Chapitre 1 : Pas de trois sur la plaine

Lianna n’avait jamais plongé au travers d’un portail. Elle en avait entendu parler en lisant des vieux livres dans la bibliothèque du palais, ceux que tout bon Mesric devrait lire pour se préparer aux potentiels qu’il était susceptible d’affronter mais que personne ne prenait jamais la peine de consulter.

Les créateurs de portails étaient encore plus rares que les maîtres du temps dont faisait partie son équipier. Selon les livres, ils étaient capables d’utiliser leurs force mentale pour courber la trame même du monde afin de faire communiquer deux points qui n'auraient jamais dû entrer en contact.

Mais aucun bouquin ne décrivait la sensation de déchirement qui accompagnait le franchissement d’un portail, ni la confusion qui accompagnait l'atterrissage. Confusion renforcée par le troupeau de chevaux sauvages qui leur fonçait dessus.

Ce n’est que par miracle qu’ils réussirent à esquiver la charge des équidés sans blessures. Mais ils n’étaient pas préparés à la scène qu’ils découvrirent quand leur champ de vision se dégagea. Une jeune femme à pied était sur le point de se faire tuer par une troupe armée. Sa silhouette frêle et son bâton ne pouvaient pas faire grand chose contre la puissance de ses adversaires. À ses pieds gisait un cheval qui avait l’air mal en point, s’il n’était pas déjà mort.

L'entraînement d’un Mesric le poussait à analyser la situation en toute circonstance. La mort de cette femme, s’il elle serait regrettable, ne leur causera aucun tort. Elle pourrait même leur fournir la diversion nécessaire pour s’enfuir. La survie requiert de la rationalité. Lianna était une Mesric. Elle était quelqu’un de rationnel.

Mais, lorsqu’elle sentit un frisson parcourir son échine, Lianna se rappela qu’elle était accompagnée de quelqu’un qui était peut-être un Mesric de nom, mais pas encore de cœur, et surtout pas d'entraînement. Lorsqu’elle tourna la tête vers Jack, il n’était déjà plus là. Tordant le temps comme une lingère tordrait un tissu mouillé, il s’était précipité vers les belligérants, interceptant de son épée la lame meurtrière qui cassa net sous le choc. 

De la piètre qualité pour des soldats qui soit n’étaient pas assez haut gradés pour avoir mieux, soit n’avaient pas fait du combat armé leur spécialité. Lianna siffla la combinaison “diversion” et se précipita vers son coéquipier.

Quelques secondes plus tard, leurs lames chantaient à l’unisson en s'abattant sur les ennemis. D’un revers, elle tranchant la main dominante d’un homme, esquivant sa riposte en se baissant. Pivotant sur un genou, elle lui assena un coup ascendant qui le mit hors d’état de nuire. Blessant et repoussant à la pointe de leurs lames, ils parvinrent à éloigner les belligérants de la jeune femme et du cheval.

Les sifflements la prirent presque par surprise. “Danger. En bas”. Son esprit se méfia une seconde de l’avertissement de Jack. Mais son corps conditionné par les années d'entraînement réagit immédiatement. Elle sauta, le plus haut possible, à l’instant où la terre s’ouvrait sous elle comme pour l’avaler.

Des Lindell ? Impossible, le portail s’était refermé derrière eux. Mais comment? Seule une personne avec un nom pouvait avoir le potentiel de manipuler la terre. Mais alors…

Avant qu’elle ne trouve une réponse satisfaisante à sa question, et avant même qu’elle n’atterisse, une des dagues de Jack se planta dans l’épaule de l’homme qui contrôlait la terre. Il hurla. Le sol redevint dur, juste à temps pour que Lianna puisse assurer son atterrissage.

Ils échangèrent quelques mots dans un langage inconnu. Des mots emplis de peur et de douleur. Puis ils commencèrent à reculer, d’abord lentement puis de plus en plus vite. Sans qu’elle puisse l’en empêcher, Jack avança pour pousser leur avantage. 

Soudain, le vent se leva, un vent trop fort pour être naturel. Une bourrasque percuta son équipier avec la force d’une pierre, l’envoyant voler en arrière. Le temps que Lianna ne le rejoigne, la troupe avait disparu, sans qu’on puisse déterminer la direction qu’elle avait prise. Lianna jura. 

Maudits soient les irrationnels. 

