Un voile d’obscurité étouffait sous son manteau d'encre impénétrable Plaine-Oréty, quartier populaire et mal famé de Libreville.
L'atmosphère encore étouffante quelques heures plus tôt s’était refroidie, chargée d'une humidité qui collait aux vêtements et aux poumons.
Un taxi allant à vive allure s’arrêta dans un crissement de pneu dans la zone dite « Chez Makjoss ». Un petit carrefour au nom d’un ancien célèbre chanteur local ayant habité à proximité de là.
Quelques rares halos de lumières blafardes alimentés par les néons de deux petites boutiques et trois lampadaires encore en état de marche éclairaient faiblement la chaussée, projetant des ombres dansantes sur le bitume défoncé.
La terrassante chaleur de la journée avait été remplacée par une fraicheur glacée, conséquence de la forte pluie tombée sur la ville en début de soirée.
Un crachin perdurait, et les éclairs au loin annonçaient que le mauvais temps n’avait pas dit son dernier mot. Il allait certainement encore pleuvoir et Dieu seul pouvait savoir pour combien de temps.
Une apparition assise à l’arrière de la voiture paya le chauffeur et descendit de la voiture avec parfaite aisance. En deux légers bonds, elle s’abrita sous le porche d’une petite quincaillerie située juste en face de là.
Avant de parcourir la ruelle en latérite menant chez elle, elle inspecta un peu les environs, histoire de se rassurer sur la situation du « pivot».
Le trajet la menant chez elle n’était pas bien long, tout-au-plus 10 à 15 minutes de marche mais elle regrettait un peu son entêtement à avoir voulu rentrer à cette heure si tardive. Elle n’avait pas réfléchi et se retrouvait à devoir marcher seule, livrée à elle-même dans ce dédale hostile.
Comme souvent, sa fougue lui avait dicté de rentrer. "Mais qu'est-ce que je fais là ?" murmura-t-elle, sa voix se perdant dans le souffle du vent qui sifflait entre les bâtiments décrépits.
"Je devrais être chez moi, en sécurité. Mammie m'avait prévenue...", pensa-t-elle, son cœur se serrant à son évocation. "Elle m'avait dit de ne jamais traverser Plaine-Oréty la nuit. Mais je n'avais pas le choix, je devais absolument rentrer...".
Elle s’était installée là depuis seulement quelques mois et connaissait les risques mais n’était pas le genre de personne à s’en laisser compter. Juste deux cent mètres à franchir jusqu’à chez elle, ce n’était pas la mer à boire.
La route était impraticable pour les véhicules sinon elle aurait payé le chauffeur pour l’amener jusque-là. A cause de cela, elle avait dû demander à des jeunes de sa connaissance de soulever ses effets à force de bras sur la moitié de cette distance le jour de son emménagement.
Les environs étaient calmes. Rassurée, elle tendit un bras pour mesurer l’intensité des gouttelettes. Ses tresses ne risquaient rien elle le savait bien. Ce geste machinal n’était qu’une brève échappatoire devant la vraie source de son désappointement.
Une pensée qui l’obsédait depuis le début des intempéries. La boue va salir ma nouvelle paire de bottes. Face à cette réalité inéluctable, une lueur de colère enlaidit - si cela était possible- brièvement son exquis visage.
Pour parer à cette éventualité, elle avait en permanence où qu’elle aille une petite paire de babouches dans son sac fourre-tout.
Un départ précipité ce jour-là était responsable de ce malheureux oubli de cette indispensable précaution d’usage.
« Ca c’est encore quelle malchance ? Je n’ai même pas encore fini de payer mes bottes qu’elles vont déjà être gaspillées ».
Un flot d’insultes lui vint à l’esprit vis-à-vis de la pluie, de l’état de la route, de sa copine qui l’avait pressée de sortir, et afin de la cupidité des chauffeurs qui demandaient décidément trop d’argent pour la déposer.
- « En tout cas pourvu que je ne tombe pas sur les bangandos, ça va aller. Dès que j’arrive, je les nettoie directement et au soleil demain matin ».
Elle traversa la route, plissa un peu les yeux pour s’habituer à l’obscurité et plongea dans la pénombre du « mapane », entendez « favellas ». Mot à la sonorité plus douce pour évoquer des habitations pauvres que « bidonvilles »
Madonna progressait sur le sentier, prêtant à peine attention aux habitations insalubres aux couleurs tristes serrées les unes contre les autres. Toutes étaient plongées dans le noir et seules quelques faibles raies de lumière jaunâtres s’échappaient de ces constructions de fortune.
