Chapitre 10

Par Bow

Au mois de mai de notre première, une entorse à la cheville me valût une dispense en sport. Certains voyaient ça comme une chance, d’autres comme une punition. Pour moi, c’était un peu des deux. J’avais toujours bien aimé le sport, et le fait d’être interdit d’en faire était frustrant, mais il est aussi agréable de ne rien faire du tout. Je me disais que je pourrais profiter de mon temps libre pour avancer sur mes révisions pour le bac.

Lorsque je me présentai à monsieur Michel au début de ma première séance de non-sport, ma veste encore sur le dos et mon sac sur les épaules, la situation prît une tournure que je n’avais pas imaginée.

— Je peux aller en perm ? Demandai-je pendant qu’il lisait la feuille de papier donnée par mon médecin.

Il releva les yeux et secoua la tête.

— Non, écoute j’ai autre chose à te proposer. Tu vas quand même rester là, mais puisque tu ne peux pas faire de sport j’ai une mission pour toi.

Il me fît signe de le suivre et m’emmena dans la petite remise qui jouxtait le terrain de sport, pendant que les autres élèves de la classe sortaient progressivement des vestiaires, prêts à se défouler.

— Voilà, dit-il en ouvrant la porte en grand. Je te mets au défi de ranger cette pièce avant la fin de la séance.

Je n’avais jamais vu un bazar pareil. Des balles éparpillées au sol, des plots mal empilés, des maillots dépliés… La perspective de mes révisions en salle de permanence s’évapora sous mes yeux. J’avais du travail. Monsieur Michel retourna à sa fonction pendant que je me mis à la tâche en le maudissant intérieurement. Il avait essayé de rendre ce « défi », comme il disait, attrayant, alors qu’il ne me demandait rien d’autre que de faire ses corvées à sa place. J’avais l’impression d’être puni, alors qu’être dispensé n’est pas un mal. Mais alors que je pliais les chasubles à l’odeur nauséabonde, il se passa quelque chose qui fît prendre à ma corvée une tout autre tournure.

Je venais de remarquer que juste derrière le mur, qui était en réalité un assemblage d’épaisses planches de bois séparées par des espaces vides, tu étais assise sur le petit banc avec Sarah. Vous attendiez que ce soit au tour de votre équipe de disputer le match de handball sur le grand terrain, et en profitiez pour discuter sur des sujets divers et variés. A quelques centimètres de vous seulement, je pouvais entendre tout ce que vous disiez. Et vous ne sembliez pas avoir remarqué ma présence.

Je fus pris d’un grand sentiment de satisfaction. J’allais pouvoir apprendre plus de choses sur toi, des choses que tu ne dirais qu’à ta meilleure amie et non les banalités que je connaissais déjà. J’avais conscience que m’immiscer ainsi dans vos discussions était indécent, mais j’étais trop intrigué par toi pour laisser passer cette occasion. Et puis de toute façon, je n’étais responsable de rien, tout ce que je faisais c’était ranger des maillots. Mais pendant que je prenais du bout des doigts ces bouts de tissu qui me dégoûtaient, mon oreille restait concentrée sur ce que vous vous disiez.

—C’est pas juste, se plaignait Sarah. On est que sept dans l’équipe alors que les autres sont tous à huit. On va forcément perdre.

— Mais non, répondis-tu. On est les meilleurs.

— Et puis d’ailleurs ce n’est pas logique, on est trente-deux dans la classe. Comment ça se fait qu’il n’y ait pas que des équipes de huit ?

— Oui c’est vrai ça…

— Il manque quelqu’un ? demanda Sarah.

— Ah mais oui, c’est Nicolas qui est dispensé.

Entendre mon nom sortir de ta bouche me provoqua un léger malaise. Je m’étais attendu à vous entendre discuter de tout et de rien, mais pas de moi. Je commençai à angoisser. J’avais peur d’entendre des choses que je ne voulais pas entendre, peur que vous vous mettiez à parler dans mon dos, alors que c’était moi qui étais derrière les vôtres. J’hésitai presque à m’éloigner du mur pour aller ranger les balles un peu plus loin, mais ma curiosité restait la plus forte.

— Ah oui, répliqua Sarah, c’est vrai qu’il a une attelle depuis quelques jours. Tu sais ce qu’il s’est fait ?
— Il s’est tordu la cheville en jouant au foot le week-end dernier.
— Ah d’accord, tu es bien renseignée répondit-elle d’un air étonné.
Tu te justifias vite.
— Il me l’a dit hier en maths.

Au fond de moi, j’étais content que tu te sois souvenue de ce que je t’avais dit. C’est toujours agréable de se rendre compte que les gens à qui l’on parle nous écoutent réellement.

— C’est vrai que vous avez l’air proches depuis quelques temps, continua Sarah.
— Proches ? répétas-tu d’un air surpris. On se parle un peu plus qu’avant depuis que je suis allée chez lui oui, mais c’est tout.

