La caravane arrivait en vue du refuge. Rifar remonta jusqu’à la voiture de tête.
— Nous allons nous arrêter ici pour la nuit, indiqua-t-il au chef du convoi.
— J’aurai préféré une soirée dans une bonne auberge, répondit Posasten.
— Voulez-vous vraiment bénéficier de l’hospitalité des Oscardiens ?
L’homme ne réfléchit qu’un bref instant.
— Vous avez raison, avoua-t-il, les serveuses naytaines sont plus joyeuses.
— Ce pays ne donne pas aux femmes beaucoup de motifs de se réjouir.
— Je ne comprends pas pourquoi elles ne se barrent pas.
Rifar haussa les épaules en signe d’ignorance.
— Elles n’en ont peut-être pas la force, suggéra-t-il.
— On dit que les hommes enchaînent leurs épouses pour qu’elles ne s’enfuient pas, intervint le copilote.
— Je n’en serais pas surpris, répondit Rifar.
Il fit faire demi-tour à sa monture pour annoncer au conducteur de chacune des cinq voitures la prochaine escale.
Le refuge, installé sur la bordure oscardienne de la route, était constitué de deux bâtiments reliés par un auvent qui permettaient de transiter de l’un à l’autre même lorsque les pluies de feu, violentes dans ce lieu proche du désert empoisonné, arrosaient le pays. À droite, l’écurie était assez grande pour accueillir les chevaux d’une caravane bien plus importante que la leur. Derrière, un champ clos permettait de parquer les chariots. Et à gauche, le bâtiment était dévolu au logement des voyageurs. Ce fut vers ce dernier que Rifar se dirigea pendant que ses compagnons se chargeaient des véhicules et des animaux sous la direction de son lieutenant, Dalbo. Deux gardes lui servaient d’escorte, un luxe bien inutile tant le tabou entourant le respect des refuges était fort en Ectrasyc.
Les lieux étaient déjà occupés. Trois femmes s’étaient installées dans un coin. Quand les caravaniers entrèrent, elles se tournèrent vers eux. Rifar s’avança vers elles, laissant ses hommes en arrière. Il s’arrêta à deux perches de leur groupe ainsi que le préconisaient les convenances. Deux d’entre elles étant des stoltzint, il choisit de s’exprimer en helariamen.
— Bonjour, je suis Rifar d’Yrian. Je requiers de votre part l’autorisation de m’installer en ces lieux avec mon équipage. Nous sommes dix-sept.
Ce fut la stoltzin brune, d’une beauté étourdissante, qui lui répondit.
— Soyez les bienvenus, maître Rifar. Je me nomme Ksaten. Je suis originaire d’Helaria. Voici mes compagnes, Saalyn et Meghare. Meghare vient de la Nayt. Le quatrième membre de notre équipe, Dercros, ne devrait pas tarder à nous rejoindre.
La constitution de ce groupe surprit Rifar. Que faisait une Naytaine au milieu d’Helariaseny ? Même si les deux pays n’étaient pas ennemis, leurs relations n’étaient pas placées sous le signe de la cordialité. Il dévisagea un moment la jeune femme.
— Nous nous sommes installées dans la petite pièce du fond, intervint celle qui avait été présentée sous le nom de Saalyn. Vous aurez donc tout le loisir d’occuper cette salle.
— Bien évidemment. Si je puis me permettre que font trois femmes seules en un lieu aussi misogyne que l’Oscard ?
— Cela vous perturbe que des femmes voyagent sans une escorte masculine ? demanda agressivement Ksaten.
— Pas du tout, se défendit Rifar, mais l’Oscard vous est quand même très hostile.
— Nous sommes bien obligées de le traverser pour rejoindre la Nayt.
Saalyn posa la main sur l’épaule de sa compagne pour la calmer.
— Ksaten est une guerrière libre. Meghare et moi profitons de sa protection pour voyager en sécurité. Quant à moi, je suis…
— Inutile de vous présenter, l’interrompit-il. Votre nom est très connu à Miles. Vos chansons y ont beaucoup de succès. Je suppose qu’un vidame ou un éparque a requis vos offices.
— En fait, non…
À ce moment, la porte s’ouvrit. Un stoltz entra.
— Saalyn, s’écria-t-il, une caravane vient d’arriver. Oh ! Tu es déjà au courant.
— Mon rôle actuel est de faire découvrir le monde à ce jeune étourdi, termina-t-elle.
Rifar ne put que remarquer le regard d’affection dont elle enveloppait l’adolescent.
— Votre fils, risqua-t-il.
— Mon frère, le corrigea Saalyn.
Les stoltzt arrêtaient de vieillir en atteignant l’âge adulte. Il devait donc être très jeune. Dercros rejoignit les voyageuses et s’installa entre Saalyn et Ksaten, évitant Meghare. De cette dernière, Rifar ne savait pas trop qu’en penser. Elle avait la haute stature des Naytaines, mais son teint était plus pâle et ses cheveux ondulés plutôt que frisés. Un de ses parents devait certainement être né sur les bords de l’Unster. En tout cas, elle était charmante.
