Chapitre 1 : Une maison de marbre

Par Smiyani

Un foyer glacial : l'illusion d'une famille

Le 15 décembre 2018. J’ai 15 ans.

Tout commence ici, dans cette maison. Une demeure majestueuse perchée sur une colline, éclatante de blancheur, mais froide, dénuée de chaleur humaine. Les murs en marbre poli brillent sous la lumière froide, renforçant l’impression d’un musée figé dans le temps. Les immenses fenêtres, nues de tout rideau, laissent entrer une lumière crue, révélant chaque recoin et chaque défaut dans cette perfection glaciale.

À l’intérieur, l’atmosphère est étouffante. Chaque pièce, richement décorée, ressemble à un musée où rien ne doit être touché. Les tapis étouffent les bruits, et les lustres suspendus projettent des ombres mouvantes, comme si la maison m’épiait.

Je m’appelle Lymia Anne Windsor. Enfin, "Windsor", parce que mes parents adoptifs me donnent ce nom. J’ai été adoptée à l’âge de trois ans après avoir passé mes premières années dans un orphelinat en Éthiopie. Je vis désormais à Londres, où mes parents m’ont emmenée peu après mon adoption, pour y commencer une nouvelle vie.

Ils me choisissent sur photo depuis le site d'adoption de l'orphelina basé en éthiopie. Une petite fille au regard atypique et au sourire hésitant. Des yeux si inhabituels qu’ils font de moi une curiosité, un trophée dans leur collection de richesses. Je ne suis pas une enfant pour eux. Je suis une responsabilité, une présence qu’ils exhibent parfois pour paraître exemplaires.

Chaque journée est réglée comme une horloge. À 6h30 précises, la gouvernante entre dans ma chambre spacieuse mais impersonnelle. Les murs, peints dans des tons crème et beige, semblent absorber toute trace de chaleur humaine.

"Levez-vous, mademoiselle Lymia," dit-elle d’un ton sec en tirant les rideaux d’un geste mécanique.

J’obéis, enfile l’uniforme imposé par Madame Windsor : une jupe plissée noire impeccable, une chemise blanche rigide et un cardigan bleu marine brodé de mes initiales en fil d’or : "LAW". Mes cheveux sont toujours tressés en une couronne stricte autour de ma tête. Selon elle, mes cheveux doivent toujours être 'parfaitement coiffés' pour correspondre à leur image.

 

Une existence sous contrôle

 

Le petit-déjeuner m’attend : un thé tiède, une tranche de pain grillé, et des fruits coupés au millimètre près. Je mange en silence, seule, sous l’œil froid de la gouvernante. À 7h00, je rejoins la salle d’étude, austère et sans âme, où le professeur de mathématiques m’attend.

"Vous avez révisé la leçon d’hier, mademoiselle Windsor ?" demande-t-il d’un ton tranchant.

Chaque hésitation de ma part est sanctionnée. Sa règle frappe la table sans pitié. Après lui, Madame Thompson prend le relais avec l’anglais, corrigeant ma prononciation avec impatience. Je dois m’exprimer, dit-elle, "comme une vraie Windsor."

À midi, je déjeune seule dans une salle à manger immense, où la table semble disproportionnée pour une seule personne. Le repas, calculé au gramme près, me laisse toujours un sentiment d’insatisfaction.

Enfin, à 18h00, mes cours se terminent. Je m’échappe dans le jardin, le seul endroit où je peux respirer. Sous le vieux chêne, au fond de la propriété, je lis. Mon livre préféré raconte l’histoire d’une jeune femme en quête de liberté, et à travers elle, je m’évade. Mais chaque fois que je lève les yeux, la villa imposante me rappelle que ma liberté n’est qu’un mirage.

