Assurément, cette herbe était bonne. Kéti adorait son goût végétal qui lui caressait le palais et tapissait délicieusement l’intérieur du nez. Sa bouche gercée par le froid recracha l’épaisse fumée bleue et très vite, un sourire bien heureux dévoila ses dents grisées par la fleur d’alcine. Blottie contre un pin solide, Kéti s’enfonçait dans du coton, bercée par le chant matinal des oiseaux. Au-devant d’elle, la falaise tombait à pic sur un bras de mer paisible où se reflétaient les premiers rayons du matin. Plus bas sur la côte, courrait le haut Mur Chevalier, une muraille protectrice érigée pour garder les frontières du Royaume d’Absodie. Dressé face aux vagues, il formait un solide rempart contre le pays de Daï’a, contrée sauvage et mystique émergeant à l’horizon, au travers des brumes. Le point de vue était idéal pour apprécier la splendeur des Monts Onyriques qui perçaient le brouillard. Kéti aurait pu rester des heures à contempler les montagnes bleues de Daï’a, ces géantes infranchissables qui terrifiaient tant les siens.
Les pensées de la jeune femme devenaient vaporeuses. A présent, elles glissaient telles des vagues sur le sable, bercées par les roulis de la somnolence. Kéti ferma les yeux. Dans cet état, elle ne faisait plus que les apercevoir. Et c’était là tout ce qu’elle voulait. Si sa bourse le lui permettait, elle se contenterait de vivre ainsi le restant de sa vie, sans plus se soucier du sort du monde. Mais la misère n’était pas le plus pénible des obstacles à son bien-être. Elle en eut la confirmation lorsque des pas maladroits retentirent derrière elle, trébuchant sur les roches. Décidément, les humains restaient la pire espèce de nuisibles de tout le continent d’Asphodée. Celui-ci la poursuivait depuis le village de Manoï, situé à trente minutes de marche. Plus acharné qu’une tique !
— Vous êtes là !
Kéti cligna des paupières avant de tourner son regard vide vers la silhouette fluette qui se dressait dans la lumière matinale.
— On dirait bien, répondit-elle d’une voix morte.
— Je vous cherche depuis le marché, tout à l’heure. Vous ne m’avez pas attendu.
— Ah… non.
Le jeune homme cala ses poings sur ses hanches, l’air déterminé.
— On dit que vous êtes chuchoteuse. Est-ce bien vrai ?
— Si c’est ce qu’on dit, alors c’est sûrement vrai, ironisa Kéti avec un petit sourire.
— J’aimerais que vous m’aidiez !
Kéti laissa retomber sa tête contre son arbre. Aussi court fut-il, le répit était déjà terminé.
— On a tout essayé avant, les médecins, les prêtres, mais rien n’y fait ! J’ai besoin de vous…
— Avant d’aller plus loin, trancha Kéti en plantant ses yeux embrumés dans ceux de son interlocuteur. Tu sais bien sûr que les services d’un chuchoteur ne sont pas gratuits.
— Ne vous inquiétez pas, je paierai ce qu’il en coûte. Je suis ébéniste, j’ai travaillé dur pour faire appel à vous.
Kéti observa le jeune homme de la tête aux pieds. Un gaillard plutôt freluquet pour un artisan qui travaillait le bois. Il avait les traits tirés et tremblait légèrement sur ses jambes. Ses cheveux noirs étaient collés de sueur sèche et des plaies encore fraîches couvraient ses mains. Il avait œuvré sans relâche pour économiser et tanguait de fatigue. Kéti soupira, résignée.
— Alors vas-y, annonce la couleur…
Mais l’ébéniste la fixa soudain avec un étrange courroux, les sourcils froissés sur son front.
— Qu’est-ce qui t’arrive, tout à coup ? demanda la chuchoteuse.
— Je me demandais d’où provenait cette odeur épicée, mais à présent j’ai compris. Vous êtes droguée à l’alcine ! Je le vois dans vos yeux !
— Et après ?
— Vous n’êtes pas une honnête femme…
— Si tu cherches une honnête femme, tu n’es pas au bon endroit.