Rifar s’inclina.
— Il est temps que j’aille chercher mes hommes, dit-il.
— Faites, lui répondit Ksaten.
Le caravanier fit demi-tour. D’une démarche alerte, il se dirigea vers la sortie. Son escorte lui emboîta le pas.
— Elle a bien dit qu’elle s’appelait Ksaten ? demanda l’un d’eux.
— En effet, confirma Rifar.
— Elle a une dangereuse réputation. Cela ne risque-t-il pas de créer des problèmes ?
— Pourquoi ? Vous n’aviez pas l’intention d’embêter ces dames ?
— Euh… Non.
— À la bonne heure !
Quelques stersihons plus tard, Rifar réintégrait les lieux avec tout l’équipage de la caravane. Ils déposèrent leur paquetage dans le coin opposé à celui occupé par le quatuor mené par Ksaten.
— Vous pouvez vous joindre à nous, les invita Saalyn.
— Je ne voudrais pas vous déranger, s’excusa Rifar.
Saalyn n’insista pas.
— L’effet Ksaten a encore frappé, remarqua impertinemment le jeune stoltz.
Toutefois, le regard loin d’être agressif que lui renvoya la guerrière libre démentait la réputation de cette dernière.
— S’il arrive à amadouer même la terrible Ksaten, murmura Ridimel, les femmes d’Helaria sont en grand danger.
— Si ses talents poussent jusqu’à l’impératrice Vespef, c’est nous qui sommes en danger, ajouta son lieutenant Dalbo.
Un éclat de rire ponctua ces paroles. Un caravanier se pencha vers le centre de leur rassemblement pour parler discrètement.
— Vous croyez qu’il s’en tape une ? demanda-t-il.
— Je ne pense pas, répondit Rifar. Elles sont toutes trop vieilles pour lui.
— En tout cas, c’est dommage que la brune se montre si revêche. J’aurai bien tenté ma chance.
— Je préfère la blonde, répliqua Dalbo. Sans la guerrière libre, j’aurai bien joué à la bête à deux dos avec elle.
— Et vous monsieur, reprit le premier conspirateur, laquelle vous branche le plus ?
Rifar ne répondit pas. Il détaillait discrètement la Naytaine. C’était la seule humaine du lot. De plus, elle était grande, presque autant que lui. Son regard croisa celui de Ksaten. Par prudence, face à son expression hostile, il détourna la tête.
Pendant la majeure partie du repas, les deux groupes restèrent séparés. Mais dès que les femmes eurent fini de manger, une fois la vaisselle nettoyée et rangée, Saalyn se leva. Elle disparut dans la chambre qu’elle s’était attribuée. Elle en ressortit presque aussitôt, un usfilevi à la main. Elle s’installa sur un banc pour l’accorder.
— Vous n’avez aucune objection contre un peu de musique ? demanda-t-elle aux caravaniers.
— Moi non, répondit Rifar. Les occasions de s’amuser sont rares en voyage.
Autour de lui, un brouhaha s’éleva quand chacun donna son assentiment. Toutefois, lorsqu’elle plaqua son premier accord, le silence s’installa.
— Les chansons que je vais interpréter ce soir ont été écrites en des lieux qui n’existent plus. J’en ai composé beaucoup dans un pays que l’on appelait l’empire d’Ocarian.
— L’Ocarian existe toujours, remarqua Dalbo.
— Pas celui que j’ai connu. Il s’étendait de la mer jusqu’à la naissance de l’Unster. Toutefois, cette première chanson vous plaira puisque je l’ai créée dans sa capitale du sud qui elle existe toujours.
— Miles ! s’écria quelqu’un.
Pour toute réponse, elle se contenta de renvoyer un sourire. Les caravaniers exprimèrent bruyamment leur joie de voir leur cité ainsi honorée. Puis ils se rassemblèrent autour de l’interprète en veillant à bien garder une certaine distance avec Ksaten.
Le récital dura peu de temps. Très vite, Saalyn enchaîna sur des chansons auxquelles l’assistance pouvait participer. Et quelques-uns des voyageurs se révélèrent très bons chanteurs. Même le frère de Saalyn, s’il n’avait pas une très belle voix, mettait un enthousiasme communicatif qui décida les hésitants à les rejoindre.
Enfin, elle aborda la partie que tout le monde attendait : la danse. Sous ses rythmes endiablés, quelques hommes firent la preuve de leur talent.
Meghare intriguait Rifar. Elle n’avait pas jusqu’ici participé aux réjouissances, se contentant d’écouter et de regarder. Saalyn, certainement pour signaler la fin de la soirée, avait entamé des tempos plus lents, qui auraient convenu à des couples. Mais les seules femmes présentes dans le refuge étaient Ksaten et ses compagnes et de plus l’une d’elles fournissait l’ambiance.
Rifar prit sa décision. Il se leva et se dirigea résolument vers la Naytaine. Face à elle, il lui tendit la main.