Mes parents adoptifs, les Windsor, viennent me voir une fois par mois, toujours impeccablement habillés, toujours distants. Ils incarnent la réussite et l’élite londonienne. Monsieur Windsor, un homme imposant d’une soixantaine d’années, a bâti un empire dans l’immobilier grâce à sa discipline et à son sens aigu des affaires. Madame Windsor, issue d’une prestigieuse famille d’avocats reconnus dans tout le Royaume-Uni, est une femme élégante d’une cinquantaine d’années, grande et élancée, avec des traits fins et des cheveux blonds tirés en un chignon parfait. Elle dégage une froideur naturelle, accentuée par ses yeux bleu clair qui semblent observer sans jamais se dévoiler.

Pendant des années, le travail a été leur priorité absolue. Ils ne voyaient pas l’intérêt de fonder une famille, trop absorbés par leurs carrières respectives. Mais à l’aube de ses quarante ans, Madame Windsor a appris qu’elle souffrait d’endométriose, une maladie qui rendait toute grossesse impossible. Cette nouvelle a été un choc pour elle, même si elle ne l’a jamais exprimé ouvertement. Monsieur Windsor, fidèle à sa nature pragmatique, a vu dans l’adoption une solution pour combler ce vide tout en perpétuant leur héritage. Cependant, ils ont décidé de ne pas adopter n’importe quel enfant. Ils voulaient un enfant venu d’un pays où la vie est difficile, persuadés qu’un tel enfant comprendrait la valeur de l’opportunité qu’ils lui offraient.

Lorsqu’ils viennent me rendre visite, leur attitude reste mesurée. Madame Windsor, toujours impeccablement vêtue de robes sobres et élégantes, me regarde avec un mélange d’expectative et de distance. Malgré sa froideur apparente, il m’arrive parfois de percevoir une pointe de mélancolie dans son regard, comme si elle se demandait ce que cela aurait été d’avoir un enfant biologique. Monsieur Windsor, large d’épaules, avec ses cheveux noirs striés de gris et son visage carré, évalue mes progrès d’un œil critique mais détaché, comme s’il surveillait un investissement.

 

Le masque de la perfection

 

Ils me traitent davantage comme un projet que comme leur enfant. Leur froideur et leur perfectionnisme ne laissent que peu de place à la chaleur ou à l’affection. Pourtant, je ne peux m’empêcher de me demander si, derrière leur masque rigide, il n’y a pas un soupçon d’humanité qu’ils préfèrent dissimuler. Peut-être que leur manière d’aimer se résume à m’offrir ce qu’ils considèrent comme le meilleur avenir possible.

« Comment progresse-t-elle dans ses études ? A-t-elle corrigé ses erreurs en mathématiques ? » demande-t-il à la gouvernante lors de ses visites.

« Elle est studieuse, monsieur, Elle s’améliore de jour en jour» répond-elle, baissant les yeux.

Ces visites ne sont pas des moments de tendresse. Elles sont des inspections. Pour eux, je ne suis qu’un projet à surveiller.

Lors de leurs soirées mondaines, on me transforme en poupée vivante. Madame Windsor choisit mes robes, toujours satinées, toujours pastel, « pour contraster avec ta peau, » dit-elle. Les invités me dévisagent, murmurent : « Elle est fascinante… tellement exotique. »

Je serre les dents, gardant un sourire figé. Chaque mot, chaque regard, chaque geste me blesse, mais je me refuse à leur montrer mes faiblesses.

La nuit, le silence de la maison amplifie le poids de ma solitude. Dans ma chambre glaciale, je fixe le plafond, incapable de trouver le sommeil.

Je me sens étrangère, même dans mon propre corps. Ma peau sombre, mes cheveux crépus, mes yeux verts… Tout en moi semble être une contradiction, une anomalie.

Ces pensées tournent en boucle, nourries par les murmures des invités et les attentes écrasantes de mes parents adoptifs. Leurs remarques, leurs critiques, reviennent comme des échos dans mon esprit.

Les crises d’angoisse m’envahissent, me laissant sans souffle, le cœur oppressé. Le médecin de la famille, indifférent, prescrit des calmants, comme si mon mal-être n’était qu’une formalité à régler.