Les résidents sont conscients du danger qu’il y a à trop s’éclairer la nuit dans un tel environnement, qui peut être perçu comme une provocation pour les indésirables qu’il vaut mieux éviter. Conséquence, la plupart se barricadent dès 20 heures et n’ouvrent leurs portes pour rien au monde.
Celles-ci sont muettes jusqu’au matin, semblant retenir leur souffle, témoins silencieuses de drames et secrets se jouant derrière leurs murs.
Seuls quelques pleurs de nourrissons, des cris aigus résonnaient au loin et bien entendu impossible de dire d’où ils provenaient exactement.
Elle mit la main dans son sac et sortit de l’une de ses poches une écorce donnée au village par sa grand-mère Amâ censée éloigner les mauvais esprits.
Parfois sujette à des crises de possessions, elle conservait toujours sur elle le précieux talisman. De la main gauche, elle sortit l’objet et le serra.
Instantanément, les murs et barrières grises l’entourant n’existèrent plus et elle se retrouva projetée dans son petit village, un coin paisible du nord du pays.
Assisse au corps de garde à l’orée de la forêt, à proximité de la case de sa grand-mère. Le calme et la douceur de la nuit étoilée était paisible, uniquement bercée par le chant des grillons et les légers murmures du vent dans les arbres. Cette image était gravée dans sa mémoire depuis qu’elle était petite et était toujours source d’un grand réconfort.
Les ancêtres se manifestaient toujours d’une façon inattendue en lui montrant des scènes positives ou négatives en lien ou non avec la réalité et elle n’avait plus la faculté de réagir physiquement. Ils prenaient même en de rares occasions possession de son corps dans lequel elle n’était plus que spectatrice.
Certains disent que penser au négatif l’attire à soi. A contrario les pensées positives devraient agir de manière identique ? Mais attirent-elles tout autant ? J’ai un doute. Ont-elles moins de pouvoir ? Vaste débat.
Ainsi renforcée par cette énergie, elle accéléra la cadence de ses foulées tout en esquivant comme elle le pouvait les flaques d’eau et les bourbiers.
Elle plissait les yeux pour éviter les obstacles mais l’obscurité était profonde et ne suggérait autour d’elle que des reflets de silhouettes furtives et inquiétantes.
Loin d’être une vue de l’esprit, la présence de « bangandos» était possible. Ces jeunes voyous sont facilement identifiables par leurs jeans déchirés et leurs tee-shirts douteux, à l’allure hirsute.
Ils occasionnent des troubles et des crimes violents et dans certains cas des agressions et des vols.
L’expression qualifie par extension un éventail d’individus aux profils différents mais issus pour la plupart de couches sociales défavorisées et traînant sans cesse. Elle tient son origine du terme ngando (caïman dans le dialecte local de l’ethnie punu).
Une similarité comportementale se retrouve dans les techniques de prédation avec une longue observation suivie d’une attaque froide, rapide et cruelle de leur proie ou alors dans une logique où l’occasion fait le larron.
La plupart sont peu dangereux isolés. Le danger survient surtout quand ils sont en bandes et lorsque les conditions sont « favorables » aux actes délictueux.
Madonna en avait déjà fait les frais cinq mois auparavant dans des conditions similaires et y avait laissé toutes ses affaires.
A cause de cela, elle avait déménagé du quartier Cocotiers pour ce nouveau logement à Pleine-Orety sur les conseils d’une connaissance.
Ces quartiers populaires situés au cœur de la capitale gabonaise offrent l’avantage de permettre de se rendre rapidement où l’on souhaite dans la ville à des couts raisonnables.
Exactement ce qu’il lui fallait elle qui assistait à un maximum de spectacles, animations et autres opportunités en ville pour gagner en visibilité.
Son vœu le plus cher était de devenir une star de la musique au Gabon d’abord et en Afrique ensuite. Et pourquoi pas en Europe ou aux Etats-Unis ? Elle était convaincue que sa voix envoutante associée à sa superbe plastique pourrait lui offrir une carrière dans le show-biz.
Peut-on la juger de rêveuse ? Certainement pas. Elle avait grandi dans un environnement rural très âpre physiquement au sein d’une famille très modeste.
Par manque de moyens, elle avait arrêté ses études en classe de 3e et n’avait quasiment plus touché à un stylo depuis. Elle savait ses chances assez minces de trouver un emploi qualifié et voulait envers et contre tout simplement vivre sa passion.
L’immense carrière de Madonna, la star planétaire dont on l’avait affublé du nom toute jeune l’inspirait. Et pourquoi ne pas faire comme elle ?
