Une méduse immense flotte dans le salon. Elle se cogne contre la baie vitrée au rythme de mon cœur. Je devrais être seule ici pourtant. Je reste près de la porte, songeuse, n’osant pas entrer. J’ai peur de me faire piquer. Ses tentacules longs et vaporeux envahissent la pièce. Elle est translucide mais parée de lueurs roses, et son ombrelle est décorée d’une multitude d’étoiles. C’est un joli halo. C’est inhabituel aussi. La méduse s’accorde à merveille avec le crépuscule, qu’elle cherche peut-être à rejoindre en heurtant la porte-fenêtre. Elle me fait penser aux méduses constellées, une espèce sur laquelle j’avais fait un exposé collège. En un peu plus grand seulement. Un chemin s’ouvre entre ses tentacules, et je peux aller m’asseoir dans le fauteuil. Je ramène contre ma poitrine mes genoux rougis (j’ai fait une crise d’angoisse tout à l’heure, et je suis restée longtemps à terre à quatre pattes à chercher mon souffle). J’approche mes doigts des tentacules, pour observer la lumière qu’ils déposent sur mes mains très osseuses. Ma peau se teinte de couleurs nouvelles. La méduse semble prendre garde, dans son mouvement répétitif, à ne pas me toucher. Je l’observe, avec toujours cette stupeur douce. C’est plus agréable que tout ce que j’ai pu ressentir ces dernières années (ces treize derniers mois surtout). Je me tourne vers la fenêtre. Je souris en songeant :
« Laisse-toi un peu de temps Estelle. Profite, regarde le ciel. Tu as le droit de poser les yeux sur de jolies choses. Profite, jusqu’à ce que le soleil soit couché. Après tu pourras aller dormir. Tu adores dormir n’est-ce pas, ça ne te fait pas peur, ça ne te terrifie pas, et ça n’est pas un prétexte pour ne pas aller dormir de rester ici à ne rien faire à observer cette méduse se cogner contre la baie vitrée ? »
Je me mens un peu (mais toujours moins que d’habitude).
Dans ma chambre, je me déshabille. La baie vitrée, ouverte, donne sur un balcon étroit. La brise m’effleure. Les immeubles écarquillent toutes leurs fenêtres dehors. La plupart brillent encore – pas la mienne. Je préfère enfiler ma chemise de nuit blanche dans le noir. Il y a des soirs où je ne peux pas être en sous-vêtements dans ma chambre si les volets ne sont pas fermés et la porte verrouillée, et d’autres où je voudrais me jeter nue du balcon.
La méduse entre dans ma chambre. Elle se projette contre la vitre. Elle recommence, imperturbable, à se cogner. Ça me berce. Peut-être vais-je pouvoir dormir. Dans mon lit je tente de clore mes paupières. L’image qui me vient chaque jour et chaque nuit depuis un an apparaît, alors aussitôt je rouvre les yeux.
La méduse se tient devant moi. Elle a cessé de bouger. Elle surplombe mes jambes. S’il n’y avait pas le drap pour les recouvrir, nous nous toucherions. Je reste allongée. Tranquillisée par ses éclats je cherche à nouveau à sombrer dans le sommeil. Un silence s’installe, bruissant de mes respirations et de la rumeur lointaine des voitures. Il y a quelque chose d’étrange dans ce face à face, comme si nous enracinions nos regards l’un à l’autre, alors qu’elle n’a pas d’yeux et que les miens sont clos. Pourtant nous nous dévisageons. Je crois qu’elle voit l’image, elle aussi, mais qu’elle n’a pas peur comme j’ai peur. Elle reste immobile alors qu’à dix-huit ans j’ai dû courir me réfugier dans la chambre de ma mère. Ça m’étonne. Je ne sais pas comment elle fait. Moi je la connais pas cœur et je suis encore terrorisée.
C’est une image simple. Juste mon oncle face à moi dans la salle de bain de chez les parents de ma mère. J’ouvre les yeux pour voir autre chose. Je dépense tellement d’énergie pour l’éviter, je m’efforce de la repousser le plus loin possible à l’arrière de ma tête. Ça me donne des migraines terribles. Chaque soir j’y songe longtemps. Je suis parcourue de douleurs pénibles (à des endroits que je ne peux nommer) et plongée dans une profonde panique. C’est éprouvant. Ça me donne envie de mourir alors que ça fait deux ans que je n’ai pas essayé de me tuer. Je pensais que ce genre de choses n’arrivait qu’aux autres (et en même temps ça ne m’étonne pas vraiment) mais c’est arrivé. J’ai peur d’abandonner à cause de ça. Il ne faut pas. Il ne faut pas que je replonge. J’ai sans doute tout inventé, et je me suis influencée, et tout m’a influencée. Si c’était un souvenir ce serait différent. J’ai du mal pourtant, à m’en convaincre tout à fait. Le doute subsiste. Le doute me ronge. Le doute me dévore. Il ne cessera de me hanter que lorsque je saurai - si un jour je sais. Si je ne suis pas encore folle, bientôt je le serai.
