Chapitre 1 L’ombre noire

 

L’ombre noire s’avançait droite et fière. La rue lui appartenait. Elle portait son sac de similicuir bien serré en sécurité sous son bras doit, la fermeture éclair fermée, un foulard noué par sécurité dans les orifices qui la surplombait, ses anses cerclant l’épaule pour empêcher tout arrachement.

Sage précaution. Pour autant, tomber sur un gaillard qui soit assez fou pour oser s’attaquer à ma mamie sur son territoire relevait de l’improbable. Ou alors il était étranger à cette ville, tout du moins à ce quartier.

Son éternel chignon gris, tenu par une large barrette de bakélite marron à grandes dents, était toujours parfaitement lissé à de multiples reprises par une brosse en plastique ronde et transparente munie de multiples picots. Sur le dessus se trouvait un ingénieux double crochet arrondi qui permettait de glisser deux doigts et la paume de la main pouvait appuyer fortement le dessus de la tête. J’entends encore le bruit de cette méduse un peu molle qui résonnait à chaque passage.

Mamie Brancion allait chercher son pain à la boulangerie du bas de la rue éponyme. Un pain sans sel, commandé à l’avance. Un tous les deux jours.

 

Il était curieux de voir comme ce pain ne ressemblait à rien. Une croûte lisse et pâle. Une saveur fade. Un son creux lorsqu’on le tapotait. Un poids de plume. Pourtant, ce pain avait pour moi le goût de l’aventure, de la découverte, de l’inconnu. Il était une partie de cette clé magique qui m’ouvrait, un mercredi sur deux, la porte de la vie des grands, du monde des adultes, de cette excitation si dense qui s’achevait le soir avec le train tout inox nous ramenant, ma mère et moi, vers notre petit appartement de banlieue qui surplombait la voie ferrée.

 

Mamie Brancion était une femme de caractère. Les gens l’aimaient ou la détestaient, mais je n’en ai jamais connu qu’elle laissait indifférents.

Elle était La concierge du 63 rue de Brancion à Paris. J’ai bien dit concierge, pas gardienne. Si on voulait ne pas la voir se fâcher, il fallait faire attention à ne pas se tromper de mot. Concierge, elle l’était de jour comme de nuit. Elle était l’âme de cet immeuble. Elle en connaissait par cœur les moindres recoins, les moindres secrets. Comme elle connaissait aussi toute la vie de ses locataires. Leurs histoires et toutes les petites truculences avouables ou non qui vont avec. Je pense d’ailleurs que, lorsqu’elle ne savait pas, elle inventait ou, plus exactement, elle comblait les vides, car il était primordial de tout savoir sur tout dans ce lieu, car sinon, comment réussir à le garder, le choyer, le protéger lui et ses occupants ?

 

Oui, Mamie Brancion était bien La Concierge du 63 rue Brancion. Il était Son immeuble, sa raison d’être. Elle lui avait donné son odeur, sa tenue impeccable, sa protection. Il faisait partie d’elle. En contrepartie, il lui donnait sa force, cette énergie hors du commun qui suscitait l’étonnement de tous ceux qui croisaient son chemin.

 

D’ailleurs, lorsqu’elle a dû l’abandonner, elle en est morte.

 

 

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