Pour le moment, ça ne décollait pas vraiment mais elle arrivait tout de même à tourner dans des clips comme figurante il est vrai. Elle assistait aux plus grand nombre d’évènements auxquels elle pouvait encore en qualité d’hôtesse et pas de guest-star mais le mot important était persévérance.
Le chemin de la réussite n’était pas un long fleuve tranquille, elle le savait bien. En étant rigoureuse, elle réussirait certainement.
Consciente de son incroyable sex-appeal, cette beauté sauvage mesurait à peine combien ses attraits attiraient la gente masculine comme le miel les abeilles. Loin d’être toujours un avantage, son physique agissait bien plus sur ses interlocuteurs que sa voix.
Elle était ardemment courtisée dès qu’elle mettait le nez hors de chez elle. Dans un environnement rural comme son village cela était contrôlable mais en ville, tout cela atteignait une toute autre une dimension.
Et à dire vrai, cette jeune villageoise ne connaissait pas encore parfaitement les codes urbains qu’elle découvrait depuis à peine 4 ans.
Une bourrasque d’un vent glacial souffla violemment et s’engouffra par les ouvertures de son petit haut sexy. Frissonnante, elle rajusta son écharpe autour de sa gorge et remonta un peu son jean taille basse en hâtant le pas. Du ciel tombait maintenant une fine pluie qui semblait vouloir laver la ruelle de tout péché. Il était malaisé d’avancer sans se salir mais elle s’appliquait à éviter la boue avec précaution.
Omniprésents dans les mauvaises herbes jonchant la route, les batraciens de sortie menaient avec entrain çà et là un concerto de croissements grinçant accompagnés par des aboiements.
De nature très superstitieuse, Madonna se figea quelques secondes.
Ces litanies plus aigües qu’à l’accoutumée lui étaient adressés, elle en était certaine. Mais que disaient-elles ? Elle serra plus fort son talisman et fut un peu apaisée.
Quand elle vivait encore au village, sa grand-mère lui avait un peu expliqué la signification du langage des grenouilles. Elle n’avait pas tout compris mais il fallait compter le nombre, fréquence de répétition et intensité des croassements. Avec cela, on réussissait à expliquer le message.
Elle avait écouté les explications d’une oreille peu attentive, ne pensant pas devoir un jour s’en soucier sérieusement. Déjà à l’époque, elle ne rêvait que de partir vers l’inconnu où elle pourrait devenir quelqu’un qui compte.
Très tôt, elle avait compris qu’elle n’était pas faite pour vivre avec les bêtes et donc à quoi cela lui aurait-il servi de les comprendre ?
Aujourd’hui, elle regrettait ces instants privilégiés d’antan surtout que sa grand-mère était décédée il y a quelques années. A cette pensée morbide, un sentiment de malaise se rependit insidieusement en elle, lui susurrant d’incompréhensibles avertissements.
Elle rentrait à cet instant dans la zone la plus sombre de son trajet et somme toute, la plus dangereuse. Un petit tronçon sans aucun éclairage d’une trentaine de mètres.
Elle ralentit. Tout cela ne lui disait qui vaille mais que faire ? Retourner retrouver ses copines et dragueurs en boîte de nuit jusqu’au matin ? Ridicule à ce stade. Autant dire adieu à ses bottes qui étaient déjà bien crottées.
Il fallait bien rentrer chez soi. En plus, elle avait plusieurs rendez-vous importants le lendemain et devait se reposer. Cette évidence lui rendit un peu de son calme.
Soudain, un lugubre aboiement retentit à côté d’elle et l’immobilisa. Elle tourna la tête de gauche à droite et tendit l’oreille mais ne vit rien.
Elle sentit une présence mais de qui s’agissait-il ? Un bangando, un animal, un esprit ?
Oui, un imperceptible bruit, comme un léger frottement dans les broussailles. Un serpent ? On en a tué un il y a deux semaines. Il faut se méfier des morsures de ces sales bêtes se dit-elle.
Elle scruta le sol avec acuité car les écraser était le pire à faire dans ce cas-là.
Une autre ravale de vent souffla, déversant sur sa peau de petites aiguilles d’eau glaciales qui la pénétrèrent jusqu’à ses os. Prête à détaler, elle écouta pour voir si le bruit se répétait mais n’entendit plus rien. Seule certitude, elle se mouillait et plus grave encore, le daim noir de ses bottes se crottait dangereusement.
