Les premières lueurs de l'aurore venaient de se lever sur les plaines froides de Tyrnformen. Une fine couche de neige recouvrait déjà la ville d'Isendorn et les habitants, les bras chargés de paniers ou tirant d'énormes chevaux se dirigeaient tous vers la grande place de la ville. C'était jour de marché aujourd'hui, et le prince Aranwë descendait de son palais pour sa sortie hebdomadaire parmi les habitants du peuple. Tout devait être parfait pour ne pas avoir de problèmes avec la garde et le collecteur d'impôts qui le suivait partout où il allait. Chacun faisait bien attention à ne pas paraître suspect, par crainte de représailles ou pire.
Accoudé à la fenêtre de sa chambre, le regard rêveur, Aranwë Balrarion observait la scène de loin, perdu dans ses pensées. Il ne s'était levé que depuis quelques minutes et attendait patiemment le passage de Marie-Rose, sa domestique et nourrice. Toutes les semaines, il se plaisait à regarder le peuple s'agiter à l'aube sur la place, sur laquelle il avait une vue plongeante. Il trouvait drôle de les voir courir en tous sens, crier après les voisins pour dix centimètres de place volés, enjoliver tables et marchandises dans le but de faire bonne présentation. Ils faisaient tout ça pour lui, alors qu'en réalité jamais ne lui serait venu l'idée d'arrêter un seul d'entre eux, pas de son plein gré en tout cas. Il quitta son observatoire et se mit à arpenter l'immense pièce qui lui servait de chambre. Un grand lit à baldaquin était positionné en son centre, recouvert d'un drap bleu aux broderies dorées, en désordre. Les coussins étaient, eux, tombés à terre dans la nuit, n'ayant de toute évidence pas apprécié les mouvements brusques de l'homme pendant son sommeil.
Il passa une main dans ses longs cheveux bruns. Ils étaient désordonnés sur l'arrière, plaqués sur le côté droit, emmêlés, indomptables comme à leur habitude. Aranwë poussa un soupir de désespoir. Sa nourrice avait tout tenté pour leur donner une allure convenable sans succès. Vingt-huit ans et toujours incapable de se coiffer correctement. Il se dirigea vers la penderie en traînant des pieds. Pourquoi les nobles devaient-ils s'habiller selon des coutumes qu'il jugeait dépassées quand les gens du bas peuple se contentaient de haillons ? Il trouvait cette coutume peu utile et s'y pliait seulement parce que ça faisait plaisir à son père. Il n'était pas rare de voir traîner Aranwë en tenue de nuit dans le château, par fainéantise.
Il était en train de fouiller parmi les vêtements de son immense garde-robe sans grande conviction, quand la porte s'ouvrit. Une femme âgée, au visage souriant et aux cheveux gris, assez ronde - de la faute au cuisinier, disait-elle - ne tarda pas à apparaître dans l'encadrement de la porte restée ouverte.
« Avez-vous bien dormi, votre Majesté ?
– Parfaitement bien, Marie-Rose, je vous en remercie. Auriez-vous l'amabilité de m'aider à choisir mes vêtements pour ma visite en ville ? »
La vieille dame s'inclina respectueusement et pénétra la pièce. Elle savait parfaitement où se trouvait quel habit, ce qui lui facilita la tâche. Marie-Rose avait été embauchée à la naissance d'Aranwë, elle n'avait pour occupation principale que de s'assurer de sa bonne santé. Dès que le prince avait été en mesure de comprendre les choses, il avait ordonné qu'on lui donne une chambre plus convenable et une plus grande autonomie. Les relations de la nourrice et de « son garçon », comme elle l'appelait souvent, étaient alors devenues très solides, presque impossibles à briser. Marie-Rose lui tendit une longue tunique bleue foncée à manches longues et aux broderies dorées, ainsi qu'un pantalon noir. Aranwë s'en saisit, la remerciant du regard. Elle le laissa seul, pour qu'il puisse s'habiller.
Cinq minutes plus tard, il était prêt. Sa nourrice l'attendait devant la vieille coiffeuse en bois noir. Aranwë s'y installa, et elle commença à lui peigner les cheveux.
« J'ai entendu des choses, dans le château, dit-elle en continuant son activité. »
Aranwë leva les yeux au ciel, en poussant un soupir las. Ce refrain, il le connaissait par cœur.
« Qu'est-ce que mon père a encore fait ? Il a engrossé une de ses femmes de chambre ? Va t-elle se plaindre ? Elle demande combien ?
– Non, non, rien de tout ça, répondit la vieille dame. Le Roi parlait de vous, et du fait que vous n'avez toujours pas trouvé l'amour alors que vous prenez de l'âge.
– Marie-Rose, vous savez bien que s'il apprenait que je suis... que je ne suis pas exactement comme il veut que je le sois... C'est interdit. Je préfère faire vœu d'abstinence jusqu'à sa mort, il le sait très bien. »
La domestique essayait tant bien que mal de défaire un nœud important dans ses cheveux. Aranwë tira une petite grimace de douleur.
