— Voilà qui explique la bosse…, déclara la guérisseuse en inspectant la blessure tuméfiée.
— J’ai été prévenu par Pollo et Arto, ses cousins, et nous sommes venus à son secours immédiatement, déclara d’une voix de basse un homme en toge à carreaux, elle était consciente mais sacrément assommée !
— Ca ne m’étonne pas… Et depuis, tu as toujours ces hallucinations ? Peux-tu nous décrire ce que tu vois ?
Cendres releva la tête mais elle détourna vite le regard. Le visage de la guérisseuse se déformait beaucoup trop.
— Oui c’est… Comme si je voyais les choses à travers l’eau…
La jeune fille fronça les sourcils en cherchant ses mots et grimaça car se faisant elle avait réveillé sa douleur au front : — C’est comme si je regardais une pièce au fond d’un bassin. La pièce, elle… ne change pas mais on la voit se déformer quand l’eau s’agite. Elle s’étire, grossit et bouge sans… bouger vraiment.
L’homme à la toge à carreaux, son oncle, se redressa, se racla la gorge et tritura sa barbiche, signe qu’il était perplexe. Cette image familière aurait rassurée Cendres, mais elle n’osa pas jeter un regard vers lui, elle avait déjà trop mal au cœur.
— Je comprends, lui dit la guérisseuse d’un ton apaisant en manipulant sa nuque puis en inspectant ses yeux un par un avant de soupirer.
— Un problème ? demanda son oncle.
— Rien de grave, mais ses pupilles n’arrêtent pas de se dilater et se contracter. Pourquoi tu détournes le regard Cendres ?
— Ce… C’est pire quand je regarde les gens, c’est comme si je regardais dans l’eau mais que quelque chose provoquait des vagues ou que la pluie tombait. Je ne sais pas comment dire… Ça se déforme encore plus ! Ça me fait tourner la tête, et j’ai envie de vomir… Mais je n’ai rien bu, je le jure ! Pas d’alcool ! Dites-le à ma mère, elle ne me croit pas, je m’occupais de mes cousins !
Tous se tournèrent vers une petite femme toute sèche qui leva les mains en signe d'innocence : — Bon ! Hier c'était la fête du printemps, on s'amuse un peu trop... Ca expliquerait beaucoup de choses quand même. Je dois m’inquiéter des consommations de ma fille ?
— Faites confiance à votre fille, ça ne ressemble pas à de l’ivresse. Et ses cousins pourraient sûrement vous le confirmer.
— Dommage… Un seau d'eau froide et le problème était réglé. Les alcooliques on sait gérer dans la famille ! Vous avez encore besoin de moi ?
— Chad’… soupira l’oncle.
— J’ai une maison à tenir et des chèvres à sortir tu sais, et ce n’est pas ma fille qui va pouvoir le faire aujourd’hui on dirait.
— Il n'y en a plus pour longtemps, reprit la guérisseuse, Ne bouge pas Cendres, je vais inspecter ta plaie.
La guérisseuse approcha deux doigts du front de Cendres et instinctivement celle-ci essaya de voir ce qu’elle faisait. A la place des doigts, le monde se brouillait comme jamais, il palpitait et devint complétement flou. Prise de vertiges, Cendres recula subitement, et même assise, elle faillit perdre l’équilibre. Elle s'accrocha fermement à sa chaise et respira profondément pour chasser la nausée qui la prenait à la gorge.
La guérisseuse n’insista pas, se leva et ouvrit la porte de la pièce d'à côté.
— Ça se confirme, je vais avoir besoin de vous. Entrez.
— Ah ben c’est pas dommage ! J’ai encore mon marché à faire alors bon…
La voix dans l’autre pièce était pincée, typique d'une personne au nez constamment bouché.
Une femme au dos voûtée pénétra dans la pièce en envoyant un salut bourru à toute l’assemblée. Cendres et les membres de sa famille accueillirent la nouvelle venue avec perplexité.
Ils la connaissaient bien sûr, tout le monde la connaissait. Malgré sa vue défaillante, Cendres reconnut la vieille Phanacopée à ses reniflements, sa toux et ses jurons mélangés.
Sur l’île de Borée, tout le monde vivait du côté Sud, car au Nord, il y avait toute l’étendue de la mer des Humeurs et elle n’était pas commode. Tout le monde vivait au Sud, à l’abri du vent, des vagues et des émanations volcaniques, sauf Phanacopée.
— C’est la petite dodue là ?
— Oui c’est elle.
L’oncle de Cendres voulu intervenir, mais la guérisseuse ne lui en laissa pas le temps et raconta tout, insistant sur les pupilles de la jeune fille et les raisons pour lesquelles elle prenait soin de ne regarder personne directement. Pendant tout ce temps, la vieille Phanacopée renifla quatre fois, se racla la gorge à cinq reprises et toussa presque constamment.
— Ya eu des preuves plus concrètes ? Elle a pas vu de sorts directement dès fois ?
La guérisseuse se rapprocha de Cendres et lui prit l’épaule doucement : — Cendres, quand j’ai voulu inspecter ta blessure, pourquoi est-ce que tu as reculé ?
— Vos doigts… Ils se sont déformés. Enfin plus, ils… Je n’arrivais plus à voir votre main et j’ai eu un vertige, un gros. J’ai failli tomber… Qu’est-ce que ça veut dire ?
La soignante en toge rouge la remercia et se redressa en ignorant la question : — Alors si, elle en a déjà vu.
— Faut reproduire l’expérience ! On a de quoi ?
La vieille femme s’approcha de Cendres, s’alloua la chaise de la guérisseuse et étouffa un éternuement avant de se moucher dans sa manche.
