Chapitre 1 - Coup de vent

Par Seol

Il faut s’attendre à tout, avec le vent.

Sioba aurait dû le savoir pourtant ; d’aussi loin qu’elle se souvenait, il lui permettait de gonfler les voiles des embarcations avec lesquelles elle naviguait. Parfois trop, parfois pas assez, c’était lui qui décidait. Elle, elle jouait avec ses règles.

Mais, ce jour-là, elle s’était laissée surprendre.

Le temps était au beau-fixe. Dès le matin, Sioba avait été aux premières loges pour le constater. Elle avait fait un détour par la plage avant de prendre le car de ramassage scolaire pour le collège. Elle aimait ce moment, quand l’aube ne levait que pour elle le voile des secrets d’un jour où tout était encore possible. Le soleil, encore engourdi par la fraîcheur des nuits du début de printemps, esquissait de sa lumière pâle un monde aux contours brouillés. Entre le ciel dégagé et l’océan, l’horizon peinait à trouver sa place. Sioba l’avait contemplé dans un encouragement muet. Presque un encouragement à elle-même.

De ce grand bleu sans fin, le vent soufflait. Brise légère, tantôt vive, tantôt douce, il remplissait les rues endormies de ses bourrasques sifflantes, saluait d’un tremblement les quelques fenêtres tout juste éclairées, dansait avec les premières lagures à avoir fleuri sur les dunes. Sioba avait fermé les yeux. Affectueusement, il avait emmêlé sa masse indéterminée de boucles brunes, déposé sur sa peau sèche son baiser de sel, chatouillé sa nuque en se glissant à travers les mailles de son écharpe. Il avait caressé de ses doigts légers et frais ses yeux endoloris de migraine. Avait soufflé dans ses oreilles. Après un frisson, elle avait inspiré pour chanter avec lui :

… we know that every inch is sailing homeward to Mingulay …

Elle s’était sentie bien.

Alors, vraiment, rien ne laissait même entrevoir qu’une tempête allait éclater, plus tard, en plein milieu du cours d’anglais. Littéralement, dans le cours d’anglais. Le vent avait détruit tout l’intérieur de la salle.

Assise au bord d’une chaise dans le bureau de la CPE, Sioba enfouit son visage dans ses paumes. Elle enroula ses épaules, son dos, jusqu’à ce que ses coudes se posent sur ses cuisses.

Que s’était-il passé ? Pourquoi était-elle la seule élève de 3eC à avoir été convoquée, quand tous les autres avaient été invités à rentrer après du réconfort et quelques questions seulement ?

La porte s’ouvrit sur un long homme au port altier. Sioba se redressa vivement. Son père était là.

Il réussit l’exploit de s’assoir en restant droit sur les petites chaises inconfortables du collège. Sans un mot, il posa une main sur celle de sa fille. Mme Dradoux, la CPE, entra à son tour dans un claquement de talons moins assuré que d’ordinaire. Sioba compatit. Elle savait que le regard émeraude aiguisé de son père avait souvent cet effet déstabilisant, chez les gens.

— Bien, commença Mme Dradoux en s’efforçant de garder une voix ferme. Sioba, j’ai appelé ton père car je m’inquiète pour toi. M. Ssoahè, un incident a eu lieu aujourd’hui. Un … coup de vent particulièrement violent s’est engouffré dans la salle de classe de Sioba et y a provoqué d’importants dégâts.

Aucune fenêtre n’était ouverte et n’aurait permis au vent d’entrer, Sioba en était persuadée. Mais puisqu’elle ne comprenait pas, elle garda le silence.

— Un coup de vent ? s’étonna son père de sa voix rocailleuse qui ne chantait pas comme celle des autres. Le temps a été calme toute la journée.

Aucune autre partie du bâtiment n’avait été endommagée, tous avaient pu le remarquer. Comme si le vent n’avait soufflé que pour le cours d’anglais des 3eC.

— M. Ssoahè, nous ne sommes pas météorologistes, répliqua Mme Dradoux qui cachait son ignorance autant que l’émoi que provoquait l’accent de ce père d’élève sous une couche d’autorité. Pour le moment, nous nous occupons de nos élèves. Ils sont sous le choc. Par chance, la plupart ont réussi à se mettre à l’abri derrière des tables, mais l’un d’eux a été grièvement blessé.

— Bien sûr, bien sûr, l’apaisa-t-il. Vous faites votre travail et vous le faites bien. Est-ce pour cela que vous vouliez me voir avec ma fille ?

