J-J, Chicago, 4 h 25
Les larmes me brouillent la vue. Dans l’habitacle de la camionnette, les dernières notes de « Man ! I Feel Like A Woman !» de Shania Twain laissent place au pathétique écho de mes reniflements et au bourdonnement léger du moteur au ralenti. Impossible de poursuivre la route dans cet état. Les joues baignées de larmes, je coupe le contact. Le silence soudain a le mérite de m’apporter un soupçon de calme, mais j’ai toujours les mains tremblantes. Je prends une profonde inspiration, mes doigts se crispant autour du volant. Les yeux fermés, je revois les traits déçus de mon père, aussi nettement que quelques minutes plus tôt à la boutique. Je l’ai blessé. Quelle belle salope je fais ! Je m’en veux tellement, là ! Je frappe sur le volant en laissant échapper un sanglot sans larmes qui résonne entre mes côtes.
— Fait chier…
J’avale la boule dans ma gorge et tente de me concentrer sur quelque chose à l’extérieur. J’aurais aimé pouvoir observer les passants, mais, à cette heure-ci, il n’y a personne. Pourtant, ma paranoïa me susurre qu’il y a bien quelqu’un tapis dans l’ombre en train d’observer cette camionnette aux couleurs pastel. Peut-être même qu’il se demande ce que je fiche ici, à une heure aussi matinale — ou tardive, selon les points de vue. Mon regard finit par accrocher quelque chose. Je me penche légèrement par-dessus le volant autour duquel mes doigts sont toujours agrippés. Malgré le lampadaire qui projette sa lueur jaunâtre sur le panneau, les inscriptions sont à peine lisibles, mais je parviens tout de même à distinguer le grand « 66 » entouré de dizaines de stickers. Les autocollants, je ne les vois pas vraiment d’ici, mais je sais qu’ils y sont pour les avoir observés des centaines de fois. Ce panneau est devenu tellement familier, qu’il ne me procure plus les mêmes émotions que la première que je l’ai vu, alors que j’étais à peine âgée de dix ans. Peut-être parce que ma mère n’est plus là pour me raconter une anecdote tout droit sortie de son imagination.
Oui, ce panneau a fini par faire partie du décor, mais c’est bien la première fois que je m’attarde dessus alors que le jour n’est même pas encore levé. Je suis prise de la soudaine envie de le voir de plus près. Je saisis mon thermos à café et ouvre la portière avant de mettre un pied sur le sol goudronné que je sens frais sous la semelle de mes chaussures. J’ai rarement vu Chicago aussi calme, et le claquement de ma portière me semble si assourdissant qu’il me fait grimacer. Qui voudrait réveiller une telle ville alors qu’elle est si paisiblement endormie ?
Mes poumons gonflent en prenant une profonde inspiration. Il y a ce parfum dans l’air, si caractéristique de la ville. Un subtil mélange de bitume, de gaz d’échappement et de la fraicheur de l’aube. Ce n’est pas une odeur qui fait rêver, mais elle m’a toujours permis d’être ancrée dans le moment présent. Je m’approche du panneau et penche la tête en arrière pour l’étudier. « HISTORIC ROUTE – Chicago, Illinois – US 66 ». Le « ROUTE » n’est déjà plus visible, noyé sous les dizaines de stickers que les passants, voyageurs et touristes viennent coller ici. Il en est de même du sous-panneau, le « BEGIN ». Mais tout le monde sait qu’il est là pour indiquer le point de départ de la route mythique. Peut-être qu’un jour, je prendrai le temps de la parcourir. Un jour où je n’aurai plus à mettre en place des stratagèmes pour garder le commerce à flots.
