Chapitre 1 - Cerise

« Surtout, fais bien attention à toi, Cherry !, me prévint Diane à la fin de cette journée de collège. »

Cette fois-ci, elle semblait si inquiète pour moi que cela me troubla. Elle m’avait exhibé mon horoscope du jour : « Verseau : Une grave épreuve qui pourra affecter votre vie vous attendra, mais une main se tendra pour vous aider. »

J’aimais Diane, j’adorais Diane, elle était ma meilleure amie depuis plusieurs années et, quand je me suis réveillée de mon coma, il y a 3 ans, elle fut la seule en qui je pus avoir confiance et la seule qui put me guider dans cette nouvelle vie. Et je dis cela sur le plan littéral ! Là où certaines se coupent les cheveux et prétendent être devenue une nouvelle femme, moi, j’ai réellement changé radicalement d’existence : Observez ce corps (Pas de trop près et bas les pattes) et vous verrez sans doute une jeune fille de 15 ans peu ordinaire, une magnifique rousse féline avec des yeux gris envoûtants et une silhouette de rêve (enfin, c’est ce que je me dis, tout le monde peut ne pas être d’accord et je dois admettre que, objectivement, même si je ne suis pas laide, je ne suis pas non plus ce qu’on peut appeler une gravure de mode, contrairement à Diane, qui est grande, fine, musclée par des années d’athlétisme et que je n’envie absolument pas !) et nonchalamment appuyée sur une béquille (en effet, mon coma était dû à un accident de voiture qui a brisé dans l’œuf une carrière de gymnaste sans doute olympique). Où en étais-je avant de digresser autant (à ce point là, on peut même dire vingt-gresser ou trente-gresser !) ? Oui, donc une jeune fille rousse affublée d’une canne pour corriger une claudication chronique et sans doute irréversible, d’apparence ordinaire, mais en fait (je ne suis pas Superman, ne vous en faîtes pas), mon esprit ou âme ou appelez-ça comme vous voulez est celui d’un homme bien plus âgé venant de plusieurs années dans le futur. Je n’ai toujours aucune idée de ce qui a pu se passer. Je me suis endormi un soir au côté de ma femme et je me suis réveillé à l’hôpital dans le corps de cette enfant.

Pour en revenir à Diane, je l’adorais, comme je l’ai dit, mais elle était insupportablement superstitieuse. J’ai passé des jours à la consoler quand elle est passée par inadvertance sous une échelle et elle ne peut s’empêcher de me lire mon horoscope tous les jours. Elle sait que je n’y crois guère, mon existence en elle-même étant bien assez surnaturelle, mais elle se fait un devoir de me prévenir sur mon destin. Pourtant, j’en connais un rayon sur le futur et je n’ai pu constater que mon impuissance à l’infléchir. J’avais même tenté d’empêcher les attentats de Paris en 1995, mais sans succès, j’avais même empiré les choses à ma grande honte. Cette aventure m’a terrifiée. J’ai repensé à toutes les histoires de voyage dans le temps que j’avais vues ou lues. Peut-on modifier le futur ? Intervenir ne risque-t-il pas de modifier  le continuum espace-temps ? Suis-je en train de créer un présent alternatif à chaque respiration que je prends ? J’avais donc décidé de vivre cette vie comme elle venait, en essayant de prendre les meilleures décisions possibles pour que le jour (éventuel) où Cerise (C’est le nom de ce corps) viendrait reprendre possession de son enveloppe charnelle, que je puisse lui dire que j’avais fait ce que j’estimais le mieux pour elle.

Pour en revenir à Diane (encore), ce jour-là, elle m’inquiétait, cette prédiction du journal couplée à quelques lectures de cartes qu’elle avait fait la veille semblait l’affecter particulièrement. Je lui promis donc de prendre toutes les précautions nécessaires. Néanmoins, j’avais rendez-vous chez mon psychiatre ce soir et je devais m’y tenir. Pourquoi un psychiatre ?, me demanderez-vous. A mon réveil, je n’avais aucun des souvenirs de Cerise, donc il m’a diagnostiqué une forme rare d’amnésie. L’amnésie ! Génial, l’excuse bidon des scénarii qui ne veulent pas s’ennuyer à créer du background pour un personnage, mais cette excuse était trop belle et je me suis raccroché à ce diagnostic pour ne pas éveiller les soupçons. Cela a bien fonctionné jusqu’à maintenant au prix de séances régulières chez un spécialiste.