« Le mieux est de me remettre en route, tant pis. Dès que je rentre, je fais une prière à Mouiri, l'esprit gardien des femmes, pour m’avoir protégée des dangers de la nuit…il y trop de mauvais esprit qui tournent. » Pensa-t-elle.
Elle accéléra sa course, ne pensant plus aux bottes mais à la lumière salvatrice de sa chambre pour s’encourager.
Un bruit sec se fit entendre, pas de doute. Instantanément, elle eut un nœud à l’estomac mais fit volte-face pour évaluer le risque. Une ombre tapit dans la noirceur l’observait et avait bougé, révélant sa position. Durant le subreptice échange visuel avec les deux lueurs scintillantes, elle entrevit une dangereuse fixité.
Plutôt physionomiste, elle essaya de reconnaître cette forme mais était certaine de ne l’avoir jamais vu auparavant. Après tout, il n’était pas invraisemblable de croiser d’autres personnes. Juste un veilleur peut-être.
Elle pressa le pas pour mettre de la distance entre elle et cet individu louche puis se retourna de nouveau. Une deuxième forme avait rejoint la première et cela commençait à sentir mauvais.
Néanmoins, ils demeuraient immobiles et son esprit en alerte lui criait de hurler aux voleurs !!! Au voleur !!! On veut me tuer. Son autre idée était de prendre ses jambes à son cou.
Son studio n’était plus bien loin maintenant et en engageant un sprint, elle conservait une chance raisonnable de les semer. Et dans l’éventualité où elle se soit trompée sur cette menace, elle aurait une bonne histoire à raconter à ses amies.
Elle avait déjà fait des rencontres de ce type mais elle n’avait jamais éprouvé une telle appréhension.
Elle fit une rapide évaluation de ses possessions matérielles dans son sac : quelques babioles et deux ou trois billets. Sa principale crainte était de se faire voler son BlackBerry, téléphone onéreux récemment offert par un de ses prétendants. Ah non !!, Mon sac d’accord mais le téléphone surement pas, elle le défendrait au charme ou becs et ongles si nécessaire. Il fallait impérativement agir mais que faire ?
Avant qu’elle n’en prenne conscience, elle engagea un sprint effréné, courant aussi vite qu’elle le put. A peine eut-elle le temps de faire une dizaine de mètres que deux autres individus surgirent devant elle, bloquant toutes possibilités de fuite.
Le piège se referme. Si j’avais couru directement, je serai déjà à la maison..ééé Mon Dieuuéé..se lamenta-telle intérieurement. Elle s’arrêta et se mit à hurler : « Au voleur, au secours, au secours venez m’aider. Venez m’aider ô ô ô ô ô. »
Le temps que les gens sortent elle se ferait dépouiller et elle décida de continuer à avancer et forcer le passage. Après quelques cris, elle reprit sa course et bifurqua vers les petites habitations de briques et de bois où habitaient de nombreuses familles. Là, elle tapa à plusieurs portes en continuant à hurler à pleins poumons : « Aux voleurs, au secours, au secours venez m’aider. Venez m’aider ô ô ô ô ô. ».
« Oh ! Arrêtes-toi !! » Lui ordonna une lugubre voix derrière elle. Il n’y avait pas réponse ni d’éventuels sauveurs. Les gens devaient avoir peur et ne souhaitaient pas se mêler d’histoires ne les regardant pas. Son esprit analysa à toute vitesse la situation et elle comprit qu’elle devait bouger.
« Je dois forcer le passage. C’est ma seule chance de m’en sortir avec les gens qui ne répondent même pas à mes cris » pensa-t-elle en un éclair de seconde. Les hommes se rapprochaient dangereusement d’elle. Elle mit aussitôt son idée à exécution.
Zigzagant de droite à gauche comme une possédé, elle poussa des cris de guerrière comme cela lui arrivait autrefois au village. Arrivée à la hauteur des deux bangandos lui barrant la route par l’avant, elle se jeta sur le côté droit en direction de l’homme le moins costaud.
Fut-ce la surprise ou du fait de ses forces décuplées par la terreur ? Chose certaine, elle parvint à le repousser et à passer par la brèche laissée par le coupe-jarret.
Hélas, un pied se glissa par-là et la déséquilibra. Le croc en jambe était parfait et exécuté par un expert en la matière.
Elle allait tomber cela ne faisait aucun doute. Chancelant dangereusement entre deux grosses flaques, elle flirta avec les hautes herbes mouillées et commença à chuter à la suite de son sac fourre-tout.