***
 

Tuala crut voir la mort, elle vit en réalité un jeune homme blond qui brisa la lame de son ennemi, manifestant une vitesse surnaturelle. Il fut rejoint par une femme dont le style de combat étrange désarçonna les Tetzas. En quelques passes, ils décidèrent les assaillants à battre en retraite. Une bourrasque souleva les cheveux de la Sylvienne, mais elle put voir l’un des Élus matérialiser un vortex dans lequel ses camarades s’engouffrèrent pour disparaître. Elle se redressa, tremblante, plus aucun ennemi n’était visible à l’horizon. 

Elle se tourna vers les deux combattants qui l’avaient sauvée. 

— Je ne sais pas qui vous êtes, mais je vous remercie de tout mon cœur, souffla-t-elle. 

Elle voulut faire taire les soupçons qui agitaient son esprit. Le jeune homme avait utilisé un pouvoir, comme un Porteur de la Marque. Ce qui faisait de lui un être dangereux, et foncièrement opposé à l’existence même des Shelkas. Mais alors pourquoi s’était-il précipité pour la secourir ? 

Un hennissement faible interrompit ses réflexions. Elle fit volte-face vers Äm. Sa jument gisait sur la terre retournée, les pattes tordues et sanguinolentes. Le Lien s’embrasait à chacune de ses difficiles inspirations, jetant une douleur féroce dans les membres de sa compagne humaine. Tuala s’agenouilla près d’elle, Äm tendit ses naseaux plein d’espoir. Après tout, quand elle s’était tordu la cheville, c’était la Sylvienne qui avait pris soin d’elle. Elle ne comprenait pas que l’ampleur de ses nouvelles blessures dépassait de loin les compétences de sa cavalière, et des Arsalaïs. 

Tuala prit une inspiration douloureuse. Personne ne pouvait guérir sa jument. Elle ne devait pas la laisser souffrir. Elle sortit son couteau d’os et le glissa sous la mâchoire de l’équidé, à la jonction avec l’encolure. Äm perçut son intention et eut un sursaut, mais déjà la lame perçait sa peau et ses vaisseaux. 

Tuala se courba sur l’animal agité de spasmes. 

— Dôson êk ti-ylam, Äm-gananda, shatiba-hê, sanglota-t-elle. 

Le Lien se rompit alors, elle étouffa un hurlement. Elle se redressa, tant bien que mal. Plus tard, les pleurs. Pour l’heure, elle devait mettre au clair la situation des deux étrangers. 

— Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? leur lança-t-elle en helmët. 

***

Jack se redressa en grognant contre le sol beaucoup trop dur pour son dos. Il s’était ramolli à force de tomber sur les tapis des salles d'entraînement du palais. Mais rester à terre quand on n’ignore tout du terrain n’était pas une bonne idée, loin de là. Alors, basculant vers l’arrière pour prendre de l’élan, il posa une main derrière sa tête et d’un coup de reins, bondit sur ses pieds.

Heureusement, sa chute n’était pas parvenue à lui faire lâcher son arme. Cela n’aurait pas eu d’importance de toute façon puisque leurs ennemis avaient disparu. Ne restait plus que la jeune femme qu’ils avaient sauvé.

Son regard croisa celui de Lianna. La colère se disputait à une pointe d’inquiétude dans les pupilles de sa coéquipière. Il pouvait la comprendre. Il avait ignoré tout ce qu’on avait tenté de lui inculquer depuis des mois. Mais il ne pouvait pas regretter d’avoir boudé des consignes qui l’auraient obligé à laisser quelqu’un mourir.

Doucement, il s’approcha de la concernée, sentant Lianna se placer derrière lui. Mais chose imprévue, quand elle s’adressa à eux, ce fut dans une langue tout à fait inconnue. Il fut incapable de saisir le moindre mot de ce qu’elle baragouina et un coup d’oeil à Lianna lui fit dire qu’elle non plus n’avait rien compris.

Puis, sans leur prêter plus attention, la femme se pencha vers son cheval. Un coup d'œil sur les blessures de celui-ci suffisait à comprendre qu’il ne se relèverait pas. L’inconnue récita quelques mots de ce qui avait le rythme d’une prière avant de sortir une lame d’os pour achever l’animal d’un coup rapide. Au moment où il rendit son dernier souffle, Jack la vit étouffer un hurlement. Son instinct lui soufflait qu’il y avait quelque chose de plus qu’une relation monture-humain entre les deux.

Elle tenta à nouveau de leur parler, sans qu’il n’y comprennent plus de chose…  Mais comment était ce possible?

