Le col du manteau relevé sur mon visage n’avait pas suffi.
En pénétrant dans l’ascenseur, dont le fond était tapissé d’un gigantesque miroir, je regardai mon reflet et vis la petite ligne brune de sang séché sur ma lèvre inférieure. J’avais senti la brûlure de la gerçure alors que je revenais de chez Eva. Elle avait souhaité un cours en urgence, un dimanche en fin d’après-midi, pour préparer son interrogation écrite du lendemain. « Je t’en supplie, Léa » avait-elle gémi au téléphone, comme si obtenir un quatorze au lieu d’un douze pouvait changer la face du monde. J’avais bien sûr accepté : chaque cours particulier supplémentaire, chaque séance de baby-sitting, était pour moi comme une bouffée d’oxygène offerte à un claustrophobe. J’avais vécu mes trois années de licence sans problème financier, enchaînant les jobs d’étudiante. Mais mon master était devenu plus chronophage. Ces petits boulots, mal payés, n’étaient pas indéfiniment cumulables, et j’avais commencé à réfléchir à des alternatives.
Aimant marcher, je m’étais rendue chez Eva à pied. Ce 5 février 2012 était rigoureux, et le soleil éclatant avait encore refroidi l’atmosphère, tout en imposant une trompeuse luminosité. En rentrant chez moi, j’entrai dans une pharmacie pour y acheter, trop tard, un stick protecteur pour les lèvres. En dessous de la croix verte, un bandeau défilant indiquait « moins dix degrés ».
L’ascenseur grimpa lentement les quatre étages. Dans la lumière froide des néons de la cabine, qui me tombait par au-dessus comme les spots d’un four sur la dinde qu’il s’apprête à cuire, je me dévisageai. Je ne ressemblais à rien.
En partant, j’avais attaché mes longs cheveux blonds en queue de cheval, puis les avais finalement relâchés pendant la séance chez Eva. Je n’avais pas pris le temps de les lisser depuis une éternité, et si les ondulations naturelles, qui m’arrivaient au milieu du dos, n’avaient rien de désagréable à l’œil, elles ne produisaient ici qu’une impression de laisser-aller.
Mon jean bouffait le long de mes jambes, supprimant la sensualité de leur longueur qu’il avait pu m’arriver de mettre en avant, à l’époque où j’avais envie de plaire, ou bien quelqu’un à séduire, et où mon mètre quatre-vint-un était alors un atout. J’avais perdu du poids, et je flottais désormais dans ce pantalon informe.
Le manteau tombait droit sur ma poitrine, plaquée, inexistante. Mon corps menu de danseuse classique n’avait jamais connu les opulences de certaines latines débordant de formes et de chair. Mais l’image quasiment asexuée face à moi semblait ne même plus avoir de seins. Ces petits seins, qu’il avait pu me plaire de suggérer dans un décolleté, moins voluptueux mais tout aussi troublant, avaient-ils disparus ? Etaient-ils eux-aussi restés dans mon ancienne vie ? Celle dans laquelle j’avais un petit ami et une sexualité ?
L’ascenseur stoppa sa montée et j’en sortis pour me diriger tout au bout du couloir de gauche, vers le studio que j’occupais depuis trois ans et demi, juste à côté de son clone, où vivait Mélanie. Dans un domaine complètement différent du mien, elle suivait en parallèle une formation d’esthéticienne et des études de kinésithérapie. Elle avait vingt-et-un ans, et quatorze mois de moins que moi.
C’était une très jolie fille, au physique tout en contraste avec le mien : brune à la peau mate, les yeux sombres, un mètre soixante-cinq environ, des seins lourds mais qui semblaient fermes, et une silhouette toute en courbures féminines et sensuelles. Ses origines siciliennes lui avaient donné un corps qui n’était pas sans rappeler les rondeurs affriolantes de Monica Bellucci. Elle avait du succès auprès des mecs. J’en avais été quelques fois le témoin, grâce à la minceur des cloisons de l’immeuble où nous habitions studio contre studio …
Je m’étais déjà fait la réflexion qu’elle ne semblait pas avoir les mêmes difficultés que moi avec l’argent. Nous avions tissé une camaraderie qui était peu à peu devenue de l’amitié. Nous appréciions cette proximité et n’hésitions pas, les soirs de mauvais plan ou de baisse de moral, à squatter l’une chez l’autre ou à dîner ensemble, ce qui nous avait permis d’apprendre à nous connaître, à nous livrer aussi… mais elle avait laissé au secret tout un pan de son histoire et de son quotidien.
J’ouvris la porte de mon appartement et me réfugiai au chaud. Après avoir lancé mon manteau sur une chaise, je me rendis dans ma salle de bains pour appliquer enfin le baume réparateur sur la crevasse en formation qui déjà défigurait mon sourire. Le miroir au-dessus du lavabo vint compléter le tableau aperçu dans l’ascenseur. J’avais l’air fatiguée. Mon teint était brouillé, mes yeux bleus tirés et cernés, et ma peau vouée à rester blanche tout au long de ma vie, hiver comme été, se parsemait de tâches rouges que le changement de température faisait naître ici ou là, me donnant l’impression d’avoir attrapé la rougeole.
-Heureusement que t’as pas de mec, dis-je à mon reflet. Sinon il se barrerait au Canada lui aussi…
Un son familier me tira de ma quotidienne séance d’autoflagellation à propos de ma vie amoureuse anéantie par les opportunités professionnelles et les hasards de la vie, qui envoient subitement les petits amis aimants au Québec, alors que tout roulait dans le meilleur des mondes six mois plus tôt.
