Lucine et Gwen avaient promis de toujours être amies. Elles avaient scellé leurs cœurs, écrit leurs noms dans la neige. Elles avaient lancé des sorts de leurs grimoires fictifs, pour que les dieux, le diable, les puissances de l’univers ne les séparent jamais.
Pourtant, maintenant, elles ne se reconnaissent plus. Ces souvenirs ne suscitent chez l’une et l’autre qu’une inconfortable gêne. Promesses d’enfants qui ne savent pas encore à quel point la vie va les changer.
Lucine, entourée à tout instant, rayonne d’une lumière aveuglante. Ses amis la couvrent de compliments et d’attentions. Le monde ne vit que pour elle. Et pourtant, Gwen sait qu’ils ne saisissent pas vraiment. Ils ne comprennent pas le monstre que Lucine est devenu. Ils ne veulent pas voir à quel point elle s’est baignée dans la fange de leurs malheurs. Pour chaque paillette incrustée dans la peau de Lucine, une âme innocente a souffert.
Mais Gwen sait. Gwen n’est pas dupe. Elle ne vendra pas les précieux instants de sa vie au grand dévoreur qui a pris la place de sa meilleure amie. Alors Gwen est seule, dans l’ombre qui subsiste aux frontières de tous les royaumes. La vie l’a marquée. Elle déteste Lucine, et ne reconnaîtra probablement jamais qu’elle l’admire.
Parfois Gwen se demande à quel moment tout a basculé. À quel moment le sourire chaleureux s’est mué en grimace carnassière.
...
La composition bancale d’un pianiste mal assuré la tire de sa rêverie. La sonnerie du lycée Charles Baudelaire est toujours aussi ennuyeuse et discordante. Elle enroule les fils de ses écouteurs tout en jetant un dernier regard vers Lucine. Quelque chose de maléfique émane de chacun de ses gestes. La sensation est si forte qu’il semble toujours improbable que personne d’autre ne la perçoive. La victime du moment s’appelle Albert, ou Anatole. Enfin c’était peut-être celui d’avant. Personne n’a de liste à jour, de toute façon. Lucine aspirera chaque parcelle de vie qui réside encore en lui. Elle s’en abreuvera, comme elle s’est abreuvée des autres, et ne laissera derrière elle qu’un zombie encore fou d’elle. Et elle rayonne.
C’est dans les escaliers ouest que Lucine disparaît le jeudi. Elle a encore un étage à monter. Chaque fois, Gwen vit cette séparation comme la brisure de leur amitié. Mais Lucine ne s’en préoccupe pas. Lucine ne la regarde pas.
Il neige, à travers cette fenêtre venteuse donnant sur la cour. La professeure désespère, s’agite, se répète. Lorsque le cours se termine, Gwen n’a pas trouvé plus d’explications. Elle pense toujours à Lucine, qui ne pense toujours pas à elle.
Gwen essuie quelques remarques inaudibles à travers le chanteur qui hurle dans ses oreilles. La musique violente lui apporte une certaine tranquillité. À quoi bon entendre sans cesse les mêmes insultes peu imaginatives ? Lorsqu’elle aura trouvé le moyen de faire bouillir leur sang dans leurs artères, ils ne pourront de toute façon plus rien dire.
Oui, Gwen croit encore parfois, au fond de son cœur, à ses mythes d’enfant. Elle se croit sorcière, au moins un peu, juste pour s’échapper. Enfin, peut-être qu’elle n’y croit pas vraiment. Oui, Gwen est une gothique clichée. Une gothique qui allume des bougies parfumées et coud des poupées vaudou. Et oui, Gwen déteste être une gothique clichée. Mais ça la soulage et ça fait peur aux autres.
Et chaque fois que le frémissement survient, elle se dit que c’est une preuve supplémentaire. Une chair de poule, une impression profonde que quelque chose est en train de changer. Que sa magie improvisée fonctionne par la force de sa volonté.
Si elle en avait parlé à Lucine quelques années auparavant, elles auraient toutes les deux sauté de joie. Elles auraient écrit une nouvelle entrée à leur grimoire, et fait des expériences toute la nuit. Mais le seul frémissement que sent probablement Lucine en ce moment est celui du plaisir de voir chacun de ses amants frétiller sur le sol comme un poisson fraîchement pêché.
Ou peut-être est-ce une autre forme de plaisir, que Gwen se surprend à imaginer parfois le soir, les yeux rivés sur l’obscurité. Bien sûr que Lucine couche avec ses innombrables copains. Pourquoi ? Est-ce qu’elle en a envie ? Est-ce qu’ils ne sont pas tous pareils ? Comment fait-elle pour avoir encore une réputation immaculée dans un monde aussi inégal et injuste ? Lucine n’est pas une fille facile, ou quel que soit le terme sexiste et méprisant que l’on voudrait lui étiqueter. C’est l’araignée sur la toile, le monstre sous le lit, le cambrioleur dans le placard. C’est ce pourquoi nous devrions tous avoir peur du noir.
Quel regard a-t-elle, dans ces moments ? Gwen l’imagine passer de la satisfaction à l’ennui en une fraction de seconde. Le désir de Lucine est certainement aussi vacillant que la flamme d’une bougie. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment pourrait-elle apprécier cette vie étrange et sans profondeur ?