Mon rendez-vous chez le médecin s’était bien passé : je ne l’avais pas tué (vous le connaîtriez, vous comprendriez). Je repris le bus pour rentrer à la maison où ma mère et ma sœur m’attendaient (surtout ma mère, ma sœur se doutait de la vérité et ne m’adressait la parole qu’en cas de nécessité). En descendant à mon arrêt, je tombais nez à nez avec une fille tout ce qu’il y a de singulier (pourquoi suis-je incapable de fréquenter des personnes normales, à la fin ?) avec une longue cape ornée d’une belle broche en forme de rose, la lumière d’un réverbère me dévoilant ses gants métalliques. Je l’observais, elle m’observait. Je la jaugeais, elle me jaugeait. Je lui fis pouet-pouet et elle me fit pouet-pouet (non, là, je déconne, c’était pour vérifier si vous suiviez). De longues secondes se passèrent dans un silence gênant, avant que les lecteurs ne se lassent et décident de passer sur Netflix pour voir des aventures avec de la violence, du sexe et des dragons, je me décidai à briser le silence :

« Bonsoir… ?

- Il faut qu’on parle.

-Ecoutez, Hermione (elle n’allait sans doute pas saisir l’allusion vu qu’Harry Potter ne sortirait que dans 2 ou 3 ans, mais avec sa dégaine de sorcière à la noix, je n’ai pas pu m’en empêcher)…

- Carlise, je m’appelle Carlise.

- Et bien, enchantée, mais je suis attendue chez moi et ma mère va devenir folle si j’arrive en retard.

- Attends, cela va te sembler bizarre, mais ta vie est en danger ! 

- Oui, je suis au courant, une amie m’a prévenue mais je ne m’en fais pas car « une main va se tendre pour m’aider ». Si vous alliez ennuyer un autre Verseau…

- Je ne comprends pas ce que tu veux dire, mais je suis très sérieuse, tu dois m’écouter !

- Non, Carlise, je suis pressée. J’ai déjà mon quota de cinglés dans mon entourage et moi-même, je ne suis pas toujours très nette. Je vais rentrer, prendre un bain, manger, bosser et pioncer.  Vous devriez en faire de même. »

Elle tendit sa main pour tenter de m’arrêter et eut juste le temps de glisser un papier dans ma poche. Je m’éloignais, ma canne claquant avec régularité sur le bitume. Une fois rentrée à la maison, je fis comme prévu, je m’accordais juste quelques minutes devant le journal télévisé que ma mère regardait avec angoisse.

Aujourd’hui, la police a retrouvé le corps sans vie d’une jeune fille de 17 ans, Hélène F., aux abords du fleuve bordant la ville de XXXX. (« C’est près de chez nous, me précisa Maman. ») La cause de sa mort reste à préciser, aucune lésion n’ayant été décelée sur elle. La police enquête actuellement sur le seul indice trouvé sur elle : une broche en forme de rose qui n’appartient pas à la jeune fille d’après sa famille. La police n’exclut pas un symbole sectaire et oriente ses recherches dans cette direction.

Le reportage continuait sans donner de plus amples informations. Maman était folle d’inquiétude. En ce qui me concerne, ce dernier détail me fit réagir en me faisant penser à la fille que je venais de croiser. De plus, cette affaire me disait quelque chose : dans mon ancienne vie du futur, je dévorais les vidéos Internet sur les affaires criminelles insolites. Et, en effet, en juin 1997, un vague de crimes s’était abattue en cette ville où je vis présentement. Une dizaine de victimes, que des jeunes filles entre 14 et 19 ans, aucune cause de mort visible, aucun suspect, aucun coupable, aucun témoin. Les crimes s'étaient arrêtés comme ils avaient commencé.

Un étrange sentiment m’envahit, comme si cette affaire me concernait. Une dizaine de filles, il y en a des milliers en ville, ce ne serait vraiment pas de bol que ça tombe sur moi, non ? Si ? Je me dirigeais mécaniquement vers le porte-manteau de l’entrée et fouillais mes poches. J’en ressortis le papier ou plutôt la carte que la fille y avait glissée. Je la fis tourner entre mes doigts plusieurs minutes, me disant que cette histoire était tout à fait insensée. Je pris enfin le combiné et composai le numéro, on était passé à 10 chiffres depuis quelques mois, il fallait se réhabituer. La tonalité retentit puis au bout de 2 sonneries, j’entendis la voix de cette fille :

« Allo ?

- En effet, on devrait peut-être parler… »