La discussion commençait à devenir sérieuse. Il fallait à tout prix que je me fasse le plus discret possible. Je savais que vous seriez embarrassées de me savoir là. J’essayais de ne pas faire de bruit et de ne pas entendre les coups de sifflet du prof qui perturbaient mon écoute.

— En tout cas, continua Sarah, j’ai l’impression que lui il t’aime bien.

Je regrettai de ne pas pouvoir voir l’expression que ton visage prit à ce moment-là. Etais-tu surprise ? As-tu souri ? As-tu eu l’air effrayé ? Sur mon visage à moi en tout cas, la couleur rouge était probablement omniprésente. Je me sentis comme un coupable pris en flagrant délit. Comment Sarah pouvait-elle savoir ce que je ressentais ? Cela se voyait-il tant que ça ?

— Comment ça ? demandas-tu.
— Je ne sais pas, la manière qu’il a de te regarder parfois. Le fait qu’il t’ait invitée chez lui. Les tentatives de te faire rire en cours.
— Mouais… au fond j’y ai déjà pensé mais je ne suis pas sûre.
— Ah tu vois, répondit Sarah.
— Oui, c’est vrai qu’il a une attitude un peu étrange avec moi ces derniers temps.
— Et tu en penses quoi toi ?

Le rythme de mon cœur s’accéléra au point que je crus qu’il allait s’échapper de ma cage thoracique. A travers les planches de bois, je vis tes épaules se hausser.
— Il est très sympa, déclaras-tu, mais pour moi ce sera jamais plus qu’un ami. Je ne me verrais pas sortir avec lui, il n’est pas vraiment mon genre.

Je sentis une marée noire envelopper mon cœur qui avait cessé de s’emballer. Je venais de me prendre un râteau sans même avoir eu à te déclarer mes sentiments. Tu ne m’aimais pas. Et tu ne m’aimerais jamais. Je venais d’apprendre que tous mes efforts étaient vains, que tous mes espoirs ne mèneraient jamais à rien. T’aimer était inutile. Pendant que je me morfondais, je t’entendis poursuivre.

— Alors j’espère que tu te trompes et qu’il ne m’aime pas, je ne voudrais pas avoir à lui faire de la peine.

Le sujet changea rapidement dans votre discussion. Pour moi, c’était impossible de passer à autre chose. Je m’éloignai du mur pour m’atteler au rangement des plots. Il suffisait de les empiler sur leurs structures de métal. Un geste simple qui ne demandait aucune réflexion, et heureusement parce que j’étais incapable de penser à autre chose qu’à toi. Tes paroles raisonnaient en boucle dans ma tête. « Ce sera jamais plus qu’un ami ». Une douleur indescriptible brûlait à l’intérieur de moi à chaque fois que mon cerveau ouvrait à nouveau la porte à ces mots. Ils flottaient dans l’air, autour de moi, alors que le nombre de minutes depuis que tu les avais laissés sortir de ta bouche ne faisait qu’augmenter. Mais au lieu de se dissiper, ils restaient là, vicieux, à tourner autour de moi pour me rappeler toujours plus que je ne t’aurais jamais.

Quand ce fût enfin votre tour de disputer le match sur le terrain, vous partîtes pour de bon. Tant mieux, me dis-je, je ne voulais plus vous entendre. Vos paroles me faisaient trop mal, je ne voulais plus avoir à en entendre une seule. Je restai encore un moment la tête tournée vers la paroi et ses fentes, regardant ton corps se mettre à courir après une balle. Je me ressaisis vite, il fallait que j’arrête. Que j’arrête de te regarder, de penser à toi.  Ça ne me ferait que du mal. Les plots étant rangés, je me mis à ramasser les balles. Mais ce fût alors une autre phrase qui refit son apparition. « Je ne voudrais pas avoir à lui faire de la peine ». Si tu savais… Un sentiment de colère s’empara de moi. Tu ne voulais pas me faire de peine ? C’était précisément ce que tu venais de faire pourtant. Quelle hypocrisie. Puis je me calmai, me remémorant que tu n’étais pas au courant que j’avais entendu. Alors j’eus presque envie que tu le sois. Te dire que j’avais tout entendu, que je savais tout. Que j’étais blessé. Peut-être aurais-tu pitié de moi, toi qui détestais tant blesser les gens, peut-être que tu changerais d’avis pour me consoler.

Mais soudain, au milieu des balles, je pris réellement conscience de mes pensées. Je me sentis alors misérable, à m’apitoyer sur mon sort, à pleurer pour quelqu’un qui n’en avait jamais rien eu à faire de moi. Était-ce la vie que je méritais ? Était-ce vraiment le chemin que je voulais prendre ? Il fallait que j’aille de l’avant. Je venais de connaitre un échec, il me fallait maintenant tourner la page.

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