Dans sa vie, Madonna était passée par bien des épreuves et avait développé un puissant instinct de survie. De plus, les ancêtres l’accompagnaient et la lui transmettaient la force d’une bête furieuse. D’une agile pirouette, elle mit une main au sol, se redressa et en deux foulées réussis à stabiliser sa folle qu’elle reprit de plus belle.
Vous ne m’aurez pas aujourd’hui espèces de sales bandits. Tiens le coup ma fille, tu peux le faire, juste 40 mètres et tu seras sauvée. Si elle y parvenait, elle pourrait accéder à la cour commune de la résidence qu’elle occupait et leur échapper.
Ils n’oseraient pas la suivre car il y avait d’autres locataires et un gardien qui se sortiraient rapidement en entendant ses cris. Ne penser à rien sinon à courir aussi vite que possible.
Toutes les fibres de son corps étaient au service de sa survie et surtout d’éviter de tomber sur la piste glissante. Avec son allure, elle risquait à tout moment de se tordre une cheville ou de glisser sur les cailloux maculés de boue mais n’en avait cure.
Les vociférations et menaces de ses assaillants constituaient les meilleures des motivations et elle allait aussi vite que ses jambes le lui permettaient, n’osant se retourner.
Naturellement souple, elle volait au-dessus des flaques et réussit à parcourir les premiers mètres sans encombre.
Elle ne se faisait pas d’illusions et savait que la distance jouait contre elle. Mais elle était encore libre et comptait le rester aussi donna-t-elle tout ce qu’elle pouvait et ne fut bientôt plus qu’à vingt-cinq mètres, vingt puis quinze mètres de chez elle.
Elle aperçut la petite porte métallique d’entrée et un espoir irréel vit le jour. Celui de s’en tirer indemne, son sac mise à part.
Elle l’avait fait tomber et avait espéré qu’ils s’en contenteraient mais ce n’était pas le cas. Elle avait heureusement put se saisir de son téléphone dans sa main droite avant de se mettre à courir. Ne pas perdre de temps !! Je vais y arriver.
A cet instant, une douleur atroce lui scia le bas du dos et elle comprit qu’elle avait été touchée par un caillou. Sous l’impact du choc, elle lâcha son téléphone portable qui rebondit par terre à quelques pas d’elle.
Au prix d’un effort surhumain, elle surmonta l’insupportable et poussa un effroyable cri de détresse pour alerter les occupants de la petite résidence. Avec grande peine, elle allongea la main vers la porte qui n’était plus qu’à trois pas. Au moment où elle en avait le plus besoin, ses forces l’abandonnèrent et son esprit se détacha de son corps.
Tel un automate, sa main tendue décrivit une courbe et se saisit du Blackberry dont l’écran s’était allumé en tombant. Elle fit un dernier pas, pivota vers son entrée et poussa un terrible hurlement :
- «Au secours, on veut me tuééoooo. Au secours venez m’aider paardon ô ô ô ô ô. On veut me tu…… »
Hélas, avant qu’elle ne puisse achever son cri, un violent balayage asséné aux jambes l’envoya rouler cette fois-ci bel et bien sur le sol.
Le coup de pied avait été porté par une tierce personne qu’elle n’avait pas vu venir. Un cinquième individu qui s’était dissimulé à son regard dans la confusion générale certainement. Ou l’attendait-il devant chez elle ? Elle n’eut pas le temps de se poser trop de questions car elle devait se relever avant l’arrivée des autres.
Forte de ses 68 kilos, elle ne manquait ni de force ni de courage et s’était déjà battu contre d’autres filles et même quelques hommes. Mais face à 5 hommes, elle se savait perdu d’avance.
Son corps roulant tout seul se redressa en un bond mais il était trop tard car deux solides paires de bras l’immobilisèrent.
Elle poussa alors son dernier cri venu du plus profond de ses entrailles aussi fort qu’elle en était encore capable, un véritable hurlement à la mort qui secoua tout son être. Mais pour la faire taire, un des assaillants lui donna une terrible claque qui lui fit voir trente-six milles chandelles et se taire par la même occasion.
Les autres peu en reste lui assénèrent plusieurs coups qui l’auraient renvoyé au tapis si elle n’avait pas été maintenue. Une méchante douleur au crâne mêlée à la violence des chocs reçus l’empêcha de distinguer correctement ses assaillants. Une sorte de voile la recouvrit et elle son esprit se détacha définitivement de son corps.
« Putain Mama, tu pensais aller où comme ça bitch !!! Tu vas voir ce qu’on va te faire.» entendit-elle tonner de la même voix lui qui lui avait intimé l’ordre de s’arrêter plus tôt.
