Oscar recomptait machinalement les pièces que Blaster et les autres avaient ramenées. C’était assez maigre, mais il y avait quelque chose de gratifiant à soupeser chacune d’elles dans le creux de sa main, puis à les empiler pour mesurer la différence de poids.
Pas si mal.
Il était assis sur le comptoir. La lumière gris sale de l’aube filtrait à travers les planches qui barraient la fenêtre. Blaster s’était enroulée dans un sac de couchage et dormait à poings fermés. A côté d’elle, la tignasse bouclée de Lloyd dépassait à peine d’un enchevêtrement de coussins.
Oscar était complexé. Dix-huit ans et toujours de l’acné. Dix-huit ans et pas très beau. Pourtant, quand il regardait sa petite bande dormir, il se sentait fier. Ils étaient ses agents et lui, le chef de l’organisation. Ca n’était pas rien.
Mais ce qui le rendait vraiment fier, c’était que ses agents ne savaient pas tout de lui. Comme tout chef qui se respecte, il avait ses secrets et des obligations autrement plus importantes que celles le liant au trafic. Lui, il se battait pour un idéal.
Au début, Oscar pensait que ses activités seraient un frein à son engagement pour la noble résistance, mais on l’avait encouragé à poursuivre. Tous les fonds étaient les bienvenus, après tout, et il lui arrivait de donner des petites sommes pour la cause.
Le garçon avait plus tôt reçu une communication de Daredevil. Il n’avait pas eu peur. Au contraire, une énergie folle coulait dans ses veines.
Il pourrait enfin montrer sa valeur.
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Sanne n’avait presque pas dormi. L’épisode irréel dans le fast-food lui avait tant occupé l’esprit que, en remontant le couloir pour accéder à son appartement, elle avait foncé dans James.
— Oh, pardon, je… bégaya-t-elle.
Comme il ne réagissait pas, elle fila dans les étages sans demander son reste.
Elle se défit de sa veste et de ses chaussures. Ses armes de Chasseuse, elle les avait laissées à Memoria comme d’habitude ; elle y avait fait un saut avant de rentrer. Après avoir poussé la radiateur à fond, mis ses chaussons défoncés et passé un poncho moche mais confortable par-dessus sa tête, elle partir en quête de nourriture dans ses placards. Céréales, pain durci, lentilles sèches. Vraiment, il serait bon de faire plus attention à son alimentation. Elle opta pour quelques carrés de chocolat blanc premier prix et s’installa sur son lit.
Que dire du comportement de Duke… Sanne le considérait plus ou moins comme un boulet, quelqu’un qu’elle ne désirait pas fréquenter en dehors des heures de boulot. Mais au fond, elle devait reconnaître que son instinct lui avait depuis la première nuit de leur collaboration soufflé qu’il y avait plus à découvrir. Son air d’imbécile mal élevé était un masque, au moins pour partie. Plutôt… Sanne se ravisa. Non. Duke était un imbécile mal élevé, mais cela n’empêchait pas qu’il faille plusieurs niveaux de lecture pour le cerner. La jeune femme mettrait sa main à couper qu’il en savait plus qu’il ne voulait le dire. Et puis, l’inquiétude et la prévenance qu’il avait montrées à son égard la touchaient.
Sanne prit quelques minutes pour passer en revue les détails de sa collaboration avec Duke. Si on exceptait la lourdeur et les tentatives de drague, il avait été, par la force des choses… une sorte de mentor ? Un guide ? Il avait subi la Transformation avant elle. C’était lui qui lui avait expliqué ce qu’il y avait à savoir et comment survivre. Deux ou trois fois, il avait semblé sur le point de déballer de plus lourds secrets encore ; son regard s’était fait plus grave, une ride sur son front s’était tracée, et puis… esquissant un sourire de brigand, il avait sorti une stupidité, accompagnée d’un rire de loup. Il s’était ravisé. Sanne n’avait pas pu en être certaine à l’époque, et avait mis ces brusques variations d’attitude sur le compte d’une possible cyclothymie. Mais à présent qu’il lui avait confié un papier avec une adresse ? La Chasseuse le tenait dans sa paume, et n’osait presque pas l’observer. Lire encore une fois les mots qui y figuraient, c’était faire repartir la valse de questions et tomber dans les affres de l’hésitation et de l’angoisse.
Duke avait laissé entendre qu’elle déraillait trop vite. Que sa Transformation n’avait pas été correctement effectuée. Tous les Transformés capotaient à un moment ou un autre, mais elle se détruisait plus rapidement que la moyenne.