« Isolons-la, » dit-il. « La solitude l’aidera à se recentrer. »

Je me retrouve alors enfermée dans une pièce au sous-sol. Les murs en béton glacé m’étouffent. Je murmure dans le silence : « Qui suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? » Les réponses ne viennent jamais.

Mais, malgré tout, une petite flamme continue de brûler en moi. Je rêve de liberté, d’un avenir où je pourrais enfin exister pour moi-même. À des kilomètres de là, une autre vie se joue, différente mais tout aussi oppressante.

L’année de mes 16 ans, ma vie prend un tournant que je n’anticipais pas. Un soir, mes parents adoptifs m’appellent dans le salon. Leurs visages sont impassibles, presque figés, comme s’ils annoncent une décision administrative, dénuée de toute émotion.

« À tes 20 ans, tu devras vivre par toi-même, » déclare Monsieur Windsor d’un ton neutre.

Les mots résonnent dans l’immense pièce vide, et je sens mes jambes fléchir. Mon cœur s’emballe, tandis qu’un mélange d’incompréhension et de peur m’envahit.

« Pourquoi ? » demande-je, ma voix tremblante mais déterminée.

Je cherche dans leurs yeux une trace d’explication, un signe d’humanité, mais je n’y trouve qu’un mur de froideur.

« Tu continueras tes études. Nous avons prévu une somme pour subvenir à tes besoins de base, » répond-il, comme s’il énonçait un simple fait.

Mais ma question reste sans réponse. Pourquoi m’ont-ils adoptée pour finalement me laisser partir ?

Je tente une nouvelle fois : « Pourquoi m’avez-vous adoptée si c’est pour me laisser partir ? »

Madame Windsor détourne le regard, visiblement agacée par ma question. Monsieur Windsor, lui, me fixe de son regard glacé.

« Nous t’avons élevée, mais il est temps pour toi de tracer ton propre chemin. »

Ces mots tombent comme une sentence. Je sens une brûlure monter dans ma gorge, une colère que je tente de contenir.

« Tracer mon propre chemin ? Mais je n’ai rien demandé de tout ça ! Vous m’avez recueillie, élevée… pourquoi maintenant ? Pourquoi me laisser seule maintenant ? »

Le silence s’installe. Aucun des deux ne répond. Madame Windsor se contente d’ajuster une broche sur son cardigan tandis que Monsieur Windsor semble déjà ailleurs, indifférent à mes émotions.

Une chose est certaine : leur décision est irrévocable.

Ces mots me frappent comme un coup de poignard. Pendant des années, je cherche à plaire, à répondre à leurs attentes, à trouver ma place. Mais à cet instant, je comprends que cette quête est vaine.

La villa, avec ses murs de marbre et ses richesses ostentatoires, ne m’offre jamais un foyer. Cette maison n’est qu’un théâtre, et je suis un accessoire.

Ce soir-là, je fais une promesse à moi-même. Je ne serai plus la marionnette qu’ils ont façonnée. Je trouverai ma voie, ma place, et je bâtirai une vie où je pourrai enfin être libre.

 

Les blessures du passé

 

Le soir même où mes parents adoptifs m’annoncent que je devrai vivre seule à mes 20 ans, des souvenirs de mon enfance reviennent en force, comme des éclats douloureux que je ne peux ignorer.

Je me rappelle d’un moment précis, alors que j’ai sept ans. Ce jour-là, je trouve un vieux livre dans la bibliothèque familiale. Il raconte l’histoire d’une famille de canards. Les petits, perdus et effrayés, crient « Maman ! », et leur mère accourt aussitôt pour les protéger et les réconforter.

Ce récit simple éveille en moi une envie profonde et irrépressible. J’imagine que, moi aussi, je pourrais appeler ma mère adoptive « maman » et que, peut-être, ce mot pourrait créer un lien entre nous. Un lien qui effacerait la froideur qui m’entoure depuis toujours.

Un après-midi, alors qu’elle est assise dans le salon, feuilletant un magazine, je m’approche timidement. Mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il va exploser.

« Maman ? » murmure-je, presque hésitante, en espérant capter son attention.

