Chapitre 1. Où Lili-Jeanne cherche un cadeau pour sa belle-mère.

Lili-Jeanne prend soudainement son meilleur ami par le bras et trépigne de joie, secouant ses petites nattes noires dans tous les sens.

– William ! Je pense que c'est ici que nous devrions aller !

La jeune fille à la peau sombre pointe du doigt une petite boutique, dans l'allée des commerçants de la cité de Rosefrugal, renfoncée entre un magasin de gaufres et une échoppe d'écharpes. L'endroit ne semble pas payer de mine, avec une enseigne toute cabossée, qui indique « Magasin bizarre d'objets pleins de bizarreries », écrit en lettres calligraphiées (ça fait beaucoup de bizarreries, mais au moins, le message est clair).

L'intérieur est mal éclairé, et cela sent la poussière même depuis l'allée en pavés colorés sur laquelle se trouvent les deux amis. William fait la grimace, et touche la plume de son chapeau. Quand Lili-Jeanne lui a annoncé qu'elle souhaitait faire les boutiques pour trouver un cadeau, il s'était plutôt attendu à des frous-frous, de la dentelle et des rubans dans tous les sens, pas un magasin de vieilleries.

– Vraiment ? dit-il, les lèvres pincées, cachant mal sa désapprobation (sans grande réussite ; Lili-Jeanne reste pleine d'enthousiasme).

– Bien sûr ! Je veux trouver un cadeau original ; je ne dois pas aller dans les mêmes boutiques que tout le monde.

La belle-mère de Lili-Jeanne, la seconde épouse de son père, organise le lendemain une fête durant laquelle elle va révéler le sexe de son bébé à venir. Si Lili-Jeanne, future grande sœur pleine d'impatience, a déjà commencé à acheter des peluches et des petits vêtements, elle n'a rien prévu pour la future maman (et franchement, qui est le plus méritant dans un accouchement, on peut se le demander, entre la mère et le nouveau-né).

– Tu sais, Lili, quand je te disais un cadeau pour ta belle-mère, je pensais simplement à, je sais pas moi, un savon, ou un vêtement. Quelque chose de normal, en bref.

Lili-Jeanne hausse les épaules et secoue ses nattes, terminées par des perles de couleur. La normalité ? Pff, très peu pour elle. Et puis franchement, que ferait sa belle-mère d'un énième savon ou vêtement, alors que la salle de bain déborde de produits de beauté et que l'armoire refuse d'accepter le moindre vêtement supplémentaire ? (et puis qui offre des savons ? Veut-on envoyer le message aux gens qu'il faudrait qu'ils se lavent davantage ?)

– J'en suis sûre, je trouverais ici ce qui me plaît.

– Mon chapeau, gémit William en prenant à deux mains son couvre-chef.

Le jeune homme vient d'acheter chez son chapelier préféré l'un des derniers modèles mis en vente, appelé Séduction incognito. La plume qui l'orne est dotée d'un charme tout particulier, qui le rend spécialement attirant aux yeux des gens. C'est évidemment le genre de charme qui ne dure guère, mais il pouvait le porter pendant au moins trois semaines, lui avait garanti le chapelier, et il espère briser quelques cœurs. Ce n'est certainement pas le genre d'accessoires que l'on a envie de traîner dans une boutique de vieilleries poussiéreuses.

Lili-Jeanne rit, et sans s'arrêter aux jérémiades de son meilleur ami, pousse la lourde porte en chêne. Qu'est-ce qu'il peut être vaniteux ! (et, accessoirement, la poussière, ça se nettoie)

Le carillon émet un petit hululement avant qu'elle ne passe la porte, pour prévenir la propriétaire. Lili-Jeanne ne peut retenir un glapissement de joie en voyant la boutique.

Si l'odeur de poussière est bel et bien présente, l'aspect miteux de l'extérieur ne se reflète pas du tout à l'intérieur ; au contraire. Par un système de vitraux multicolores installés au plafond, la boutique est pleine de lumières iridescentes, et le soleil vient déposer ses rayons sur les différents objets tout autour, les nimbant d'une aura. Il y a des colliers magnifiques avec des perles blanc nacré, des lampes qui semblent abriter des génies orientaux, des vieux grimoires dont les pages frémissent, impatientes qu'on les lise, des vêtements brillants dont le tissu semble être magique, et des bibelots en tout genre, dont Lili-Jeanne ne parvient pas toujours à déterminer l'intérêt (si tant est qu'ils en ont un).

– Hé, grogne le tapis. Essuie-toi les pieds avant de rentrer.

Lili-Jeanne obéit, totalement ravie de cet artefact un peu grognon, tandis que William, qui la suit, ne peut retenir lui-même un petit sifflement. Il passe machinalement le doigt le long des portoirs de vêtements, sans doute à la recherche de quelque chose qui viendrait compléter son sublime couvre-chef.