J’aurais bien aimé étudier au bord de la mer. J’ai choisi une école loin de la côte pourtant. C’est une petite faculté de sciences, sans prétention, mais qui me permettra certainement d’enseigner la biologie dans un lycée perdu au milieu de la France. Je n’ai pas plus d’ambition que cela pour l’instant. J’essaie juste de ne pas mourir d’angoisse en prenant le métro pour me rendre en cours. C’est suffisant. Parfois quand je marche en ville je lève la tête à m’en briser le cou. Alors je ne vois plus que le haut des immeubles, à peine, dans la périphérie de mon champ de vision. Je ne vois que le ciel. Je peux croire que je suis à la plage, et que tout le béton s’est dissout en sable autour de moi. J’imagine l’odeur du sel et le bruit des vagues. Quand je suis partie de chez moi ce matin, j’ai laissé la méduse dans l’entrée. Je ne comprends pas la raison de sa présence. Ça devrait peut-être m’inquiéter. J’ignore si elle est réelle, mais il y a d’autres choses dont je dois déterminer de la véracité avant de songer à elle.
Les portes du métro s’ouvrent et je me faufile entre deux poussettes. Je grimpe les escaliers pour parvenir à la surface. J’aime bien découvrir le ciel peu à peu. J’aperçois des nuages ou un éclat bleu entre les épaules des étudiants devant moi. Quand j’arrive à l’air libre j’inspire toujours profondément. Je me sens mieux, quelques secondes, en haut des marches carrelées. C’est la mer à nouveau, un instant.
Je m’installe le plus à l’écart possible des autres dans l’amphithéâtre. Je me tasse contre le mur avec toutes mes affaires, au premier rang. Je sais que personne ne viendra me rejoindre. En cours je suis toute seule. Ce n’est pas un problème. J’écoute mieux comme ça, je ne suis pas distraite. Je suis un peu invisible. Je ne crois pas qu’on me remarque, ou alors je suis juste la fille aux cheveux ras qui porte des bijoux trop gros pour elle. En début d’année quelqu’un m’a adressé la parole et j’ai répondu en bégayant trop, il n’a plus jamais réessayé. Moi non plus. En cours je suis toute seule.
Dans les laboratoires je pense à la méduse. Je me demande si elle traîne encore dans l’appartement, si elle cherche à sortir. Peut-être qu’elle n’existe plus quand je suis dehors. Peut-être que c’est moi qui l’ai inventée (j’invente beaucoup de choses).
Le trajet pour rentrer n’est pas long mais c’est l’heure de pointe. Les gens s’entassent dans le wagon et m’écrasent contre la vitre, à l’opposé de la porte. À mon arrêt, je m’excuse mille fois pour qu’ils s’écartent. Je prends les escalators parce que j’ai trop mal aux jambes. Mes crises d’angoisse engendrent souvent des douleurs incompréhensibles. Il faut que je tienne encore, encore un peu, sans tomber. Je devrais m’encourager, me dire :
« Je peux le faire. Je suis Estelle, je suis forte et courageuse et j’ai deux jambes qui fonctionnent correctement. Je peux rentrer chez moi. Je peux marcher jusqu’à mon immeuble, et prendre l’ascenseur, et m’asseoir dans le fauteuil regarder la méduse. Je peux le faire. »
Au lieu de ça je me méprise un peu. C’est que la douleur est très forte, je m’en veux de ressentir tout ça. Parfois j’ai l’impression qu’on me dépèce. Parfois, et malgré mon crâne rasé, j’ai l’impression qu’on tire sur mes cheveux longs pour m’écorcher. Parfois, et malgré tous mes efforts, et malgré toute ma répulsion, j’ai l’impression qu’on enfonce ses mains dans le bas de mon dos. Parfois j’ai l’impression qu’on me viole. Dans ces moments je crève de douleur comme une chienne.
Dans la salle de bain, la méduse m’observe. Je me suis allongée sur le carrelage pour rafraîchir mon corps en flamme. Je murmure :
– J’ai mal.
Comme si elle m’avait comprise elle s’approche. Je me recroqueville sur moi-même.
– Ne me touche pas.
J’ignore comment elle peut tenir toute entière dans cette salle de bain, et ne pas m’effleurer. Elle fait très attention sûrement.
– Ne me touche pas, répété-je.
Je lui parle alors qu’elle n’existe pas (je suis incapable de marcher alors que j’ai vingt ans).