— Argolas, appela la guérisseuse, vous pourriez nous aider ? Il faudrait que vous produisiez un sort. Quelque chose de léger mais qui dure un peu pour que l’on puisse observer une réaction.
L’oncle se leva d’un coup et répondit d’un ton grave : — Oui bien sûr.
Il déposa sur la table un petit tas de terre et renversa un verre d’eau en son centre. Il sortit son aiguille de mage tisserand, une longue tige de corail, et demanda si tout le monde était prêt. Cendres hocha la tête.
De son aiguille, Argolas tissa alors un sort. Sous son influence l’eau et la terre se mélangèrent, s’amalgamèrent pour former une pâte brune. Il agita encore son aiguille et la boue forma une boule molle. Il sembla tirer un fil invisible et la boule s’étira en un cône évasé. Il manipula encore la glaise, devenue plus rigide en libérant une légère brume, deux petits bras sortirent du cône et une boule se forma à son sommet. Après quelques autres manipulations, le mage avait reproduit la forme approximative d’une petite fille en robe longue, toute en terre. La petite poupée glissa sur une fine couche d’eau pour venir à la rencontre de Cendres, s’immobilisa au bord de la table et sur une dernière manipulation d’Argolas, l’eau qui la rendait encore malléable s’évapora, laissant là une petite fille de terre séchée observer une jeune fille aux pupilles dilatées.
Pour Cendres, ce qui se produisit fut bien plus vague et fascinant. Dès qu’elle vit l’aiguille de corail, celle-ci ondula furieusement, se rida à tel point qu’elle sembla parfois se découper en plusieurs segments décalés les uns des autres. Puis les déformations se propagèrent, de l’aiguille elles se répandirent dans l’air, recouvrant la terre et l’eau, les enveloppant pour mieux les manipuler. C'était comme si elle entrapercevait les trucs d’un tour de passe-passe qu’elle avait déjà vu mainte fois, elle ne comprenait pas vraiment ce qu’il se passait, mais elle voyait les forces mises en œuvre et c’était fascinant.
La forme embrouillée glissa jusqu’à elle et s’arrêta. Progressivement, les déformations causées par la magie s’apaisèrent et la poupée se révéla à la jeune fille. Elle cligna des yeux pour la première fois depuis le début du sort et son corps se rappela à elle. Une douleur enfla derrière ses yeux, elle se sentit soudain lourde et dans sa tête ça se mit à tourner de plus en plus vite, de plus en plus fort.
Une sensation nauséeuse grimpa le long de sa gorge. Lorsqu’elle comprit qu’elle ne pourrait plus la réfréner, elle se leva maladroitement, et bascula. La vieille Phanacopée la rattrapa d’une poigne ferme et l’aida à trouver la sortie.
A peine avait-elle passé le seuil qu’elle ne réussit pas à retenir plus longtemps le contenu de son estomac.
— Là, là… Ca va aller, chuchotait la vieille en lui tapant dans le dos entre deux éternuements. Recrache tout ça, ça ira mieux… Fallait qu’on sache tu sais. Maintenant c’est bon, on sait. Tu vois la magie, t'es sensible au Cosmos et ça c’est pas confortable. Crois-moi, je comprends bien. Ce sera comme ça maintenant, pour toute ta vie. Tu verras on s’y fait, par contre je vais devoir raconter tout ça aux autorités, là-bas à Havrenuit. Faudra quitter ta famille et ta petite île. Allez tu vas voir ça va aller, tu vas t’y faire. Et au fait, bienvenue dans la grande famille des mages primaires !
Dans la petite pièce, la petite fille en terre sèche avait basculé en même temps que Cendres. Personne ne l’avait rattrapé elle. Alors elle était tombée au sol et s’était brisée en mille morceaux.
Sinon, niveau ressenti, j'ai bien sais ce qu'elle voyait et ressentait. Tu as réussi à expliquer, au moins on a compris ce qui provoquait son mal être. La symétrie entre la fin de sa vie sur l'île et la poupée brisée me plaît beaucoup car j'adore mettre de la symétrie dès que je peux dans mes textes.
L'ambiance est vraiment réussi, et j'ai hâte de continuer l'aventure avec elle ( et j'espère qu'elle trouvera un peu plus de chaleur humaine plus tard parce que là c'est pas génial niveau environnement familial hein).
Oui elle a une mère assez détachée, disons que pour elle la vie faut la prendre comme elle vient et s'adapter, les sentiments ne changent pas grand chose aux circonstances...
C'est drôle car j'avais fait lire un peu à quelqu'un qui trouvait que le monde était bien gentillet. Alors c'est sûr qu'il y a pire, elle pourrait être orpheline vivant dans un monde en guerre et poursuivi par des mangeurs d'enfants, mais ce n'est pas l'objectif de l'histoire non plus. J'avais même un // à ce sujet plus tard.
Merci pour ton retour!!!
Et lorsqu'on regarde bien tes différents niveaux de lecture du récit, il y a une différence entre le monde que l'on peut décrire comme gentillet et ce qu'elle elle ressent dans ce monde, on a pas besoin d'être dans un monde horrible pour ressentir des choses dures et profondes. Et dans ce passage, c'est ce que j'ai saisi pour elle : elle ressent des chose physiquement et psychiquement assez dures, et va en vivre d'autres. Si le monde était parfait, elle n'aurait pas ces soucis, et on ne pourrait pas dire "Phanacopée elle pue des pieds!", n'est ce pas? :)
Evidemment tout ne pas va pas se passer comme sur des roulettes malgré tout.
Bravo pour avoir perçu ça!
Phanacopée elle pue même pas des pieds d'abord, bon dès fois elle éternue sur les gens mais fallait pas l'approcher