« Vous devriez lui dire. Avant qu'il ne le découvre lui-même.
– Je le sais bien. »
Un silence pesant tomba entre les deux individus. Il fut interrompu quelques secondes plus tard par le grincement significatif de la porte qui s'ouvre. Aranwë se crispa légèrement.
« Père, que puis-je pour vous ? demanda t-il d'une voix froide, amère. »
Archibald Balrarion était un homme imposant, la soixantaine, des cheveux noirs et une barbe bien épaisse de la même couleur. Il était jadis renommé comme étant le soldat qui a libéré la ville de Mornepierre de « l'infection magique » qui y régnait. Le peuple l'avait élu roi suite à l'incompétence du dernier, qu'ils avaient traîné sur la place publique et décapité, avec son dauphin et sa femme. C'était un roi respecté, craint, réputé pour sa cruauté envers les autres, ceux qui ne sont pas humains.
« Aranwë, fils, je dois te parler. Marie-Rose, pouvez-vous nous laisser un instant ?
– Bien sûr, mon Seigneur.
– Est-ce que ça ne peut pas attendre ? Je dois sortir dans une heure, j'aimerais être à l'heure. »
Son père avait déjà pris place sur son lit, signifiant très clairement que non, ça ne pouvait pas attendre. La nourrice s'inclina devant le roi et quitta la pièce, la tête basse. Aranwë resta un instant immobile, à observer son reflet dans le miroir, avant de tourner le regard vers son géniteur. Ses yeux bleus pâles étaient posés sur lui, le détaillant.
« Mon enfant, ta situation ne peut plus durer. Les rois des régions aux alentours ne parlent plus que de toi. Ils ont plusieurs filles à marier, et beaucoup souhaitent s'allier à notre royaume. Et tu sais très bien...
– Qu'un mariage permettrait une alliance prospère et la sécurité de nos terres, compléta Aranwë sans conviction, à la manière d'une leçon apprise par cœur. Père, je ne veux pas me marier, vous le savez très bien. Ne pouvez-vous pas vous allier militairement ou économiquement ? Comme ils le font dans les régions de l'est ? Il me semble que les caisses du royaume sont suffisamment remplies pour que nous puissions nous le permettre. »
Archibald tiqua. Le fils savait parfaitement que l'argent était le principal souci de son père, parfois plus que lui-même, et qu'il rechignait toujours à donner le moindre centime en échange commercial. Aranwë avait passé cinq ans à le convaincre de le laisser gérer les affaires commerciales, et même après ça, le père gardait toujours un œil sur les dépenses, juste au cas où.
« Les caisses du royaume doivent être utilisées en priorité pour notre peuple, tenta vainement le Roi. »
Aranwë se mit à rire doucement, en secouant la tête. Qu'est-ce qu'il connaissait du peuple ? Il passait la majorité de son temps au château ou à assister à des exécutions et des fêtes, dans les grandes villes de son domaine. Seul le plus jeune n'hésitait pas à s'aventurer dans la foule, prendre des nouvelles, faire des rapports. On le surnommait déjà « le petit prince des pauvres » dans le pays à cause de cette manie de toujours s'intéresser à la sociologie des paysans.
« Très bien, grogna Archibald, tu as gagné. Mais ne t'y méprends pas, Aranwë, nous aurons de nouveau cette conversation. Je veux te savoir marié et assez riche pour subvenir à tes besoins une fois que je serai passé à trépas.
– Père, ne pouvez-vous vraiment pas parler de choses plus joyeuses ? »
Il quitta la chambre sans répondre à son appel, le laissant seul. Marie-Rose ne tarda pas à réapparaître pour terminer de le coiffer, et il put enfin quitter sa chambre. La demeure des Balrarion était immense, un peu vieillotte, certes, mais très luxueuse : de la moquette bleue absolument partout, des murs beiges recouverts de vieux tableaux, des meubles provenant des régions les plus lointaines, tout indiquait que l'on se trouvait dans un château de nobles. Aranwë descendit rapidement les marches en marbre menant au rez-de-chaussée. Deux servants portant le manteau du prince, ses conseillers et le collecteur des impôts, M. Phédia, Wilkie de son prénom, patientaient. Le jeune homme laissa les domestiques l'habiller et ouvrit en grand la double porte en bois du palais.
Confiant, Aranwë prit la tête du cortège. Cinq gardes patientaient devant le pont levis. C'étaient eux qui étaient chargés de la protection du prince, et ils savaient parfaitement que s'il lui arrivait quelque chose, ils seraient sans doute pendus, brûlés ou décapités en fonction de l'humeur du roi. Ils prenaient donc leur rôle très au sérieux. Parmi eux se trouvait un homme un peu spécial, un « hominidé » comme on les appelait. Des hommes à priori normaux, mais cachant des secrets, utilisant la magie. Ils étaient les seuls tolérés dans la ville, embauchés dans les différentes Eglises, liées aux éléments. Le prince passa devant eux, la tête haute. Les gardes encadraient le cortège, mains sur leur épée ou arbalète, prêt à dégainer au moindre problème.