Sa réaction est brutale et inattendue. Elle lève les yeux, et avant même que je puisse dire autre chose, sa main s’abat violemment sur ma joue.

« Ne m’appelle jamais ainsi, » dit-elle, son regard empreint d’un mélange de dégoût et de colère. Puis, sans ajouter un mot, elle se lève et quitte la pièce, me laissant seule avec ma douleur.

Ce jour-là, je pleure toutes les larmes de mon corps. Ce ne sont pas seulement des pleurs d’enfant blessée, mais un cri profond d’abandon, un appel désespéré à l’amour.

Je comprends que ce mot, si tendre et naturel pour d’autres, ne m’est pas destiné. À partir de ce moment, je n’essaie plus jamais de l’appeler « maman ».

Un autre souvenir refait surface à l’âge de mes 8 ans. Je me rappelle des vacances d’été au chalet. Ce souvenir est un mélange de joie éphémère et de douleur profonde.

Charlotte Mountbatten, la fille de nos voisins, incarne tout ce que je n’ai jamais eu : l’insouciance et la liberté. Bien qu’elle vienne d’un milieu aussi exigeant que le mien, elle semble se moquer des règles et vivre avec une légèreté qui me fascine.

Avec Charlotte, je me sens enfin exister. Nous passons des heures à jouer dans les bois, à inventer des histoires, et à rire de tout et de rien. Elle ne me regarde pas comme une étrangère ou une curiosité. Pour elle, je suis simplement une amie.

Un jour, cependant, notre insouciance bascule. Alors que nous jouons près du lac, je m’éloigne un peu trop et perds pied dans l’eau. La panique m’envahit tandis que mes bras battent désespérément la surface.

Je crie à l’aide, mais mes appels se confondent avec les éclats de rire des adultes attablés sur la terrasse. Parmi eux, ma mère adoptive ne jette qu’un regard distrait dans ma direction, comme si ma détresse n’était qu’un désagrément mineur.

C’est finalement un domestique qui accourt pour me tirer de l’eau. Tremblante et effrayée, je regarde ma mère adoptive. Ses mots résonnent encore dans ma mémoire :

« Elle n’est pas du même sang que moi. »

Ces paroles, froides et indifférentes, sont prononcées alors que les invités, choqués, interrogent les Windsor sur leur manque de réaction.

Charlotte, elle, ne dit rien. Lorsque je lève les yeux vers elle, je vois dans son regard une peine immense, de la pitié et de la tristesse.

Ce silence m’écrase davantage que les mots de ma mère adoptive. Je détourne les yeux, honteuse.

Ces deux souvenirs refont surface ce soir-là, me faisant sangloter à chaudes larmes dans mon lit.

 

La promesse de la liberté

 

Je ressens une peine immense pour moi-même, une compassion qui émerge lentement de mon cœur meurtri. Les larmes qui coulent ne sont pas seulement des larmes de tristesse, mais aussi des larmes de libération. Je réalise que j’ai le droit de ressentir cette douleur, de pleurer pour l’enfant que j’ai été, celle qui a tant espéré et qui a été si souvent déçue. Après l’annonce de mes parents adoptifs, qui m’ont dit que je devrais vivre par moi-même à mes 18 ans, je me promets de ne plus pleurer pour eux.

Dans ce tourbillon d’émotions, je comprends que je ne peux plus me laisser emprisonner par le passé. Je dois me battre pour un avenir où je pourrai enfin être entourée de personnes qui m’accepteront telle que je suis. C’est un chemin difficile, mais je m’accroche à cet espoir, à cette promesse d’une vie meilleure, où je pourrai enfin trouver ma place et être aimée.

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Rayla
Posté le 09/01/2025
Bonjour Smiyani,

Alors ce n'est que le premier chapitre et pourtant je suis déjà captivée par l'histoire.
On peut sentir que sous des apparences d'une belle vie, Lymia ne la considérerait pas comme telle.
Smiyani
Posté le 09/01/2025
Salut Rayla,

Merci pour ce commentaire, j'apprécie énormément !
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