C’était ma porte d’entrée. On y toquait. Mélanie apparut sur mon palier quand j’ouvris.
-Je t’ai aperçue arriver, t’as pas l’air d’avoir le moral.
-Si, si mais je suis crevée de tous ces cours, de toutes ces heures où je me déplace pour gagner que dalle…
Elle ne me répondit pas mais me demanda si je voulais dîner avec elle. Elle envisageait de se préparer une grosse salade et nous pouvions la partager. J’acceptai avec plaisir, la flemme de me faire la cuisine l’emportant avec gratitude.
-Passe vers vingt heures, d'accord ?
-Ok à tout à l'heure.
Je m'affalai sur mon canapé, épuisée, les mains encore engourdies par le froid, écoutant le silence de mon logement, isolé de la vie extérieure par un double vitrage autant que par la léthargie qui s'était emparée de moi. Je m'étais extraite de ma propre existence, ne devenant que la spectatrice consentante et résignée d'une fuite en avant sans autre but que d'être une étudiante brillante, qui sait méticuleusement mettre toutes les chances de son côté. Gaël n'était pas parti seul. Il avait emmené ma fantaisie et ma joie de vivre avec lui.
Je jetai machinalement un regard sur l'écran de mon téléphone portable. Je n'y trouvai aucun signe qui ne fut ancré dans la linéarité de mon quotidien. Eva avait déjà confirmé l'heure du prochain cours, le baby-sitting du week-end à venir se précisait par sms, ma mère voulait savoir si je prendrais du vin lors du prochain repas familial, et c'était tout.
Je reposai l'appareil à-même le sol, sur la moquette, me tournai face au dossier, et m'endormis.
Hello darkness, my old friend,
I've come to talk with you again
Because a vision softly creeping,
Left its seeds while I was sleeping
And the vision that was plainted in my brain, still remains,
Within the sound of silence.
ça donne envie dès le début . C 'est facile à engloutir et je m'interroge sur la suite . ( puisque j'ai regardé les titres suivants ), est-ce que ça va l'abîmer ? comment vit-on un changement de quotidien aussi radical ? je suppose que c'est grisant au début et qu'au fil du temps , on mûrit et puis on fait de vrais choix ( ou pas ).... je suis ravie de voir que la suite est déjà là ...on se retrouve aux chapitres suivants !
Merci pour ton commentaire.
Oui la suite est déjà présente puisque 65 des 72 sont là. Tu as en effet le temps de découvrir...
A bientôt, dans les prochains chapitres alors !
Nous avons donc une héroïne à bout, écrasée par le coût des études et la misère des jobs étudiants, qui a une piètre image d'elle-même et nous donne d'ailleurs une piètre image à imaginer. Le personnage aidant apparaît déjà, et le dîner nous permettra sûrement d'en apprendre davantage.
Merci pour ce commentaire. Je suis ravie que tu prennes du plaisir à découvrir le personnage principal et que ma façon de l'introduire te plaise.
J'espère que le reste sera à la hauteur de tes attentes. Bonne lecture.
Bonne lecture pour la suite.
Léa.
C'est un quotidien d'étudiant que tu décris bien. Il est souvent difficile de se faire une place confortable dans la vie quand on est jeune. J'espère que ton personnage principal trouvera sa voie.
Un début très imprégnant ! J'aime beaucoup le début de ce chapitre (et tout le chapitre en fait haha), avec une première phrase que l'on ne comprend pas immédiatement.
La situation du personnage principal est intéressante, et ayant lu le résumé je peux déjà m'attendre à la suite haha, mais je suis très intéressée de découvrir comment tu amèneras la suite du récit !^^
Tout le texte est très délicat, j'aime beaucoup ton écriture et l'on devine que tu ressens tes mots autant que tes lecteurs :))
Rien à redire sur la forme, tous tes mots sont bien trouvés, bien choisis, bien enchaînés, tu offres un texte fluide et transparent.
Oh, et le dernier paragraphe m'a surprise haha, mais je dois avouer que ton texte s'accorde très bien à cette musique si merveilleuse...
J'irai avec plaisir lire la suite !^^
Bonne lecture.
J'aime beaucoup de premier chapitre, vraiment. L'atmosphère est vraiment très prenante. Quand on couple ce début de récit avec le résumé, on entre directement dans le récit. C'est vraiment très bien fait. Après, si je puis me permettre quelques petits commentaires, il y a deux trois éléments dans la narration qui m'ont un peu fait sortir de l'histoire. La description en se voyant dans le miroir -tu avais plutôt bien déjoué ce "cliché" (dont j'use et abuse aussi x) ) avec le sang séché mais quand on y est revenu, ça m'a un peu sortie de l'histoire. Les descriptions physiques des deux personnages ont un peu ce côté catalogue qui me gêne : par rapport au reste du récit qui amène super bien l'histoire, ça crée un décalage, selon moi. Après, c'est aussi affaire de goût. Mais malgré ces petits "défauts" qui encore une fois n'en sont pas vraiment, j'ai beaucoup aimé ce début et j'ai hâte de lire la suite :)
Il y a de belles trouvailles d'écriture et c'est agréable d'avoir une vraie introspection du personnage principal, qui permet évidemment de le découvrir, mais aussi de faire du lecteur son allié.e d'entrée de jeu ;)