Son corps en quête de survie s’était arcbouté, sa tête repliée pour éviter les multiples violences des bangandos en colère.
Insensibles aux violences causées, les bandits n’attendirent pas qu’elle se reprenne ses esprits pour la mettre sur ses jambes flageolantes.
Ils échangèrent quelques phrases à voix basse qu’elle n’entendit pas et se sentit trainée sur le sentier. Ils m’éloignent de la maison. Que faire maintenant? Elle était au bord de l’évanouissement complet mais tenta le tout pour le tout et cria encore de toutes ses forces :
« Au secours, à l’aide, Au secours ! Aidez- moi s’il vous plait !!!! ».
Etant encore à proximité de chez elle, un locataire pouvait entendre son cri et contrairement aux autres habitations, prendre le risque de sortir pour l’aider.
Un des résidents était un gendarme et il lui arrivait de veiller sur le pas de sa porte en fumant des cigarettes en pleine nuit. Elle l’avait croisé en ou alors le cousin du propriétaire qui dormait dans la guérite et jouait le rôle de gérant et gardien.
Un des sbires posté à côté d’elle lui rabattit la tête en arrière et posa une imposante lame glacée sur son cou.
« Tais-toi chienne ou je t’égorge comme un poulet. » aboya t-il.
La menace était claire et le jeune homme résolu à la mettre à exécution. Malgré la force du vent, une forte odeur de transpiration, relents d’alcool et chanvre frappèrent ses narines.
Son esprit déjà en partance, avait été rappelé fugacement par le choc olfactif mais s’en repartait dans son monde astral, à mille lieux de toute violence.
Elle posa des yeux un peu étonnée sur sa personne, une lame posée par un individu sur sa jugulaire. Pourquoi cela ne lui faisait rien ? Elle ne rêvait pas, c’était bien elle qui vivait cela. La pression exercée par la machette aiguisée comme un rasoir sur la gorge de la femme était réelle. Elle devait absolument revenir, mais le voulait-elle vraiment ? Un simple mouvement brusque suffisait pour qu’on parle d’elle au passé. Ils n’allaient pas la tuer quand même.
Brusquement, son corps bandé et raide comme un arc sur le point de rompre se dégonfla, à l’image de son absence de conscience.
Incapable de réagir, son esprit ne s’éloignait pas vraiment de ce corps bien que n’en étant plus maître et lui donnait des conseils. Tes cris ont forcément alerté quelqu’un qui va sortir pour voir ce qui se passe. Tu dois gagner du temps, s’entendit-elle se dire.
Les secondes s’égrenaient et hélas, personne n’apparut. Pire, les bandits, conscients de cette menace se hâtèrent de l’éloigner en la soulevant.
Revenant sur leurs pas, le groupe marcha quelques minutes avant de bifurquer à l’intersection d’une petite route pentue peu fréquentée. Madonna ne connaissait pas ce chemin et sa terreur pour son corps grandissait à mesure que l’on s’éloignait de chez elle. Ce n’était pas un simple braquage qui les intéressait.
En effet, ses craintes se confirmèrent car ils furent rejoints par d’autres comparses. Encore choquée par la violence et la promptitude de l’attaque, elle n’arrivait pas à penser à autre chose qu’à la machette qui menaçait toujours d’ouvrir sa gorge.
Son corps meurtri lui envoyait de multiples signaux de détresse et son pauvre cerveau sifflait comme une cocote minute oubliée sur le feu. Etrangement, elle sentit son esprit faire un retour dans son corps.
L’adrénaline consécutive à toutes ces cascades retombait et une envie de vomir la saisit ainsi qu’une immense douleur. Son coude et son dos surtout lui faisait horriblement mal et son dos était poisseux de sang.
Je dois garder l’esprit clair. Ne pas céder à la panique. Essayer de négocier avec eux. Ils ne peuvent pas tous être dans la même combine. Peut-être s’agit-il d’un avertissement musclé. Mais pour quelle raison ?
Quelle qu’elle soit, tout portait à croire qu’ils n’en voulaient pas juste son argent et les implications de cette idée l’inquiétèrent au plus haut point.
Pourquoi ce déferlement de violence ? Ils auraient juste dû prendre son sac et son téléphone, la rudoyer un peu au pire et la laisser partir. Mais ce n’était pas le cas.
Les histoires d’agressions perpétrées dans le quartier se bousculaient dans sa tête. Elle n’avait jamais entendu parler d’un kidnapping et par autant de personnes.