— Je cherche une personne de confiance, qui saura comment m’aider et ne volera pas mon argent !
— Je ne t’ai rien demandé, c’est toi qui m’as suivie jusqu’ici. Si tu n’es pas content, passe ton chemin et fous-moi la paix.
L’ébéniste passa nerveusement sa main dans ses cheveux emmêlés, aux prises avec ses doutes. Cette femme étrange ne lui plaisait pas bien. Toujours assise contre son arbre, les yeux perdus dans le vague, elle ne lui prêtait désormais plus aucune attention. Ses cheveux sombres, trop courts pour une dame respectable, étaient coupés au niveau de la nuque et livraient bataille sur tout son crâne. Sa peau brune d’Absodienne était toutefois trop claire pour qu’elle n’eût jamais de mélanges douteux dans son lignage. Et ses pupilles, noires comme l’encre, lui mangeaient tant le blanc des yeux que son regard en était dérangeant. Bien sûr, c’était sans compter sur sa vêture des plus oubliées, avec ce manteau noir et rapiécé, beaucoup trop grand pour sa maigre carcasse, et ses culottes de garçonne cousues dans du velours grossier. Avec tout cela, il avait peine à lui donner un âge. Sans doute n’avait-elle pas plus de trente ans, mais c’était bien difficile à deviner tant son allure était dépenaillée. Cette bonne femme-là n’avait décidément rien de bien engageant. S’il avait eu le choix, il aurait tourné les talons sans tarder. Mais ce choix-là, il ne l’avait pas. Il n’avait désormais plus le luxe de faire la fine bouche :
— Vous avez raison, ça ne me regarde pas ce que vous faites de votre vie…
— A la bonne heure.
— Si vous êtes toujours d’accord, j’aimerais vous conduire chez moi pour que vous examiniez mon frère. C’est pour lui que je suis venu.
Kéti lâcha un petit rire désabusé :
— Vous demandez à une femme seule de vous suivre là où vous vivez avec votre frère, et c’est vous qui vous inquiétez de mes intentions ? J’aurais tout entendu… marmonna-t-elle en se levant péniblement. C’est bon va, je te suis.
— Vous acceptez ?
— Pourquoi pas ? J’ai besoin d’argent et tu m’as l’air trop nigaud pour être un menteur.
Un sourire soulagé éclaira le visage du jeune homme qui ne semblait même pas avoir relevé l’insulte. Il devait être bien désespéré pour se faire une telle fête de la venue d’une chuchoteuse. Depuis quelques années, ces médiateurs du monde des esprits n’avaient plus vraiment le vent en poupe. Les chuchoteuses étaient souvent reléguées au rang de sorcières et les chuchoteurs, à celui d’escrocs. Il fallait reconnaitre que la profession comptait malgré elle de plus en plus de charlatans. Aussi, les gens ne croyaient plus assez dans les bienfaits des échanges avec les myrages, ces esprits sauvages issus du pays onyrique. Bien que foncièrement neutres dans leurs actions, ils avaient tendance à se multiplier au fil des mois, provoquant parfois des perturbations inquiétantes dans le quotidien des Absodiens. Kéti sentait bien qu’un récent déséquilibre agitait Daï’a. De sinistres rumeurs courraient les campagnes, des histoires effrayantes sur des myrages possédant les honnêtes gens ou pire encore, des histoires d’Onyris sournois vivant parmi les Absodiens. Depuis toujours, on imputait les meurtres les plus sordides à ce peuple sauvage vivant au-delà de la mer, dans la brume des montagnes bleues. Mais cette hantise persistante se faisait beaucoup plus oppressante depuis des mois. Et ce climat de méfiance n’aidait pas les chuchoteurs à se faire bien voir.
— Je m’appelle Nione, fit l’ébéniste en tendant une main chaleureuse.
— Moi, c’est Kéti.
Ce premier chapitre se lit facilement. Le changement de point de vue ne m'a pas dérangée, tu le fais d'un paragraphe à l'autre, ça ne tombe pas comme un cheveu sur la soupe à mon avis. Kéti me plaît déjà, elle a pas un caractère facile ^^.