Une vibration lui vrilla l’oreille. Sanne plissa les yeux ; pas parce que la gêne était particulièrement forte, parce qu’elle reconnaissait entre mille la fréquence et la tonalité. Memoria. Elle se reversa sur son lit, les pieds en l’air et la tête en bas, pour tâtonner au sol où elle avait laissé tomber sa veste. Sanne parvint à extirper le communicateur de sa poche. Ses mains tremblaient lorsqu’elle se redressa en tailleurs sur les couvertures. Cet appel de l’entreprise était sincèrement déstabilisant ; c’était une des choses qu’il fallait lui reconnaître : s’ils ne faisaient pas de folie et se présentaient à l’heure, elle n’ennuyait pas ses employés en dehors du temps de travail. Il devait s’être passé quelque chose.
Son communicateur dans la paume, petit rouleau tout noir, elle se prépara vaguement au pire, se rongeant les ongles de l’autre main, le regard perdu quelque part sur sa tête de lit.
— Avis à toutes les Chasseuses et tous les Chasseurs. Les éléments Trini et Alec, je répète, les éléments Trini et Alec ont été surpris en train de vouloir pénétrer les sous-sols et violer des bureaux privés de l’entreprise. Comme vous le savez, toute trahison de ce genre est sévèrement punie d’éviction.
Et d’assassinant, ajouta Sanne pour elle-même.
— Les éléments Trini et Alec, à compter de ce soir, sont démis de leur fonction et chassés des locaux à jamais. Vous ne les reverrez plus. Avis à toutes les Chasseuses et tous les Chasseurs. Il est strictement interdit de chercher à pénétrer les sous-sols de l’entreprise. Je répète, il est interdit de chercher à pénétrer les sous-sols de l’entreprise. Terminé.
Sanne laissa rouler le com entre ses genoux. Alec et Trini bossaient en duo, comme elle et Duke. Elle ne connaissait quasiment pas Alec mais ce dernier n’avait jamais cherché à lui nuire, ça suffisait pour que son sort file mal à l’estomac. Quant à Trini, elle faisait partie des plus jeunes Chasseurs ; ça faisait quoi, trois mois qu’elle était là ? Une petite nouvelle qui se faisait pincer et descendre aussi bêtement.
Ils étaient tous obsédés par la question de l’Amnésie, par le fait que Memoria en était la responsable. Au point de tout foute en l’air, de tenter le tout pour le tout ? Sanne ne pouvait nier que l’idée l’avait effleurée à de nombreuses reprises. Risquer de perdre la vie – elle ne se leurrait pas sur la nature de évictions – en échange de la possibilité de mettre la main sur son identité véritable. Pourquoi Memoria interdirait-elle si durement l’accès aux sous-sols si elle n’y détenait pas des informations cruciales ? Bien sûr, Memoria n’avait rien oublié. Elle savait le nom, peut-être même l’histoire de chacun de ses employés Transformés.
Sanne avait laissé les carrés de chocolat près de son lit et les observait d’un œil vitreux. Elle n’eut plus le cœur de grignoter. Son estomac grognait, mais les échos de son malaise la laissaient encore pâteuse, et la disparition d’Alec et Trini avait mis une drôle de croix sur ses projets de ressourcement personnel.
Sans parler de ses crises. Si Duke disait vrai, sa vie pourrait bien trouver une conclusion hâtive, trop hâtive à son goût. Combien de temps tiendrait-elle ? Le simple fait de se projeter dans cet avenir déjà mort et glacé l’emplissait d’effroi. Elle se sentit aussi gonflée d’une colère dévastatrice à l’encontre de Memoria. Ce n’était pas la première fois, et ce ne serait pas la dernière. Duke lui avait tout de suite dit que les Transformés avaient une espérance de vie très limitée, inversement proportionnelle d’ailleurs à l’ampleur de l’opération subie. Elle savait donc qu’elle devrait mourir jeune. Relativement. Et cette horreur l’avait fait maudire Memoria. Pourquoi se comporter de manière si cruelle ? Pourquoi effacer la mémoire de quelqu’un puis le trafiquer pour en faire un Chasseur ? Ne valait-il pas mieux le laisser mourir, si tout ce qu’il était en droit d’espérer après ça, c’était quelques malheureuses années ?
Pourquoi faire ça ? Mais parce que Memoria avait besoin des Chasseurs, pour traquer les proies qui servaient de cobayes à leurs expériences. Peut-être même que les Chasseurs étaient une toute nouvelle expérimentation du Transhumanisme. On faisait des tests sur eux. On essayait de nouvelles modifications, ils étaient les brouillons d’un futur chef-d’œuvre.
A force de chercher à augmenter les capacités humaines, on faisait plus de mal que de bien. Et, cerise sur le gâteau, on retournait généralement sa veste en deux temps, trois mouvements : ce n’était plus le bien-être humain que l’on recherchait, la lutte contre les maladies ou les déficiences. C’était le progrès pour lui-même. L’élitisme. L’excellence, l’insulte de la science humaine faite à la nature.