Un chat blanc, aux yeux vairon et aux poils longs vient se frotter contre les jambes de la jeune fille, précédant sa maîtresse, une femme sans âge, à la peau noire et au crâne rasé, avec des boucles d'oreille rouge vermillon grandes comme des assiettes à dessert (mais personne ne voudrait manger dans ce genre d'assiette). Elle les regarde par-dessus ses petites lunettes à montures dorées, et leur sourit, d'un sourire inquiétant tant ses dents sont blanches. Mais Lili-Jeanne ne veut pas entamer son enthousiasme, et préfère qualifier ce sourire de mystérieux. Beaucoup plus romanesque.

– Jeune demoiselle, jeune homme, je suis ravie que vous ayez pénétré à l'intérieur de ma modeste boutique. Quel âge avez-vous ?

– Treize ans, et j'ai de quoi vous payer, précise Lili-Jeanne, qui ne veut certainement pas pas passer pour une voleuse.

Son âge peut inquiéter une vendeuse, elle le comprend, et agite alors sa bourse comme s'il s'agissait d'un précieux talisman.

– Très bien. Alors plutôt ici pour les bijoux précieux ou pour les bibelots d'art recherchés à travers le monde entier ?

– Oh, rougit la jeune fille.

Elle n'aurait peut-être pas du secouer sa bourse sous le nez de la commerçante. Elle n'est pas aussi riche ! (Non, mais franchement, elle vient de dire qu'elle avait treize ans. La femme l'a-t-elle seulement écoutée?) Heureusement, la vendeuse comprend tout de suite sa gêne et se contente de sourire à nouveau.

– Souhaitez-vous que je vous fasse quelques propositions, ou préférez-vous vous laisser par votre instinct et par la boutique elle-même ?

William soupire. Il ne la sent pas vraiment cette boutique, et pourtant, il a l'habitude de faire les magasins. Il lisse la plume de son chapeau, mais, à son grand mécontentement, la propriétaire de la boutique ne semble pas très sensible à son charme (à moins que ce soit son chapeau qui ait un problème ? Le chapelier l'aurait-il dupé?)

Cependant, Lili-Jeanne acquiesce avec joie. Se laisser guider par son instinct, voilà quelque chose qui convient à son caractère. Elle se met à farfouiller avec bonheur dans les étalages, n'hésitant pas à fouiner dans les coffres et à parcourir les portants de vêtements. Elle repère d'abord un sublime scarabée, qui en fait dissimule une boîte secrète en son cœur. On a toujours besoin d'une boîte pour cacher ses secrets non ? Mais William secoue la tête. Elle jette alors son dévolu sur une jolie boîte à musique, surmontée non pas d'une ballerine comme d'ordinaire, mais d'un bûcheron brandissant sa hache. Elle démarre la boîte et la musique retentit, une musique violente et sauvage.

– Franchement, entre ça et les cris d'un nourrisson, c'est le meilleur moyen de rendre ta belle-mère sourde, commenta William.

Lili-Jeanne fronce le nez, mais elle a reçu le message.

C'est alors qu'elle voit la fourchette.

Ce n'est pas une simple fourchette en fer blanc, classique, que l'on peut retrouver à toutes les tables. Au milieu d'un coffre de vaisselle, elle ressort pourtant avec un éclat lumineux. Il y a des verres multicolores, des tasses en porcelaine ornées d'un fil d'or et des assiettes peintes à la main, décorées de fleurs et d'animaux sauvages, mais le regard de la jeune fille est happé par ce couvert.

Elle est sans doute en argent, le métal étincelant, avec le manche orné d'entrelacs et de minuscules fleurs. À la naissance des pics, on distingue une petite étoile, avec un minuscule A. L'artiste ? Le destinataire original de cette fourchette ?

Lili-Jeanne la prend dans sa main, et instinctivement, prend conscience du pouvoir de l'objet.

Cette fourchette peut rendre toute chose délicieuse.

C'est un artefact, un objet magique avec un grand pouvoir !

– Une fourchette, sérieusement, Lili ? C'est de pire en pire, commente William, avant qu'elle ne lui mette l'objet de force dans les mains. Oh bah ça alors, s'étonne-t-il. Une fourchette qui rend tout délicieux...

Il ne peut s'empêcher de faire une moue de surprise, partagé entre la jalousie que Lili-Jeanne l'ait trouvé avant lui et l'admiration.

– C'est un artefact, William. Un artefact ! Tu te rends compte ?

– Je me rends compte, Lili-Jeanne. Ma famille en possède des dizaines.

Lili-Jeanne lève les yeux au ciel. Elle déteste quand William lui rappelle à quel point il vient d'une famille à la fois ancienne et aisée, qui possède beaucoup d'argent et beaucoup de pouvoir. Dans sa famille aussi, ils ont des artefacts ! Mais elle n'en avait jamais vu à vendre.