Elle avait compté quatre bangandos au départ auxquels s’en ajouté un puis trois autres ce qui en faisait huit au total. Et elle n’était même pas certaine de les avoir tous vus.
Sa seule chance à ce stade était d’en reconnaître un qui pouvait prendre sa « part ». En d’autres termes, qui pouvait se porter garant pour elle vis-à-vis de ses complices et lui assurer un sauf conduit.
Hélas, elle avait beau écarquiller yeux dans la pénombre, elle ne reconnaissait personne. Pour Cela, elle n’avait plus ouvert la bouche, jouant les femmes soumises pour rassurer ses agresseurs et réfléchir à la situation. Un animal qu’on menait à l’abattoir, voilà quelle était sa position. A ce stade, seul un miracle pouvait la sauver et gagner un peu de temps pouvait jouer en sa faveur. La seule idée qu’elle avait eue était de ralentir la cadence en boitant autant qu’elle le pouvait.
Sa docilité et son handicap avait persuadé son cerbère de desserrer quelque peu la mortelle caresse de l’arme blanche sur son cou.
Madonna, loin d’avoir rendu les armes, pensait à tenter une ultime tentative de s’enfuir. Elle se savait définitivement perdue si elle se laissait amener dans l’endroit qu’ils avaient prévu. Une telle bande de sauvages était capable du pire. Mais pour l’instant, aucun de ses regards de détresse n’avait vu de faille.
Juste plusieurs armes blanches et des lattes chez les assaillants mais apparemment pas d’armes à feu. Si elle pouvait leur fausser compagnie et prendre une petite avance, cela pouvait être jouable. Elle l’avait déjà fait une fois et pouvait le refaire.
Sous ses airs de souffrir le martyr à poser un pied l’un devant l’autre, couvait un fauve tous les sens en alerte. Seule l’intensité de ses yeux ouverts mi-clos trahissait sa concentration. Fuir, fuir à tout prix et coûte que coûte. Etape 1, leur fausser compagnie, étape 2, trouver du secours ou l’inverse.
Au bout d’une dizaine de minutes, le groupe ralentit et les bangandos s’engagèrent en file indienne sur une passerelle de forture en bois surplombant un petit cours d’eau.
Madonna attendit son tour pour passer et se tint la tête comme une malheureuse. En réalité, elle évaluait ses chances de réussir à se libérer.
En effet, franchir cet obstacle sonnerait le glas pour elle, c’était maintenant ou jamais. Le lieu était idéal. Elle serait toujours encadrée il est vrai, mais non restreinte dans ses mouvements.
Hélas, sauter et courir était au-dessus de ses forces et en plus, elle ne voyait rien à proximité. Advienne que pourra, il n’est pas dit que je me serai laissée mener à l’abattoir sans lutter se dit-elle pour se donner du courage.
Un quatrième bandit venait de passer sur le pont et son tour allait arriver. Elle repérera enfin une petite ouverture en amont de la passerelle entre deux cases abandonnées. Elle devait conduire vers la liberté au travers dans ce dédale de chemins.
Avoir juste une longueur d’avance pour avoir l’espoir d’être secourue. A peine pensa-t-elle à cela que son garde du corps la lâcha et la poussa sans ménagement.
Madonna prit une grande respiration avant d’avancer et s’engagea lentement sur l’une des trois longues lattes de bois du pont.
Affutant ses muscles, elle concentra son attention sur l’endroit propice à sa fuite, totalement terrifiée par la hauteur. Elle pouvait se faire très mal en tombant car elle ne distinguait pas bien le bas.
Elle fit trois pas, puis quatre, ..cinq et aperçu ce qu’elle cherchait, un tas de détritus pouvant amortir sa chute entre les herbes. Dernière chance de m’en tirer, même si je me fais mal il faut que je tente le coup. Leur fausser compagnie. Et tout se passa très vite.
Sans élan, elle s’appuya sur le garde-fou et d’un bond, sauta à proximité de la berge vers ce qui semblait être un amas de bouteilles de plastique.
Sa chute dura plus qu’elle ne l’aurait imaginé et ses pieds à la recherche d’un point de stabilité ne rencontrèrent aucune résistance. Une incroyable douleur irradia sa cuisse suivit d’une sensation intense de fraîcheur des pieds jusqu’au ventre.
N’y prêtant pas attention, elle ricocha sur le fond et écarta avec ses mains les herbes aussi vite qu’elle le pût et poursuivit sa folle tentative au prix du sang.
Progressant au travers des déchets, herbes et autres ordures jetés dans le canal sur un sol visqueux, elle avança aussi vite qu’elle le pouvait en direction de sa voie de salut.
