Mes poings s'abattaient encore sur son visage meurtri. Il n'y avait rien d'autre que le rouge, que la rage. Le sang coulait de mes mains, écorché à force de cogner. Mes tympans étaient comme obstrués, étouffés par un silence irréel, comme si je me trouvais sous l'eau, je n'entendais rien. Je sentais des mains tenter vainement de m'attraper, mais aucune semblait vraiment y parvenir, ou alors était-il trop effrayé pour vraiment essayer. Pendant que ces mains tentaient encore de m'attraper, deux bras puissants s'enroulèrent enfin autour de moi et me tirèrent en arrière. Je ne résistai pas. L'ennui reprit aussitôt sa place, étouffant toute ardeur. Mon regard glissa sur le carnage que j'avais laissé derrière moi, avec une indifférence glaciale. Cela n'avait aucune importance.
— Maeve..., souffla une voix derrière moi.
Mon père me maintenait contre lui avec la force imperturbable d'un ours. Son souffle, cependant, trahissait quelque chose, la peur peut-être, la lassitude sûrement. Je sentais la chaleur de son corps dans mon dos, mais elle ne perçait pas la glace qui m'enserrait. Mes yeux restaient fixés sur le visage défiguré, méconnaissable, gisant à quelques pas. Le sang s'étalait comme une peinture grotesque, maculant le sol, mes vêtements, ma peau. J'eus presque envie de rire tant tout cela paraissait irréel, comme si la scène se déroulait derrière une vitre épaisse. Aussitôt, quelques personne s'amassèrent autour de lui, comme des mouches autour d'un tas de merde. Une fois certains qu'il était en vie, mon père m'entraîna dans sa voiture après un coup d'œil sur le garçon. Nous attendîmes ainsi, pendant quelques dizaines de minutes, dans un silence pesant, installé au chaud dans sa Ferrari rouge. Ma mère nous rejoignit ensuite, probablement sur les nerfs si nous considérions la force avec laquelle elle avait claqué la porte de la voiture, ce qui fit tressaillir son mari, éperdument amoureux de sa voiture. Un calme plat s'installa pendant que nous quittions la rue. Mon père serrait ses mains autour du volant et sa mâchoire se contractait tandis que je fixais la fenêtre. Ma mère, elle, claquait sa langue contre son palais, tendu.
— Tu peux m'expliquer ce qu'il s'est passé ? Qu'a bien pu faire ce pauvre garçon ? Demanda-t-elle au bout de quelques minutes.
Je ne levai pas les yeux vers eux. Je répondis d'une voix morne.
— Parce que cela à de l'importance ?
Ma mère soupira.
— Tu es exclue de cette école, encore. J'ai tout fait pour que tu ne sois pas totalement rayée des écoles du périmètre. Quant à sa mère, elle a décidé de ne pas porter plainte en échange des frais médicaux payés et que tu ne croises plus la route de son fils.
Je me contentai de hausser les épaules.
— Il a insulté tes bouquins. Alors, j'ai tapé
Je pinçai les coins de ma jupe entre mes doigts, comme pour écraser un semblant de nervosité et tenter de faire passer la pilule. À ma grande surprise, un éclat de rire secoua mon père, bref et presque déplacé, avant qu'il ne retrouve son calme, comme si rien ne s'était passé.
— Excusez-moi, femme, commença-t-il, posant sa main sur sa cuisse. Mais, je considère qu'elle a bien fait. Dans cette famille, on se soutient les uns, les autres. On trouvera un nouvel établissement.
— Kill, grogna ma mère.
Je le vis, du coin de l'œil, doucement remonter sa main le long de la cuisse de sa femme, tentant de la distraire. Mais, un autre grognement lui répondit. Il me lança un regard complice à travers le rétroviseur.
— Tu as pris des photos intéressantes aujourd'hui ?
— Mhmh.