Tout le monde connaît l'existence des artefacts, et tout le monde en a déjà vu, voire en possède. La plupart des familles cependant se les lègue de père en fils, ou de mère en fille. Le plus connu des artefacts est la couronne de sagesse, porté par le noble souverain de Rosefrugal, mais chez Lili-Jeanne, un grand pendule orne le hall d'entrée, capable de répondre aux ordres et de donner des informations sur chacun des membres de la famille, ainsi qu'une bouilloire qui se remplit toujours d'eau. Il y en a d'autres, des moins importants et moins utiles (notamment un miroir à insultes. On peut se demander quel genre de magicien a l'idée de créer ces objets).

Rien à voir avec les objets ensorcelés que l'on peut acheter dans n'importe quelle boutique. Pour créer un artefact, le magicien doit céder une petite part de lui-même.

– Mais en as-tu déjà vu à vendre ? Personnellement, tous les artefacts que je connais sont des héritages.

– C'est vrai, reconnaît William, qui fronce ses sourcils bruns, et ôte son chapeau, signe d'une grande réflexion. Je n'ai même aucune idée de la valeur de ce genre d'objets. Combien cela peut-il coûter ?

La question n'était même pas venue à l'esprit de la jeune fille. Il y a quelque chose en elle qui lui dit qu'il lui faut cet objet. Elle ne saurait comment le dire, mais elle se sent reliée à lui. Que pourrait-elle offrir d'autre à sa belle-mère, maintenant qu'elle a eu cette idée ? Elle se tourne alors vers la commerçante, derrière le comptoir, qui astique un bibelot en forme de chat rouge et or, dont la patte ne cesse de bouger de l'avant vers l'arrière. Elle les regarde derrière ses lunettes, qui soudain se fument, comme pour dissimuler ses yeux. Des lunettes ensorcelées – artefact ou simple charme temporaire ? L'effet reste saisissant quoi qu'il en soit.

– Madame ? Je souhaiterais acheter cette fourchette.

Elle a mis sa phrase au conditionnel : elle n'a sans doute pas les moyens de l'acheter. Mais la supplication dans sa voix est sans équivoque. Elle la veut, cette fourchette.

– Ceci est un artefact, mademoiselle, je pense que vous avez du vous en rendre compte. Un objet dont les pouvoirs ne s'estompent pas avec le temps.

Lili-Jeanne hoche la tête. Elle en a bien conscience et elle sait ce qu'est un artefact. Pourquoi les adultes parlent-ils toujours aux enfants comme à des être dénués d'intelligence ? (Sans doute parce qu'ils ont oublié ce qu'ils ressentaient quand ils étaient enfants.) Cela ne lui dit pas le prix. Devant son silence, la femme reprend la parole :

– Je constate que vous savez peu de choses au sujet des objets magiques, mademoiselle. Si l'artefact vous attire, c'est qu'il est pour vous. Les lois de la magie sont plus fortes que celles du commerce. On peut bien sûr vendre ou acheter un artefact, mais seulement si l'objet ne nous parle pas. Celui-ci est depuis quelques temps dans ma boutique, et vous êtes la première qu'il interpelle.

– Peut-être parce que personne ne rentre dans ce genre de boutique, grogne William dans sa moustache, suffisamment fort toutefois pour que sa meilleure amie l'entende.

– Il est donc à moi ?

La femme incline la tête, faisant vibrer ses gigantesques boucles d'oreille.

 

**

 

Le magicien se raidit au-dessus de son atelier, et repose le flacon de poussière de fée qu'il tenait dans la main. Il se précipite vers un coffre en bois, situé à l'autre extrémité de la pièce. Vide. Sur le coussin de velours rouge et or se trouve évidemment toujours la couronne de topaze, sur laquelle il a travaillé durant un certain temps, mais en-dessous, là où se cachent certains de ses plus précieux objets, plus rien.

– Léon ! hurle-t-il avec une voix à réveiller les morts.

Le dénommé Léon (qui n'est pas mort, mais souvent dans la lune, il faut le reconnaître) arrive en courant, ses cheveux roux bouclés dans tous les sens, s'essuyant à la hâte les mains sur son tablier.

– Maître ? Je rempotais vos plants de dévorellys et...

– Je n'ai strictement rien à faire de tes histoires de jardinage, Léon. Où sont les objets magiques situés dans le coffre ?

Léon s'empourpre. Son maître semble calme en apparence, mais le ton de sa voix se révèle terriblement effrayant. Ses yeux noirs lancent des éclairs et Léon ne peut que se dandiner en bredouillant des choses que lui-même ne comprend pas.

– Bien. Nous allons finir les missions les plus urgentes. Et nous partirons. Nous avons un artefact à retrouver.

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