J'ai une remarque quand tu écris :
"Un gaillard plutôt freluquet pour un artisan qui travaillait le bois"
Veux-tu dire qu'il est plus menu que le commun des ébénistes ? Parce que 1. gaillard désigne un homme en bonne forme, vigoureux (ok, ça veut aussi dire garçon, on est d'accord). Et 2. freluquet veut dire prétentieux et frivole. Donc on a finalement un costaud frivole et prétentieux plutôt qu'un jeune homme trop frêle pour son métier. :-)
Dernière petite remarque : attention au tic de langage qui se profile avec le mot "bien". Bien heureux (c'est en un mot en principe), elle ne lui plaît pas bien, c'était bien difficile, elle sentait bien, rien de bien engageant, il devait être bien désespéré…
J'espère que ces remarques t'aideront, moi je vais aller découvrir la suite :-)
Oui, je ne dois pas utiliser les termes adéquates pour qualifier Nione. Je vais rectifier ça.
Et du coup, je me redécouvre un tic de langage avec "bien" ! J'avais mis du temps à me débarrasser du mot "petit" que je collais à toutes les phrases, maintenant c'est celui-ci xD
Encore merci d'avoir pris le temps !
Ravi que le début soir accrocheur malgré le rythme un peu lent. 🌷
titre assez accrocheur, et on a envie de lire la suite pour savoir ce que c'est qu'une chuchoteuse. c'est très étonnant de voir des chapitres aussi courts. Je ne suis pas sûr que ce soit un choix judicieux à part si tu en publies plusieurs d'un coup.
Bon je vais aller voir ce qu'est une chuchoteuse...
@+
En vérité, c'est une nouvelle. Je l'ai divisée pour plus de confort, mais ce n'était peut-être pas judicieux, en effet. 😅
Merci beaucoup pour ton retour ! 🌷
En vérité, c'est une nouvelle. Je l'ai divisée pour plus de confort, mais ce n'était peut-être pas judicieux, en effet. 😅
Merci beaucoup pour ton retour ! 🌷
Je me suis plongée dans ton histoire grâce à son titre: Le Dévoreur de Rêves, ça me plaît, ça sonne bien. Et pour moi c'est important!
Passé cela, je trouve judicieux que tu aies privilégié un point de vue interne à ta chuchoteuse au début, du moins: on rentre immédiatement dans l'histoire par les pensées d'un personnage qui connaît déjà tout du monde que tu décris, ce qui me plaît.
Aussi, pourquoi être passé à un point de vue interne à Nione, un peu plus tard? J'ai ainsi l'impression que l'ébéniste va devenir important. Ou bien était-ce une manière de décrire ton personnage principal de l'extérieur? Je m'interroge sur la pertinence de cette décision, mais j'attends de lire la suite pour ma faire une réelle idée!
Par ailleurs, j'aime bien l'utilisation du langage familier pour Kéti, mais il tranche parfois avec tes descriptions parfois un peu pompeuses: je pense par exemple à la description de Kéti où tu donnes beaucoup d'informations d'un seul coup avec des phrases assez longues.
Cela dit, j'ai bien envie de lire la suite, donc je te dis à bientôt!
Tu soulèves la question du point de vue interne à Nione, je me la suis posée aussi en relisant. Ça s'est fait inconsciemment lors du 1er jet, sans doute pour mieux d'écrire Kéti, oui. Et la seule chose qui m'a gênée en relisant, c'était de savoir si ça se faisait, si c'était problématique sur un plan théorique. Mais autrement, ça ne gênait pas ma lecture.
Maintenant, on est très mauvais juge de ses écrits. Je vais donc y penser et être attentive aux autres réactions, si j'en ai.
Le coup du mélange langage pompeux/familier, c'est vraiment un goût personnel. Mais ça peut effectivement déranger la lecture ! Je vais sans doute tâcher d'alléger les descriptions. Voire lâcher le point de vue de Nione (ça aura l'avantage de ne plus décrire la protagoniste.
Encore merci à toi.