Mon regard se perdit dans l'horizon encore une fois. Soutenir ma famille ? Est-ce pour cela que j'avais battu presque à mort ce garçon ? Je ne sais pas. Tout ce que je savais, c'est qu'il avait osé porter atteinte aux travaux de ma mère avec ses paroles débiles et son air supérieur. Et, pourtant... je ne pensais pas moins que lui des romans à l'eau de rose qu'elle s'évertuait à écrire. Je savais qu'ils rencontraient un certain succès, mais moi ? Je n'y voyais qu'une farce, une succession de clichés risibles. Malgré tout, je n'avais pas hésité. Mon poing était parti seul, comme mû par un instinct primitif, sans même attendre mon accord. Ce n'était pas ma première bagarre. Le problème, c'est que, peu importe l'école, de la petite section à l'université où je mettais les pieds, tout finissait toujours à feu et à sang. Mes yeux se posèrent sur le petit appareil photo que mon père avait lancé sur mes genoux après m'avoir jeté dans la voiture. Oui, j'avais pris des photos intéressantes, presque beaux, si l'on pouvait qualifier ainsi la laideur d'un visage tuméfié, que j'avais pris entre deux coups, ou le chaos d'une bagarre interrompue. Les couleurs, la lumière, les ombres... tous semblaient plus vivants que moi à cet instant. Je caressai machinalement le boîtier, sentant sous mes doigts les éraflures laissées par le temps. Cet objet avait toujours été mon refuge, un écran entre moi et le monde, une manière de regarder sans être touchée. Mon père ne disait rien. Il conduisait en silence, les yeux fixés sur la route, mais je pouvais sentir son regard peser sur moi dans chaque reflet du rétroviseur.
— Je vais te programmer une séance chez le Docteur Tael, proclama ma mère.
Cette phrase seule me donnait envie d'ouvrir la portière et de me jeter sur la route, mais je ne dis rien. Serrant juste le petit appareil contre moi. Mon père se figea, tout aussi ravi que moi. Ce psychiatre de mes deux... chez qui s'étendre sur le divan était devenu une routine, je lui confiais des vérités qui le secouaient et en échange il me prescrivait des médicaments dont l'ordonnance finissait déchiqueté à la poubelle. Soyons franc, j'éprouvais une certaine satisfaction à rendre miette ce bout de papier devant ses yeux maintenant habitués. Cela ne menait à rien.Cela n'avait jamais aidé.Et, cela ne le ferait sans doute jamais. Pourtant j'acquiesçais, le visage neutre, comme si cela avait du sens. Une fois à la maison, je descendis doucement les marches pour atteindre le sous-sol, désireuse d'éviter mes parents. Là où Atlas, mon frère, rangeait ses toiles. Je slalomais entre les œuvres, tout aussi débordant d'amour, de fleur et de petit arc-en-ciel que je pourrai en vomir des paillettes. Atlas était le dernier de la famille, un être de lumière descendu pour nous accorder son pardon et sa bénédiction divine, ou quelque chose du genre. Un être si béant de normalité avec ses émotions à la con et sa naïveté a deux balles que ça en devenait presque asphyxiant. Je levai les yeux devant sa dernière toile, des roses bleus entrelacée en un nœud complexe, ceci étant dit, j'aimais la symbolique des épines vénéneuse et de la délicate givre qui recouvrait les pétales. Il avait du talent, je ne pouvais le nier, mais les cœurs sucrés qu'il jetait dessus, me dégoutait au plus haut point. J'atteignis enfin, me direz-vous, une petite porte cachée par le bazar d'un artiste en herbe et détachait la clé de mon cou avant de l'insérer dans la serrure. J'enfonçai la porte au clic, et entrai dans mon repaire, le seul endroit qui me connaissait comme sa poche, le seul endroit où je pouvais être moi, mon studio photo. L'espace était grand et comporter une chambre noire au fond pour développer mes photos, j'aimais les lumières rouges et le calme qui régnait dans cette pièce. Juste avant un studio, avec un long drap blanc, des lumières de ton, couleurs et tailles différentes, un dressing et des décors, et accessoires, précédait mon havre de paix. Je traversais la salle d'un pas pressé et ouvris la porte. Dans la chambre noire, l'odeur âcre du révélateur me piquant les narines, j'ai plongé dans le développement de mes photos, cherchant refuge dans le monde familier des images figées, loin du tumulte de cette affection qui me donnait de l'urticaire. Le silence feutré m'enveloppant comme un baume. c'était ma façon de faire taire le bruit.Je ne ressentais que le vide. Ce vide imbattable et implacable. Uniquement supportable quand la rage finissait par brouiller ma vue et bouillir dans mes veines. La violence était devenue un refuge, une façon d'échapper à ce vide qui me hantait. Un cycle sans fin : le vide engendrant la violence, la violence laissant place à un vide encore plus profond. Et au milieu de tout cela, moi, prisonnière de