Derrière elle, les cris de ses agresseurs la suivaient mais n’y prêta pas attention. Arrivée à la berge, je serais sauvée. Elle n’en était pas loin. Tout proche même. A grande peine, elle l’atteignit et s’employa à sortir ses pieds de l’eau.
Malheureusement, elle glissa dans ce qui sembla être un trou et atterrie en plein dans la vase viciée par les détritus.
Elle tenta de se redresser sans succès et commença à suffoquer. Mon Dieu, je fuis le Diable sur terre alors que son plan était de me faire mourir noyée !!
Une vision fugace mais intense de l’être le plus chère à ses yeux l’aveugla : Sa fille.
Gaëlle dormait paisiblement dans sa chambre et l’appelait dans son sommeil, prononçant les mots magiques qui donnaient un sens à son existence: « Je veux ma..mam… maman ».
Un paisible sourire illumina son visage, comme détaché de cette tragédie. Ne voit-on pas les visages des êtres qu’on aime le plus avant de partir ?
Jusque-là le destin, s’il lui avait réservé des coups durs, jamais ne l’avait lâché. Elle était toujours retombée sur ses pieds. Il faut croire qu’il y a un temps pour tout et le sien était venu. Elle sentit son talisman qu’elle avait serré dans la main depuis tout ce temps partir dans l’eau sans qu’il lui soit possible de rien faire. C’était la fin, elle l’acceptait de bonne grâce.
Mais son heure n’était pas encore venue et elle fut rappelé à la réalité par des bras d’aciers « sauveurs » qui la happèrent, la ramenant sur la terre ferme. Elle toussa beaucoup en essayait de reprendre sa respiration.
- On t’avait prévenu de ne plus bouger !!! lui cria une voix furieuse.
Couchée sur le sol, elle ouvrit faiblement les yeux à temps pour apercevoir le reflet argenté d’une lame s’abattre dans sa direction.
La douleur la plongea dans l’inconscience et quand elle revint à elle, ces malades l’avaient solidement attaché à un manguier dans un lieu qu’elle ne connaissait pas.
On lui avait versé un seau d’eau glacé pour la réveiller et commença l’interrogatoire. Celui qui semblait être le chef du groupe demanda :
- « Pourquoi fréquentes-tu ces lieux où on te voit régulièrement avec des hommes ? » Complétement perdue et ne sachant pas quoi dire, elle ne répondit rien. Il ajouta :
- Tu ne sais pas que c’est mal de manger l’argent des hommes comme ça et tu ne nous donnes pas notre part. En tout cas tu ne vas pas t’en tirer comme ça. On dit 99 jours pour le voleur et 1 jour pour….
La phrase en suspens fut reprise en cœur par l’assemblée
-…. le propriétaire.
Il continua :
- Tu es vraiment belle, pourquoi tu habites dans un faux quartier comme ça ? On ne t’a pas dit ce qu’on fait aux petites comme toi? Ici on est à P-O, il n’y a pas de pédés ici !!
Derrière lui, les ricanements des autres bangandos se firent entendre.
- Tu vas comprendre ce que je veux dire…..et ne fais pas comme si tu n’aimais pas ça, c’est ton boulot. Mais nous aussi, nous faisons le nôtre. Tu comprends… ? Je vais t’apprendre le respect que tu dois avoir pour les hommes
Plus morte que vive, elle entendait sans comprendre les paroles du bangando, couina un peu et se mit à pleurer.
Morte de terreur devant une telle brutalité et face à cette fatalité, elle releva la tête et le brava du regard, dernière étincelle de résistance dont elle était capable.
Joignant le geste à la parole, il prit un couteau que lui tendit un de ses acolytes et lui taillada lentement le bras. Elle hurla au contact de l’acier mal aiguisé lacérant sa peau. Son âme n’allait pas tarder à monter au ciel, rejoindre celles de ses ancêtres ….les paroles se firent indistinctes… une voix caverneuse lui susurra à l’oreille :
- Tu n’es qu’une allumeuse et une dévoreuse d’argent. Quand tu tendras la main dorénavant, ce serait avec respect.
Cette torture fut la première d’une longue série et l’écho de ses cris étouffés se répercutèrent au loin, se confondant à ceux qu’elle avait entendus plus tôt et dont elle ne comprenait que trop tard le sens.
Loin de la sauver, ces appels de détresse moururent au loin, troublant à peine la douce cacophonie d’une faune en effervescence sous le mince manteau d’eau, et scellèrent le tragique destin qu’elle devait connaître cette nuit-là.