Ils devaient d'abord traverser les quartiers riches pour atteindre la place Clothilde, nom donné par son père à la mort de sa mère, il y a de cela quatre ans. Aranwë avait eu beaucoup de mal à s'en remettre, refusant même de sortir de sa chambre pendant quelques semaines. Puis la douleur s'était effacée naturellement, avec le temps. Il en souffrait toujours, le soir, quand il se retrouvait seul dans son lit, mais il refusait d'en parler à quiconque.
La ville riche était composée en grande partie de grandes habitations sur plusieurs étages. Elle abritait les nobles, les médecins et les commerçants, parfois même les étrangers venant d'autres villes ou régions. C'est ici également que se déroulaient les fêtes bourgeoises, telle que celle des quartiers, créée par le père d'Aranwë une dizaine d'années plus tôt. Les habitants étaient sortis de chez eux et se regroupaient désormais sur la chaussée pour acclamer le prince. Les jeunes femmes se bousculèrent en riant stupidement, tentant de faire valoir leurs atouts, dans l'espoir de devenir la maîtresse du prince. L'intéressé se contenta de les ignorer, peu intéressé. Les filles de bourgeoises recherchaient surtout la célébrité et l'argent, bien plus que l'amour du prince ; Aranwë se disait qu'elles devaient rester là où elles étaient, pour leur sécurité. Dans le château, il y avait son père, et aucune d'elle ne voulait lui faire face quand il était en chasse, il en était convaincu. Son père était connu pour être un croqueur de femmes, à l'opposé de son fils.
Les gardes essayaient de contenir la foule, de plus en plus nombreuse, hurlant le nom du prince. Le collecteur d'impôts était déjà au travail, interpellant des commerçants ici et là, récupérant des bourses, donnant des pièces à d'autres. Tout se passait plutôt bien, les nobles et les bourgeois étaient plutôt compréhensifs.
En arrivant sur la place Clothilde, où se tenait le grand marché, l'ambiance se fit nettement plus froide. Petits marchands, paysans et pauvres se trouvaient regroupés sur ce gigantesque terrain pavé. Quelques nobles arpentaient les étalages, discutant entre eux ou avec les marchands. Lorsque le prince s'approcha, un silence quasi-religieux prit place. Certains commerçants rangèrent rapidement leurs étalages, les mendiants détalaient en jetant des regards noirs à la garde, les nobles s'inclinèrent respectueusement. Aranwë s'approcha doucement des tables en bois. Les marchands étaient toujours un peu nerveux lors des visites royales, mais pas à cause du prince lui-même, mais plutôt de ses conseillers, des gardes et de M. Phédia, la bête noire d'Isendorn.
Aranwë poussa un soupir et s'approcha du premier étalage. Le vendeur, un homme aux cheveux bruns, la quarantaine, habillé d'une tunique verte rafistolée à de nombreux endroits, s'inclina respectueusement. Le prince jeta un coup d'œil à la marchandise : c'était des vases en terre cuite, sculptés et peints à la main, rien de bien intéressant ; pas étonnant que chaque semaine, il avait l'impression de revoir toujours les mêmes.
« Les affaires n'ont pas l'air fleurissantes, dit calmement le prince.
– Je fais de mon mieux, Messire, mais... Les gens changent, leurs goûts changent, et l'arrivée des pots en verre de Madame Lucius...
– Si les pots en verre fonctionnent, pourquoi vous n'en faites pas ?
– Fierté personnelle Messire. Mon père et son père avant lui fabriquaient ces pots et les vendaient sur la place du marché. Je ne compte pas laisser leur héritage tomber dans l'oubli. »
Aranwë eut un petit sourire en coin. Il fit approcher l'un de ses conseillers.
« Achetez six grands pots à cet homme. »
Le regard du marchand s'illumina. Les objets achetés par le prince intéressaient toujours les nobles de la ville haute, Aranwë venait possiblement de relancer son commerce. Le prince continua son chemin, d'étalage en étalage, admirant les tissus, goûtant à divers aliments qu'on lui proposait. Et, finalement, son regard se posa sur un stand qu'il n'avait encore jamais vu, ce qui attira immédiatement son attention.
En tout cas, ça reste très agréable à lire, tout ça. Malgré le temps entre les deux chapitres, je suis à nouveau très bien rentré dans l'univers. Je file lire le chapitre suivant !
Un prince en pyjama ? C'est bon, Aranwë m'a séduite. Je l'épouse. ❤
Ah ben merde, s'il veut faire voeu d'abstinence ça va être compliqué. Quel est le problème ? Est-il homosexuel ?
Tu rigoles, le roi s'appelle Archibald ? XD comment le prendre au sérieux avec un nom pareil ?!
En tout cas j'aime beaucoup ce chapitre qui introduit le prince. L'ambiance de ton univers est toujours présente et très agréable, c'est vivant et bien écrit ! Bref cette histoire me semble très bien partie ! Bravo !
C'est pas encore défini pour son orientation sexuelle. J'hésite encore entre gay et asexuel ahah xD Mais ça penche plus vers gay vu la suite de l'intrigue.