Je me réfugie sur le balcon pour oublier que je suis une horrible menteuse. Je ne porte qu’un ensemble de lingerie ivoire, à peine assez étroit pour mon corps effeuillé. Le vent s’enroule autour de mes bras comme un châle puis s’envole aussitôt. J’aime admirer le paysage. Il y a une jolie vue du neuvième étage. Un immeuble se trouve à ma gauche, trop près pour que je puisse en voir le sommet depuis mon balcon, trop loin pour me cacher tout le paysage. Je passe souvent des heures à regarder ses fenêtres dénuées de rideaux ou de volets, qui découpent de petits films dans le ciel. Je les regarde s’éteindre une à une. J’admire aussi les rues qui s’étalent des dizaines de mètres plus bas et plus loin, et ce bout de voie ferrée entre deux bâtiments. Un train passe silencieusement, avec ses fenêtres oranges qui ajoutent à l’éclat de la ville. Comme il fait noir les lumières sont splendides, toutes très artificielles, très abruptes et très drues. Elles créent des constellations surprenantes. Ce sont les seules étoiles qu’on peut contempler ici. J’aime bien ce genre de galaxies. Cependant, si les enseignes de magasins, les noms des cinémas et les lampadaires jaunes sont sublimes, il y a quelque chose qui les surpassent tous.
La plus belle lumière émanera toujours de la chambre rose. C’est comme une comète qui ne cesse jamais de briller. Depuis le balcon, j’aperçois cette fenêtre qui se détache sur un immeuble entier. Toutes les autres sont noires, celle-ci est allumée, celle-ci est rose. Je ne suis jamais restée éveillée assez longtemps pour la voir s’éteindre. La chambre rose, malgré mes nuits blanches, demeure rose tout au long de la nuit. Aurorale elle scintille jusqu’au matin. Je suis curieuse de savoir qui habite là-bas. J’ai souvent rêvé de me rendre au pied de l’immeuble et de sonner à l’interphone. Je n’en ai pas encore eu le courage. J’ai d’autres choses à penser. Je jette un dernier regard à la chambre rose, et retourne à l’intérieur.
Je suis rentrée directement dans ton histoire. Déjà, parce que son sujet est à mon sens très important - et ensuite, parce que tu te sers d'une forme de fantastique bien particulière pour faire s'exprimer ton personnage. Les bases sont posées dès la première phrase, et on comprend tout de suite ce que traverse Estelle.
Ta plume est très belle, toute douce. On sent que tu vas nous faire traverser des passages pas cool (euphémisme), mais en nous accompagnant en toute bienveillance : que le but n'est pas de choquer pour choquer, mais de parler de violences réelles en utilisant des images parlantes.
Bref. Je reviendrai rapidement lire la suite !
Et du coup oui, au cas où je précise mais les deux premiers chapitres sont les plus crus. Après il y a certains chapitres où il se passe des choses pires mais ça reste plus édulcoré ! Et comme toujours je préviendrai du mieux possible.
J’ai d’abord été étonnée que l’héroïne ne s’inquiète pas de voir une méduse dans son salon. Mais on apprend peu à peu qu’entre son imaginaire et la réalité il n’y a pas un grand écart … J’avoue que je trouvais ton récit un peu étrange au début, mais peu à peu on comprend, tout prend forme. J’aime bien l’héroïne, elle paraît réaliste, notamment par ses combats intérieurs, et par son goût des lumières artificielles de la ville la nuit.
J’adore la phrase : « Je lui parle alors qu’elle n’existe pas ( je suis incapable de marcher alors que j’ai vingt ans). »
J’ai vu un tout petit défaut de syntaxe sur ces deux phrases : « (…) dont je dois déterminer de la véracité. » Je dirais plutôt, « (…) dont je dois déterminer la véracité. »
« (…) avec ses fenêtres oranges qui ajoutent à l’éclat de la ville. » je dirais plutôt, « de l’éclat à la ville. » ou peut-être n’as-tu oublié que le « s’ ».
Pour moi du reste, ta syntaxe est parfaite.
Merci pour ce chapitre !
Donc je m'arrête là pour ce soir, mais j'y reviendrais (plutôt le jour et dans un état d'esprit préparé lol)
Merci beaucoup pour ce chapitre très bien écrit, tu as un style fluide, poétique qui fait que les sujets, aussi violents soient-ils, que tu abordes passent très bien à la lecture. Cela ne nous empêche pas moins de ressentir parfaitement la douleur et la culpabilité de ce personnage aussi vulnérable qu'il est courageux, si bien décrit en peu de mots.
Je suis bien intriguée par cette chambre rose et j'espère qu'un jour elle osera y sonner!
Tes descriptions de la ville le soir m'ont fait lire ce chapitre avec l'envie de mettre une musique du type BO de Blade Runner haha
A bientôt ;))
Merci à toi d’avoir lu, je suis trop contente que le perso et le style te plaisent ! Et que ça te fasse penser à Blade Runner, je suis honorée eheh
À bientôt !! :)
" Le vent s'enroule autour de mes bras comme un châle puis s'envole" ... j'aime beaucoup ton style.
Je vais vite lire le chapitre 2 !