Pour se distraire de ces pensées moroses, pour oublier Trini et Alec au visage déjà flouté dans son esprit, Sanne fouilla dans son panier à linge sale. Le gros bouquin sur l’histoire de Boston, emprunté à la bibliothèque, se trouvait entre un soutien-gorge et un T-shirt sans manches. La planque était sommaire, mais ici, pas de latte à soulever pour cacher son précieux butin, pas de compartiment secret dans le mur. Ici, c’était la réalité un peu trop concrète. Et puis elle n’avait jamais eu d’ennuis. Jusqu’à présent. Sanne repensa avec culpabilité à sa virée de la veille. On lui avait dit que ce n’était plus sûr. On lui avait dit de rendre le livre.
Elle ne l’avait pas fait. Ca la tranquillisait de le garder avec elle, encore un peu. Elle glissa l’adresse du docteur Fitz dans la poche arrière de son jean, attrapa le livre et s’assit pour l’ouvrir sur ses genoux. Mais les mots, les phrases défilaient devant ses yeux sans produire le moindre sens. Les questionnements refusaient de s’évaporer et accaparaient tant et si bien ses pensées qu’elle referma le volume avec un soupir.
Buter Alec et Trini. Comme ça. La rapidité de leur réaction montrait leur détermination à faire respecter les règles. Après tout, les Chasseurs étaient de coûteux objets, il devait être douloureux de les gâcher.
La tête tournée vers la fenêtre, qui montrait un soupçon de soleil dans l’atmosphère froide de fin décembre, Sanne prit la résolution de suivre les conseils de Duke. Pas parce qu’elle lui faisait toute confiance, mais parce que la perspective de la mort l’effrayait. Parfois, au cœur de son sommeil, sur lequel pesait une impression de malaise et de mauvais augure inexplicables, il lui semblait sentir le souffle de cette horrible mort contre sa joue. Et ce sentiment de présage désastreux qui la poursuivait et lui collait à la peau, ça n’était pas rien. Il fallait le tirer au clair.
C’était décidé : Sanne laissa retomber le livre d’histoire dans son linge et bondit sur ses pieds.
À mon avis, c’est dommage de commencer à parler d’Oscar pour passer à autre chose aussi rapidement. Tu as probablement introduit ce passage comme amorce, pour créer et ménager un certain suspense. Oscar commence justement à éveiller la curiosité du lecteur, alors en coupant la séquence à cet endroit, tu risques de laisser retomber l’intérêt qu’on commence à lui porter.
C’est amusant de voir que les réflexions que Sanne se fait au sujet de Duke vont dans le même sens que ce que j’en ai dit précédemment.
Ce qui se passe avec Alec et Trini nous donne encore une meilleure idée du degré d’humanité de Memoria. Mais surtout, à l’instar de Sanne, on devine que ce qu’ils ont à cacher doit être vraiment très important à leurs yeux.
Coquilles et remarques :
les pièces que Blaster et les autres avaient ramenées [rapportées plutôt que ramenées]
Le garçon avait plus tôt reçu une communication de Daredevil [À l’oral, cette phrase est ambiguë : on entend « plutôt ». Je propose « Un peu plus tôt, le garçon avait reçu (...) » ou quelque chose de similaire.]
Après avoir poussé la radiateur à fond [le]
son instinct lui avait depuis la première nuit de leur collaboration soufflé qu’il y avait plus à découvrir [Le fait de séparer l’auxiliaire et le participe passé en glissant un complément aussi long entre eux nuit à la fluidité du texte ; je propose : « son instinct lui avait soufflé depuis la première nuit de leur collaboration qu’il y avait plus à découvrir » ou « elle devait reconnaître que depuis la première nuit de leur collaboration, son instinct lui avait soufflé qu’il y avait plus à découvrir ».]
Sanne prit quelques minutes pour passer en revue [je propose « Elle » ; ce n’est pas nécessaire de redire son prénom]
lorsqu’elle se redressa en tailleurs sur les couvertures [en tailleur]
Et d’assassinant, ajouta Sanne pour elle-même [assassinat]
ça suffisait pour que son sort file mal à l’estomac [Je dirais « lui file ».]
Au point de tout foute en l’air [foutre]
elle ne se leurrait pas sur la nature de évictions [des]
Oui je comprends ce que tu dis sur Oscar, ce n'était peut-être pas la meilleure idée de l'introduire comme ça pour couper rapidement. Mais je voulais faire passer des choses que seul lui pouvait vraiment faire, alors je ne sais pas, j'aurais peut-être pu faire autrement mais ça me paraissait compliqué ^^'
Et oui du coup, Sanne au fond est plus nuancée au sujet de Duke, même si elle a tendance à le juger à l'emporte-pièce (enfin faut dire que des fois il le mérite !)
Merci pour ta lecture et tes relevés !