Je fais un quart de tour sur moi-même pour admirer la camionnette tout en savourant une gorgée de café brûlant. Ses couleurs pastel tranchent avec le béton et les tours d’acier et de verre qui nous entourent. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la vieille Ford a connu des jours meilleurs. La carrosserie bleu pastel, depuis longtemps écaillée par endroits, est recouverte de petites fleurs dans un style hippie, qui ne se fait plus du tout de nos jours. Mais je n’ai jamais pu me résoudre à la repeindre. En grand, sur les parties latérales du véhicule, « Holly’s Flowers » trône tout en courbes couleur lavande. Avec le temps, c’est comme si cette camionnette était devenue une extension de moi-même, c’est mon refuge, et elle me convient telle qu’elle est.
Tandis que je fais le tour du véhicule, le bruit de mes pas se retrouve étouffé par les grincements du « L » sur ses rails, à plusieurs rues de là. La ville semble peu à peu se réveiller, mais un coup d’œil à ma montre m’indique qu’il n’est encore que 4 h 28. Mon cœur et mes entrailles se contractent de concert, et le frisson qui me parcourt l’échine n’est pas seulement dû à la brise matinale. Dans moins de cinq heures, mon travail va être passé au crible et jugé à Bloomington à l’occasion du concours annuel. Je sirote une nouvelle gorgée alors que je m’arrête à l’arrière de la camionnette. Ma discussion houleuse avec mon père m’a tellement perturbée que je ne me rappelle plus si j’ai bien sécurisé tous les pots et bouquets. J’ai déjà fait l’erreur de négliger la protection de mes créations l’année dernière et, une fois à Bloomington, je m’étais rendu compte que la moitié n’était plus présentable. Il est hors de question que je revienne bredouille cette fois-ci aussi.
Ma main quitte le poids réconfortant de ma pour se poser sur la poignée métallique de la portière gauche. Ce ne sont pas seulement des parfums fleuris qui m’accueillent en ouvrant. C’est un véritable cocktail aromatique composé, entre autres, de menthe, lavande et herbe froissée. Ma mère était passionnée de fleurs, mais surtout une cuisinière hors pair. Lorsqu’elle a monté cette entreprise avec mon père quelque temps après ma naissance, c’est tout naturellement qu’elle a voulu créer des compositions de fleurs comestibles. Assez peu commun pour un fleuriste, mais c’était sa petite touche personnelle. Notre marque de fabrique aujourd’hui, que je présenterai fièrement à Bloomington. Mes doigts glissent sur le plancher rugueux et tâtonnent à la recherche de la lampe torche que j’y ai laissée. Ça fait un petit moment que j’aurais dû changer les lampes du plafonnier. La lueur verte du feu de signalisation, mêlée à celle des lampadaires, ne m’est pas d’une grande aide et je finis par pousser un juron en grimpant dans la camionnette. J’aurais dû garder mon téléphone sur moi !
Courbée et à genoux, je ne distingue pas grand-chose et finis par buter contre une caisse que je pousse de mon chemin avant d’y déposer mon thermos. À l’extérieur, le feu tricolore passe au rouge, projetant sa lueur dans l’habitacle. Mes membres se figent. Je pourrais mettre les tremblements de mon corps sur le compte du énième train que j’entends grincer au loin. Mais je sais que ce n’est que mon cœur qui s’emballe alors que mes yeux accrochent un mouvement à ma droite. Je n’ai pas le temps de pousser un hurlement qu’une silhouette surgit de l’obscurité pour me bâillonner. Mon cri meurt contre le gant cuir, mais je me débats comme une forcenée. Les bras puissants me saisissent sans difficulté, me projettent avec violence contre la caisse et mon hurlement est étouffé contre le cuir imprégné d’une vieille odeur de tabac. L'impact brutal me fait l'effet d'un coup de poing dans les côtes. Une douleur aiguë irradie à travers mon torse, mes muscles se crispent sous la pression soudaine. J’entends le thermos tomber. Le liquide brûlant se répand sur mon jean, m'arrachant un sanglot alors qu'il s'infiltre dans la fibre du tissu. Mes poumons manquent d’air, ma main tâtonne encore une fois à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, pour me défendre. Pour la deuxième fois aujourd’hui, mes joues sont baignées de larmes.