— Elle fait peut être partie d’une tribue isolée des terres lointaines, supposa Lianna. S’ils n’ont pas de contact avec les autres, ils n’ont pas pu apprendre la langue commune.

— Cela va être pratique pour se faire comprendre, ironisa t-il.

Réfléchissant intensément, Jack opta pour la solution la plus simple. Il se désigna du doigt.

— Jack

Puis il désigna sa coéquipière.

— Lianna

Il pointa du doigt leurs armes, puis eux.

— Combattant. Mesric.

Puis il la désigna.

— Qui ?

À défaut de saisir le sens des mots, elle comprendra peut-être l’intention.

***

Tuala fronça les sourcils devant l’air ahuri des deux combattants. Ils ne comprenaient visiblement pas l’helmët, pourtant la couleur de leur peau indiquait qu’ils venaient de Caèrne. Elle tenta une phrase en tetza sans plus de succès. Le jeune homme se désigna alors, énonçant sans doute son nom “djak”, puis celui de sa compagne “liana”, avant d’exposer ce qui était sans doute le nom de leur peuple. Tuala n’avait jamais entendu ces mots, alors même que le territoire des Volques couvrait le centre de Caèrne, entrant en communication avec ceux de presque tous les peuples de l’île-continent. Enfin, elle ne se prétendait pas savante non plus. Ils devaient venir d’un endroit très reculé.

— Tuala, énonça-t-elle en se désignant. Namnete. Volque. 

 Elle fit un geste plus large en disant le nom de sa tribu et de son clan. 

— Merci, reprit-elle en s’inclinant, espérant que les deux personnes comprennent l’intention. 

Elle se redressa rapidement. Elle devait alerter son convoi de l’avancée inquiétante des Tetzas. Elle appela mentalement le cheval le plus proche. Heureusement, le troupeau ne s’était pas beaucoup éloigné et un étalon, Falk, arriva au galop. Elle grimpa à crue, sa monture s’élançant immédiatement, contaminé par sa nervosité. 

Mais des cris la firent ralentir. Tuala se tourna vers les “Mésrik” qui couraient après elle en agitant les bras. Ils avaient l’air perdus, peut-être l’étaient-ils. En tout cas, ils ne voulaient pas être abandonné au milieu de la plaine. La Sylvienne fit stopper Falk et appela d’autres chevaux. Après un temps d’hésitations, les étrangers grimpèrent sur le dos de leur monture qui emboitèrent le pas à celle de Tuala. 

Le vent fouettait l’étendue herbeuse, de plus en plus pressant. Des nuages houleux s’amassaient à l’horizon. Un orage galopait vers eux. 

 

***

Jack fut étrangement content que son système primitif de communication ait marché. Il n’aurait pas vraiment parié là dessus mais l’étrangère, Tuala, sembla enthousiaste. Il put enfin poser un nom sur une personne, et même sur un endroit. Malheureusement cela ne fut pas pour le rassurer.

— Est ce que ces noms te disent quelque chose, chuchota t-il à Lianna?

— Absolument pas, répondit t-elle sur le même ton.

Il pouvait deviner le visage crispé de son équipière sans même le voir. Mais avant qu’ils n’aient eu le temps de réagir, un cheval s’approcha de Tuala et elle grimpa sur son dos avant de partir au galop. Elle allait vraiment les laisser là.

— Eh!

Sans réfléchir, Jack se mit à courir, suivi pas Lianna. Il agita les bras, conscient qu'un lancer de couteau ne ferait que blesser et donc rendre hostile celle qui était en train de leur échapper.

— Jack, ton potentiel idiot ! Fais la ralentir!

Par les oiseaux, bien sûr ! Au moment où Jack se concentra pour saisir la pulsation du temps, la jeune femme sembla enfin se rendre compte qu’il y avait un problème. Elle les regarda avec un air étrange.

— Si elle repart, elle se prendra une dague dans le dos, siffla Lianna.

Même si elle ne comprit pas forcément le sens de ces mots, Tuala parut saisir le problème. Quelques secondes plus tard, deux chevaux s’approchaient d’eux. Le jeune homme était de plus en plus convaincu qu’elle possédait un potentiel de contrôle animal.

Jack regarda Lianna qui hocha la tête. Il saisit la crinière de l'équidé le plus proche et bondit sur son dos. Les trois chevaux partirent immédiatement au grand galop.

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