Parfois, Gwen ne sait plus si elle déteste plus Lucine ou ses copains interchangeables. De qui est-elle réellement jalouse ? Non, elle n’est probablement pas jalouse.
« Je veux juste retrouver mon amie. »
Encore un pentacle imaginaire. Des ronds et des traits dessinés au feutre rouge sur un papier blanc. Encore le parfum fugace que Lucine portait lorsqu’elles étaient enfants.
« Je veux juste retrouver mon amie. »
Gwen est soudainement trop consciente d’elle-même et de son corps. Que fait-elle assise là, sur le parquet impeccable de sa chambre, entourée de bougies et d’un ridicule gribouillis écarlate ? Tenter ainsi de comprendre Lucine, penser à elle toute la journée, répandre son odeur dans la pièce, l’imaginer en train de…
Il est plus que temps d’aller dormir.
Elle souffle ses bougies et regarde l’heure qu’il est. Il y a un message de Josias. Gwen soupire. Il est bien trop tard pour se préoccuper de savoir ce qu’il veut, mais elle n’arrivera probablement pas à s’endormir sans ouvrir ce message.
« On se voit, demain ? »
Gwen lance un regard étonné et méprisant à son téléphone, dans l’espoir que ce dédain atteigne Josias. Ses ongles tapotent rapidement l’écran, avant que la réponse cinglante ne se perde dans son cerveau à moitié endormi.
« Si tu ne m’avais pas larguée publiquement pour une gamine, peut-être que je songerais à me poser la question. »
Sérieusement, qui envoie un message de la sorte, sans dire bonjour ni pardon, après une telle rupture ? Gwen commence à ranger son matériel dans le tiroir de sa table de nuit, mais le bruit d’une notification l’interrompt presque immédiatement.
« Mais tu me manques... »
Josias est un imbécile. Le genre de garçon qui espère profiter de Gwen facilement parce qu’elle a l’air isolée. Il y a quelques mois, il était encore au rang de ceux qui l’insultaient copieusement dans les couloirs. Gwen ne mord pas l’hameçon, mais hausse les épaules. Quel risque y a-t-il à aller écouter Josias tenter de justifier son comportement stupide ? Elle n’aura qu’à le laisser redorer son ego, pour finalement refuser de se remettre avec lui. Elle ne se laissera pas avoir.
« Ok. Mais pas demain. Samedi. »
Heureusement que Lucine ne se préoccupe pas de la vie de Gwen. Elle la trouverait pathétique et méprisable. Jamais Lucine n’aurait laissé leur chance à Josias et son caractère exécrable. Jamais personne n’oserait lui infliger une rupture aussi grandiloquente. En fait, personne n’oserait simplement la quitter.
Allongée dans son lit, les yeux grand ouverts, Gwen ressasse ses pensées. Est-ce que Lucine est seule sous ses draps ? Est-ce que ses parents la laissent inviter ses copains ? Est-ce qu’elle rêve ? De quoi rêve-t-elle ? Est-ce qu’elle a complètement arrêté de penser à Gwen ?
« Je veux juste retrouver mon amie. »
Merci pour ton commentaire ^^ (et merci pour tous les autres, ça fait toujours plaisir d'avoir une avalanche de notifications :D)
L'obsession est un thème que j'ai envie de traiter, et je trouve l'adolescence assez intéressante pour ça. C'est une période où on a du mal à gérer le social et à se poser des limites, et où les émotions sont très fortes.
Je m'en vais lire tes autres commentaires de ce pas !
Un premier chapitre qui met l'eau à la bouche et qui présente bien ton histoire, ton personnage principal.
Tes descriptions sont vraiment sublimes et nous plongent bien dans l'ambiance que tu veux installer. C'est vraiment très agréable à lire et prenant. On entrevoit les problèmes liés à l'adolescence, période de la vie bien compliquée pour la plupart d'entre nous ! Gwen semble incarner l'adolescente en quête d'elle-même et celle qui est un peu perdu au milieu des autres qui semblent "mieux" qu'elle. Je trouve que tu touches du doigts des sujets très intéressants et j'ai hâte de voir comment tu vas développer tout ça.
La magie fait un peu son apparition, un fantastique dans le sens premier du terme pour l'instant : est-ce vraiment de la magie ou simplement l'imagination de Gwen ?
Pour l'instant, Lucine n'a pas ma sympathie haha. Quant à Josias, j'attends de le connaître !!
Bonne journée ;)
Merci beaucoup pour ce commentaire qui me va droit au coeur ! La problématique de l'adolescence me parle en effet beaucoup, et je compte bien continuer à l'exploiter !
Pour ce qui est de la magie, je ne peux pas promettre que la réponse viendra rapidement :p
Bonne journée !
Je suis tombé sur ton histoire un peu par hasard, et lorsque j'ai vu que ça parlait de magie, j'ai directement commencé à lire ce premier chapitre.
Je trouve ton histoire très chouette, et j'ai hâte de voir ce que ça va donner par la suite ! :D
Merci beaucoup pour ce retour. Le chapitre 1 ne laisse pas forcément beaucoup d'indices sur la suite, mais j'espère que l'histoire te plaira !
(Et oui, ça va évidemment parler de magie, tu ne seras pas déçu (j'espère) mais je crois que le résumé est clair à ce sujet x) )