— J’te ferai aucun mal !
Loin de me rassurer, la voix étouffée de l’homme fait redoubler ma panique. Désormais acclimatés à la pénombre, mes yeux distinguent la silhouette qui se dessine au-dessus de moi. Le halo rouge qui l’entoure redevient vert. Mon corps devient incontrôlable, je me contorsionne pour lui échapper, mais je sens son genou glisser entre mes jambes pour me maintenir en place. Qu’est-ce qu’il me veut ? Mon esprit se débat avec la question, essayant de trouver une échappatoire tout en étant écrasé par la réalité de sa prise. Une nouvelle fois, sa voix basse transperce le silence.
— Je vais te relâcher… mais si jamais tu hurles…
Mon cœur bat à tout rompre, assourdit mes oreilles. Lentement, il glisse sa main pour libérer ma bouche. Un autre parfum, plus âcre, transperce l’essence entêtante des fleurs et du tabac froid. Il envahit mes narines, sature l’air. Le parfum de la peur. La mienne ou bien la sienne ? À travers les deux trous de sa cagoule, son regard croise le mien. Ses yeux sont écarquillés. Des sirènes de Police se font entendre. Très proches. Il tourne furtivement la tête pour regarder vers l’extérieur du véhicule, et je saisis ma chance avant de hurler à pleins poumons. Ma voix fracasse le silence, et, au lieu de me sentir libérée, je me retrouve encore plus angoissée.
— AU SECOURS ! À l’…
— Putain !
Je m’attends à recevoir un coup, ou pire, alors je donne tout. Je parviens à libérer ma main et viens lui asséner une gifle, tente de lui arracher sa cagoule. Il peste, me retient le poignet, je glisse un peu plus sur le côté, réussis presque à lui échapper. Mais il est bien plus fort. Une nouvelle fois, ses bras puissants me maîtrisent. Je me retrouve le dos plaqué contre son torse, et je ne saurais dire si ces battements de cœur effrénés lui appartiennent ou si ce sont les miens. Sa main gantée retrouve sa place contre ma bouche sèche, tuant mon cri. Je n’ai aucun doute sur la nature de l’objet métallique qu’il vient de plaquer contre ma joue. Le contact du métal froid est un choc, me ramenant brutalement à la réalité de la situation. La pression du pistolet fait naître une douleur sourde qui se propage jusqu’à mes dents.
Mon souffle se suspend. J’entends l’inconnu reprendre doucement le sien.
— Si tu recommences, j’hésiterai pas à appuyer sur la gâchette. Pigé ?
Mes paupières se ferment. Mes muscles se détendent, m’abandonnent. Je ne connais pas l’issue de cette catastrophe qui vient de me tomber sur la tête, je n’ai aucune idée de ce que ce mec me veut, je sais juste que j’aurais dû écouter mon père. Encore une fois.
Ses bras se resserrent autour de moi, comme pour me retenir de glisser sur le plancher. Le canon du pistolet s’enfonce un peu plus dans ma joue. Son souffle s’approche de mon oreille, chaud, humide, et me donne envie de lâcher un sanglot et d’appeler ma mère.
— J’ai besoin de quitter la ville, et tu vas m’aider.
et bien, bravo pour ce premier chapitre. J'ai été de suite happée par l'histoire et par ce qui arrive à ton héroïne. On s'attache de suite à elle et ses sentiments sont bien retranscrits. Ton style d'écriture est très agréable à lire et l'action clairement menée (j'ai eu une poussée d'adrénaline au moment où elle a été agressée ). J'ai vraiment hâte de passer au chapitre suivant.
Petite erreur de frappe (un mot manquant je pense^^):
* " Ma main quitte le poids réconfortant de ma pour se poser"