cette spirale infernale, cherchant désespérément une issue. La même échappatoire que représentait cette chambre noire, avec ses ombres et ses lumières vacillantes, qui devenaient le reflet de ma propre violence, une violence sourde et contenue, prête à exploser à tout moment.La dernière photo de la série séchait enfin, accrochée à la corde à linge improvisée. Je jetai un regard sur le côté et attrapai le petit recueil photo noir posé sur la table de travail. Un sourire froid étira mes lèvres lorsque j'ouvris la première page. L'image me sauta aux yeux, crue et brutale : un chat, un vieux matou gris, gisait sur le sol, le crâne défoncé, un œil vitreux fixant le vide. Du sang séché maculait sa fourrure, et une patte était tordue dans un angle anormal. Ma première photo. La technique laissait à désirer, c'était évident. Le cadrage était approximatif, la lumière blafarde. Mais peu importait. Je ressentais encore le frisson, parcourir mon corps en me remémorant ce moment. La pierre lourde dans ma main, l'impact sourd contre le crâne, le craquement des os... Je l'avais abattu avec une rage froide, une détermination implacable. Encore et encore, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ce n'était ni la première ni la dernière fois que je laissais la violence m'envahir, m'entraîner dans ses profondeurs obscures. Mais, à cet instant précis, rien d'autre n'avait d'importance. Lorsque la pierre avait heurté la tête du chat, une décharge électrique avait parcouru mon être. Je m'étais sentie... vivante. Comme si une sensation s'éveillait en moi, une force primitive et sauvage. Une sensation de puissance absolue, d'emprise totale sur la vie et la mort. J'avais alors sorti mon appareil photo de mon sac à dos, les mains tremblantes d'excitation, et j'avais immortalisé cette scène macabre.
Mon œuvre d'art.
Ne vous méprenez pas, je ne tabasse pas des animaux sans raison. Ce matou était déjà en piteux en état quand je l'ai découvert, j'avais juste mis fin à ses souffrances. Ma mère m'avait offert cet appareil photo après mon exclusion du troisième établissement scolaire en un an. Apparemment, les parents d'élèves n'appréciaient guère que l'on touche à leur précieuse progéniture. Je m'étais forcé à... ressentir quelque chose. N'importe quoi. Alors, en plein cours, je m'amusais à tailler mes crayons. Je les affûtais avec une application maniaque, jusqu'à obtenir une pointe d'une finesse presque dangereuse. Puis, profitant d'un moment d'inattention du professeur, je plantais cette arme improvisée dans ma cuisse. Une, deux, trois fois. Des points rouges apparaissaient sur ma peau, minuscules taches de sang sur la toile vierge de ma jambe.Mais je ne ressentais rien.Pas la moindre douleur. Pas la moindre peur.Rien d'autre qu'un vide immense, un gouffre béant dans ma poitrine. Le néant.Folle de rage, je m'étais jeté sur le camarade le plus proche. Je l'avais frappé, lui aussi, avec la même arme, la même fureur aveugle. Je voulais voir, comprendre, savoir. Quelles émotions mon visage devrait-il exprimer ? La douleur ? La peur ? La colère ?Rien. Toujours rien.Les animaux morts que je ramenais à mon professeur, écureuils, oiseaux, grenouilles, n'étaient qu'un autre moyen, tout aussi futile, de faire jaillir une quelconque émotion. La tristesse ? La culpabilité ? La honte ? Le regret ? N'importe quoi qui puisse combler ce vide intérieur.« Il serait préférable que votre enfant reste à la maison », avait finalement déclaré le directeur, les yeux fuyants, la voix empruntée d'une gêne palpable. « Pour son bien, et pour celui des autres. »Encore un qui me conseillait de disparaître. De m'effacer.Ma mère m'avait alors récupéré, le visage défait, les yeux rougis. Son corps tremblait d'une rage que je ne comprenais pas. Une rage qui me semblait bien trop familière même si je n'en comprenais pas la source. Puis cela m'avait frappé. J'étais le problème. Le poids de ce constat pesait sur ses épaules, la rongeait de l'intérieur. Mais moi, je restais de marbre. Indifférente.Je refermai le recueil avec un soupir. L'ennui m'envahissait de nouveau. Je vérifiai que la porte de la chambre noire était bien verrouillée, puis je montai me coucher. Quand enfin mes jambes butèrent contre les pieds de mon lit, je m'avachis, laissant mon corps s'enfoncer dans le matelas comme s'il voulait m'engloutir. L'air de la pièce paraissait plus dense, saturé d'un silence pesant. Je sentais encore, dans mes poings, la vibration sourde de l'impact, et l'odeur métallique du sang me collait à la peau, fantôme tenace que même une douche n'aurait pas chassé. Il ne me fallut pas longtemps avant de m'endormir tandis que les cris d'autres élèves m'atteignaient enfin, me câblant du seul terme qui m'avait suivi jusqu'ici :
« Monstre »