— Dame Meghare de Nayt, me ferez-vous l’honneur d’accepter cette danse.
Un peu surprise de la proposition, elle hésita avant de saisir la main. Elle suivit Rifar sur la piste. Quelques hommes s’écartèrent pour lui laisser la place d’évoluer. Le caravanier lui passa un bras autour de la taille, de l’autre, il lui prit les doigts. Puis il l’entraîna dans une ronde.
— J’espère ne pas vous avoir choqué en vous invitant, commença-t-il.
— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
— Vous sembliez si hésitante. J’avais peur que vous ayez accepté pour ne pas faire un scandale.
— C’est juste que j’ai été surpris de rencontrer d’aussi bonnes manières chez un soldat.
— Pratiquer le métier des armes ne dispense nullement de posséder de l’éducation.
— Une telle chose n’aurait rien d’étrange en Oscard où les soldats sont des nobles. Mais en Yrian, j’ai cru comprendre que l’armée était ouverte à tous.
— Tel est le cas en Nayt aussi, remarqua Rifar.
— Certes. Et c’est pourquoi nous y croisons nombre de fils de paysans. Je pensais que c’était le cas en Yrian.
— Ça l’est.
— Mais pas vous. Vous n’êtes pas paysan de naissance.
— Qui sait ? Je suis né dans un petit village situé à une vingtaine de longes de Miles. Ma famille y exploite des terres productrices de blé et quelques serres.
— Ah ! Et comment un fils de fermier se retrouve-t-il chef de caravane ?
— Je ne suis pas le chef. Je l’escorte. Et je voulais voir du pays.
Il la fit tournoyer, ce qui déclencha son rire, cristallin, qu’il trouva adorable. Quand elle réintégra la sécurité de ses bras. Il reprit la discussion.
— Vous savez, c’est agréable de danser avec une partenaire que je peux regarder dans les yeux sans baisser la tête. C’est rare en Yrian.
— Pour moi, c’est assez fréquent, plaisanta-t-elle.
— J’imagine. Les Naytains sont un peuple de grande taille.
— Certes. Et très musclé aussi. Mais moins que vous. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous. Et vos cheveux.
— Que trouvez-vous à mes cheveux ? Ils sont raides et sans éclats, contrairement aux vôtres.
— Voyez-vous, ma mère venait du Salirian. Les gens y sont très pâles avec les cheveux blonds. Et les hommes adoptent une coupe en brosse. Et retrouver cette même coiffure sur une peau mâte et des cheveux sombres me paraît étrange… Et terriblement exotique, ajouta-t-elle en rosissant légèrement.
— Votre mère est originaire du Salirian. Je savais qu’un de vos parents n’était pas naytain…
— Ce n’était pas difficile à deviner, l’interrompit-elle, cela se voit sur mon visage.
Rifar se figea soudain, manquant de renverser sa partenaire. Un Milesite s’était approché de Ksaten pour l’inviter. Il s’attendait à un esclandre, ou même à devoir intervenir pour calmer cette guerrière libre à la si mauvaise réputation. Mais elle accepta. Une fois sur la piste, elle alla jusqu’à s’abandonner totalement entre les bras de son cavalier. Ce dernier, un peu timide, semblait surpris qu’une femme aussi belle ait consenti à danser avec lui. Le caravanier estimait que c’était ce point particulier qui avait permis à la démarche d’aboutir. Quelqu’un qui y serait allé plein d’assurance en roulant des mécaniques aurait essuyé un refus. La réputation de la guerrière libre la présentait hostile aux hommes. Mais Rifar pensait que c’était plutôt le machisme et la brutalité qui attiraient des foudres. Sa notoriété l’autorisait néanmoins à se lâcher, personne n’aurait osé porter la main sur elle.
La journée du lendemain allait être fatigante. Aussi les festivités ne durèrent pas. Saalyn termina par une chanson douce qui écarta les danseurs de la piste, puis elle remercia l’assistance pour l’accueil qui lui avait été réservé. Rifar voulait discuter un peu avec elle, essayer de lui proposer des prestations au théâtre de Miles, mais elle disparut trop vite dans sa pièce. Ses compagnes et son frère ne tardèrent pas à la rejoindre. Seul restait sur la scène le partenaire de Ksaten, encore étourdi du baiser que lui avait offert la stoltzin avant de le quitter.
Maintenant qu’ils se retrouvaient entre eux, les caravaniers purent se répartir dans la grande salle. Ils disposèrent leur sac de couchage en les espaçant autant qu’ils le purent. Et vu que le refuge avait été conçu pour une troupe bien plus nombreuse, ils ne se gênaient pas. Ils ne tardèrent pas à éteindre les lumières. Ils ne désignèrent pas une sentinelle pour les garder. C’était inutile. Le sanctuaire que constituaient les refuges était si fort que même les hors-la-loi les respectaient. Tout au moins dans les pays civilisés.
Si l’on pouvait qualifier l’Oscard de pays civilisé.