Mme Dradoux reprit un peu contenance.

— Oui. Comme je vous le disais, je m’inquiète pour Sioba. Pendant l’incident, des élèves ont trouvé son comportement pour le moins … étrange. Et Sioba, quant à elle, ne se souvient de rien. C’est bien cela, Sioba ?

Elle acquiesça.

— Sioba serait restée au milieu de la classe au plus fort de la tempête. Elle tournait sur elle-même, les bras levés. Des témoins disent qu’elle semblait … apprécier, la situation. Certains affirment même l’avoir vu voler, mais comme je vous le disais, les élèves sont sous le choc. Dans tous les cas, elle chantait. Là-dessus, tout le monde est d’accord.

Sioba enfonça sa tête dans ses épaules.

— Puis quand la tempête s’est calmée, c’est comme si elle s’était réveillée.

La jeune fille se rappelait très bien ce moment. Elle avait eu l’impression de sortir d’un rêve pour tomber directement sur une horde de visages effarés.

Son père s’était figé, véritable statue de marbre noir.

— Nous ne savons pas ce qu’il s’est passé. Nous avons mis en place une cellule d’écoute, mais je ne peux qu’également vous conseiller de prendre contact avec des professionnels. Je peux vous donner des numéros.

Il ne répondit pas tout de suite. Lui aussi, semblait s’être perdu dans un rêve.

— M. Ssoahè ?

— Oui. Oui, évidemment, nous allons nous occuper de cela.

— Très bien. Je vous propose de nous revoir dans quelques semaines.

Elle se leva, les invitant à en faire de même, avant de les raccompagner jusqu’à la porte.

— Au revoir M. Ssoahè, au revoir Sioba.

— Au revoir, se força à articuler Sioba.

— Merci pour votre aide, termina son père en serrant la main que Mme Dradoux lui tendait.

 

— Comment vas-tu ? demanda Agfavè à sa fille

Dans le couloir, Sioba sentait son père bouillir sous son masque de calme. Il contenait avec peine l’angoisse qui le tenaillait.

Déjà, si ça n’avait tenu qu’à lui, Sioba ne serait pas allée au collège aujourd’hui. Depuis leur répétition de musique le samedi précédent, elle avait ses « crises ». Cerveau pressé comme un citron, tremblements, parfois nausée. Dans ces moments, il passait en mode papa-poule de l’extrême. Ce n’était qu’en insistant lourdement et grâce au soutien de Yann, son beau-père, que Sioba avait réussi à le convaincre qu’elle était capable d’aller en cours ce lundi matin.

Elle l’observa à la dérobée. Son nez était froncé. Il devait être en train de regretter amèrement la liberté qu’il avait octroyée à sa fille.

— Je vais très bien, papa, lui assura-t-elle.

C’était vrai. Bizarrement, depuis l’incident, sa crise s’était considérablement allégée.

— Tu es certaine ? Ce qu’il s’est passé …

— Attends, je vais récupérer mes affaires, le coupa-t-elle avec une moue.

Agacée, Sioba se retint de se ronger les ongles. Elle ne voulait pas inquiéter son père et elle voulait prouver qu’elle aussi était capable de garder son calme. Elle s’améliorait ; seules ses lèvres l’avaient trahie.

Elle toqua à la porte de la vie scolaire. La salle pleine à craquer des élèves de sa classe qui n’avaient pas encore pu rentrer chez eux bruissait d’une rumeur fébrile. Ils la scrutèrent tous. Une fille la pointa même du doigt. Sioba se fit plus petite encore qu’elle ne l’était. Elle se cacha derrière ses mèches emmêlées et fit mine de ne pas remarquer les murmures qui la suivirent tandis qu’elle se dirigeait vers ses amis. Anatole et Dora la regardaient eux aussi de façon étrange. Comme s’ils avaient peur.

— J’ai un truc sur la figure ? plaisanta-t-elle, arrivée à leur table, une fêlure dans la voix. Vous allez bien sinon ?

Dora fut la première à se reprendre. Elle secoua ses tresses avant de répondre :

— Nous oui et toi ? Que voulait la CPE ?

— Rien, juste parler avec mon père. Je n’avais pas vu, un élève a été blessé ?

Anatole ricana.

— C’est Brad. Franchement c’est bien fait pour lui.

Dora tchipa.

— Ne dis pas ça. Brad est un sombre crétin, mais il est peut-être mort à l’heure qu’il est.

— Mais non. Il va s’en sortir avec quelques os cassés, et c’est bien ce qu’il mérite.

