire, il affichait un visage sombre, ses yeux clairs semblaient habités d'une angoisse mêlée d'une colère sourde. Je baissai les miens, incapable de soutenir son regard et les larmes menaçaient de nouveau de déborder. Je reniflai et lâchai le bout de viande qui tomba mollement dans mon assiette tandis que mon souffle s'accéléra.
— J'aurais pu appeler une ambulance. Non. J'aurais dû appeler une ambulance.
— Non !
Je levai soudain les yeux, afin de juger sa détermination à garder ce secret. Il n'y avait rien dans les siens indiquant ce qu'il comptait faire, ou dire. Il se contentait juste de me vriller de ses prunelles bleues. Je baissai aussitôt la tête, intimidée. Quand il reprit, sa voix était plus douce, plus caressante.
— Eva ?
Il s'interrompit et poussa un profond soupir avant de me lever le menton de sa main. Nos regards s'accrochèrent et mon estomac se contracta douloureusement.
— Me fais-tu confiance ?
Je ne vis pas le piège et répondis sans hésitation :
— Bien sûr que oui...
— Alors, pourquoi ne m'as-tu rien dit ? Pourquoi ne rien dire aujourd'hui encore ? Pourquoi... Pourquoi a-t-il fallut que je te découvre dans ces vestiaires pour me rendre compte à quel point tu ne vas pas bien ? Qu'est-ce que tu attendais pour venir me voir ?
Une fois n'est pas coutume, je gardai le silence. Je n'étais pas préparée à discuter de cela avec qui que ce soit. De mes motivations, de mes raisons, de mes excuses... De ma lâcheté. J'avais beau avoir toutes les raisons du monde d'en finir, mais, après coup, je ne trouvais pas la force de les formuler. Tout à fait consciente qu'il serait compréhensif, je ne lui dis pourtant rien avant qu'il ne reprenne, ses yeux toujours plantés dans les miens :
— Je t'ai observé ces derniers temps, sais-tu ?
Je fis « non » de la tête en reniflant, mon cœur ne put s'empêcher de s'affoler tant j'étais flattée que mon prof me regarde.
— J'ai assez vu de tes changements pour me rendre compte que quelque chose ne va pas depuis plus d'un mois. Je me trompe ?
Mon estomac se révulsa et je me rendis compte que même sans mes aveux, il en avait un peu trop deviné pour que je nie. Terrifiée, incapable de bouger le moindre muscle, je ne répondis même pas mais je baissai la tête, je ne voulais pas qu'il lise dans mon regard les informations qui pouvaient lui manquer. Il n'avait cependant pas eu besoin de plus pour comprendre qu'il visait juste.
— La dernière fois que tu es venue ici, il y a trois semaines, c'était flagrant. Tu avais tant changé.
Son ton me fit lever les yeux et il ne semblait plus réellement s'adresser à moi. Il continua.
— Ton teint d'abord, ajouta-t-il en caressant mon visage du bout des doigts. Tu es devenue moins colorée, plus pâle. Des cernes autours des yeux. Auparavant si joviale et drôle, tu es devenue discrète et effacée. Des vêtements dans l'air du temps, tu es passé à des habits plus larges, quelconques, sans formes ni couleurs. Tu as aussi perdu du poids. Et tu ne me souris plus.
Le dernier point semblait le peiner plus que je l'en aurai cru possible et une boule se forma dans ma gorge, m'empêchant de m'exprimer correctement. Je ne pus que bafouiller quelques paroles incompréhensibles avant de déglutir et de reprendre, penaude :
— Désolée, murmurai-je.
— Sais-tu de quoi tu devrais être désolée ? De ne pas avoir cru que je pouvais t'aider, de ne pas avoir cherché à demander de l'aide. As-tu essayé ? En as-tu parlé à quelqu'un ?
— Non...
Il n'avait pas eu besoin de ma réponse pour le savoir cependant et son regard devint de nouveau plus dur que ce à quoi j'avais eu l'habitude. Je regrettais de ne pas pouvoir être forte, de ne pas être capable de supporter tout ça, mais j'étais faible. Je n'avais pas le courage de surmonter ma douleur. Qu'avais-je donc fait pour mériter un tel traitement ? Je n'avais jamais rien fait de mal, je ne m'étais jamais rendue coupable de quoi que ce soit... Alors pourquoi ?
Les larmes que j'avais retenu finirent par jaillir et je me retrouvai à trembler, à sangloter assez fort pour que j'eusse le souffle coupé. Sans que je ne m'y attende, il m'attira à lui et me serra contre son torse. Momentanément surprise par ma capacité à le laisser me toucher, je me laissai complètement submerger, allant jusqu'à agripper son pull avec force. Tellement fort d'ailleurs que je ne sentais plus mes doigts. Il ne dit rien, me frottant le dos avec patience, me serrant plus fort quand il sentait mes doigts se crisper un peu plus.
Après un long moment, je finis par me calmer, relâchant mon emprise. J'étais si épuisée moralement que je ne cherchais pas à m'éloigner de lui. Il me faisait du bien, malgré mes attentes avec lui qui ne seraient jamais comblées, son soutien physique m'empêchait momentanément de sombrer.
— Eva, je t'en prie...
Il brisa notre étreinte et son regard se fit caresse tant il était empli de douceur.
— Parle-moi.
Sa supplique me toucha, profondément, durement, mais je secouai la tête tandis que la vague familière de panique remontait le long de ma colonne vertébrale, me faisant frisonner.
— Je...
Je secouai la tête, ravalant mes larmes et je repris, le plus fermement possible.
— Non. Jamais.
— Pourquoi ?
— Parce... Parce-que... Je ne peux pas !
Mon ton alarmé devrait le convaincre. Je ne pouvais rien dire, je ne devais parler de ça à personne. J'avais une excellente raison pour ça, même si je ne pouvais même pas parler de celle-ci, ou je me trahirai.
— Pourquoi ? répéta-t-il, plus doux mais en même temps, plus pressant.
Les mots m'échappèrent alors.
— Il ferait du mal à ma petite sœur !
(₁)CFA : Centre de Formation des Apprentis.