Sioba pâlit. Elle travaillait justement avec Brad, avant tout ça. Il avait continué de la harceler à coup de remarques homophobes murmurées en douce – le fait que son père vive avec un homme et que son meilleur ami traine avec des filles semblaient un grand sujet, pour lui. Elle ne savait pas pourquoi, mais l’impression tenace qu’elle était la cause de cette tempête lui collait à la peau. Dora repéra le malaise de son amie.

— Ne t’en fais pas, Anatole a raison. Cet imbécile va s’en sortir, il a été emmené à l’hôpital. Dans tous les cas il ne mérite pas que tu t’inquiètes pour lui. Rentre te reposer.

— Et passe le bonjour à Agfavè ! conclut Anatole avec un enthousiasme forcé. On reparle de tout ça.

Sioba était reconnaissante. Elle devinait le trouble de ses amis, mais aussi leurs efforts pour n’en rien laisser paraître.

Quand elle eut rejoint son père, il avait renoncé à se décharger de son tas de questions inquiètes, à son grand soulagement. Il se contenta de poser une main réconfortante sur son épaule.

Dehors, une brise légère dansait, espiègle. Sioba l’accueillit en soupirant. Le vent l’apaisait toujours.

Tout à coup, elle se figea. Les souvenirs l’assaillirent en masse.

Dans la classe à l’ambiance feutrée, Brad se penchant vers elle pour lui susurrer des horreurs de son haleine fétide pendant leur travail à deux. Elle, recroquevillée sur sa table, fredonnant Mingulay Boat Song pour ne pas répondre à ses provocations. Soudain le vent jaillissant. Tourbillonnant autour d’elle. Les cris, la panique des élèves. Brad projeté contre le mur, aussi mou qu’une poupée de chiffon balancée par un enfant en colère. Elle, hurlant son chant, véritable démente.

Et le vide.

Sioba chancela. Elle n’entendit pas son père l’appeler, ni ne le sentit l’empêcher de tomber.

Il faut s’attendre à tout avec le vent. Vraiment tout.

Elle commençait seulement à le saisir.

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Camice
Posté le 12/09/2025
Coucou Seol !

Je suis ravie de pouvoir lire ton histoire ! En plus sur Sioba (si je me rappelle bien elle a un nom un chouilla plus long)
Quand j'avais lu ton PAtober je me souviens m'être dit que j'aimais ta façon d'écrire et ce que tu y racontais, et je ne m'étais pas trompée.
Au tout début, j'avais vue Sioba assise dans un bus, la fenêtre ouverte près de la mer quand elle racontait le vent. Puis je l'ai imaginée sur un bateau.
Ce qui m'a surprise quand j'ai réalisé qu'elle était en plein cours lorsque la tempête s'est produite !
On n'arrive pas vraiment à déterminer si les effets "magiques" sont normaux dans ce monde. Je pencherais sur "oui" à cause du fait qu'une tornade en cours n'inquiète pas les autorités ni les enseignants plus que "olala, sioba ne va pas bien"
J'aime beaucoup le papa poule anxieux mais sans le laisser paraître qui protège sa fille, c'est trop mignon.
Et très contente quand j'ai vu la mention du beau père de me dire "ah, c'est peut être un autre papa... ah mais non pas possible" et en fait si !!
En fait dès que je me posais une question, elle était répondue juste après.
C'est juste un peu dommage qu'on ait pas plus (+) de caractérisation des deux amis de Sioba, qui ne passent qu'en coup de vent (hihi) limite si Brad n'a pas plus de description qu'eux :O

Petite erreur : elle s’était laissée surprendre => Elle s'était laissé surprendre

Ce début m'a plut et j'espère que j'aurais l'occasion de lire la suite '^'
Seol
Posté le 16/09/2025
Hello Camice,
Merci pour ton commentaire ! ça me touche que tu apprécies ma façon d'écrire !
Il y a plusieurs lieux finalement, et j'imagine qu'on peut s'y perdre et que je ne suis peut-être pas très clair du moment où on passe de la plage à Sioba dans la classe, ou alors c'est mon introduction qui porte à confusion ?
Tu n'es pas la première à me dire que ça ne semble pas logique qu'il n'y ait pas plus de réaction des autorités, en fait je n'ai pas voulu en mettre car ce n'est pas mon sujet, que ça se passe en "off", mais peut-être devrais-je y faire une allusion pour clarifier ça.
Je prends note en tout cas, merci beaucoup pour ton commentaire !
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