Chapitre 10 - Eric

Mélanie avait donné rendez-vous à Amine à la sortie du cinéma où il nous attendait. Toujours très beau et élégant, il portait un manteau sombre, un jean noir et des bottines en cuir. Je lui fis la bise sans avoir à me pencher en avant : il était très grand. Nous nous étions déjà croisés une ou deux fois et avions été présentés. Je ne savais pas exactement ce qu’il faisait dans la vie, ni où Mélanie l’avait rencontré. Je crois que tout cela importait peu. Elle mit ses bras autour de son cou et l’embrassa dans un savoureux mélange de langues. Nous marchâmes dans la nuit tombée en direction du centre-ville où devait patienter 007. Je tenais la chandelle de ce couple séduisant, dont les arrêts à chaque passage pour piéton étaient une nouvelle occasion d’échanger un baiser, et de laisser leurs mains impatientes s'aventurer sur leurs corps avec une revigorante impudicité qui évoquant sans mystère la façon dont ces deux amants finiraient leur nuit. 

 

Debout devant le bar, Éric tenait à la main une cigarette qui se consumait toute seule. Perdu dans ses pensées, il ne la fumait pas davantage qu’il ne me vit arriver sur sa droite. Quand son regard accrocha le sourire que je lui adressais, il jeta la cigarette dans une poubelle après l’avoir éteinte sur le rebord métallique, puis m’embrassa sur la joue gauche en posant sa main sur mon bras.

 

-Bonjour Léa.

 

Le ton avait changé, je le trouvai investi d’une certaine gravité.

 

-Ça va Éric ? Je te présente une amie, Mélanie, ainsi qu’Amine.

 

Éric les salua.

 

-Oui je vais bien, ça m’a fait plaisir d’avoir ton message.

 

Damned, ce ton plus grave était-il pour moi ? J’en rougissais intérieurement.

 

-On entre ? proposai-je.

 

Nous passâmes une grosse heure à faire connaissance tous les quatre. En cette fin de semaine, le bar était plus bruyant que mercredi soir, mais nous avions mis la main sur un des nombreux billards et pûmes bavarder en tournant autour du plateau vert, un peu plus à l’écart du comptoir. A ce jeu, Éric s’avéra fort doué, à l’inverse d’Amine qui, à ma surprise, accumulait les erreurs d’appréciation et de trajectoire. J’appris progressivement que mon accompagnateur du jour était fils unique, venait juste d’avoir ses vingt-deux ans, achevait une licence dans son école d’architecture, et que le master qu’il convoitait débuterait par un stage obligatoire à l’étranger pendant six mois, l’été et l’automne prochains. Il sortait d’une histoire compliquée avec une fille qui était une amie d’enfance devenue sur le tard sa petite-amie, ce qui avait finalement tout gâché entre eux. Il fourmillait de questions me concernant. Je me livrai avec plaisir. Ce n’est que vers la fin de cette heure ludique qu’il trouva enfin un biais pour se lancer.

 

-Ça te va très bien.

-La queue de cheval ?

-Non, ta tenue, enfin, c’est vraiment joli, enfin, ça te met en valeur, enfin…

 

James Bond perdait-il les pédales ? Ce serait du jamais vu ! Et ce petit pincement à l’estomac que je ressentais, mélange de plaisir, de satisfaction, de soulagement et d’orgueil, qu’une fille éprouve quand elle s’aperçoit qu’elle plait… oh mon cher pincement, tu m’avais tellement manqué !

 

-Merci.

-T’es super grande en fait. J’aime bien.

-Heureusement, dis donc. T’avais pas remarqué l’autre jour ?

-Que t’étais pas Mimie Mathy, si. A ce point-là, non.

 

Mercredi, j’avais dû le dépasser d’un centimètre imperceptible. Avec mes bottines je lui en mettais ce soir dix dans la vue. Je m’apercevais également que, chaque fois que je me penchais pour jouer, et ce malgré le foulard jaune que j’avais gardé autour du cou, le décolleté en V de mon top noir prenait plus d’importance que je ne l’avais prévu. Heureusement, étant très moulant, il ne baillait pas. Je n’étais pas habituée à attirer les regards à cet endroit de mon corps qui, sans me complexer, n’avait jamais été un véritable atout de séduction. Les brefs coups d’œil d’Éric, d’Amine, et même de quelques inconnus qui longeaient notre table pour circuler dans le bar, me confirmèrent qu’une petite poitrine bien mise en valeur peut tout à fait susciter de la curiosité et plaire. De leur côté, Amine et Mélanie continuèrent de se galocher sans la moindre retenue. J’avais du mal à comprendre la nature exacte de leur relation, qui ne me semblait pas du tout exclusive. Le fait est qu’ils étaient heureux de se voir ce soir et que ça n’échappait à personne.

 

Après quelques parties nous descendîmes dans le caveau au sous-sol où une poignée d’autres tables entouraient une piste de danse. Très loin de l’ambiance étouffante mais glaciale et impersonnelle des boites de nuits diffusant la plupart du temps des couinements industriels que j’avais pour ma part énormément de difficulté à appeler musique, nous pouvions danser ici sur du vrai rock, récent et ancien, la programmation du soir étant axée sur cet indémodable et ensorcelant enchaînement de quatre ou six temps, Chuck Berry cédant sa place à Noir désir, les Stones partageant leurs titres avec ceux des Beatles, Elvis Presley et Bill Haley s’éclipsant devant les très actuels Muse, le tout saupoudré des inévitables titres eighties de qualité, U2, Simple Minds, la Mano Negra et consorts. Je m’en donnai à cœur joie. La danse fait partie intégrante de ma vie. Douze ans de danse classique m’avaient appris la rigueur, la souplesse, la patience, et la joie immense de se découvrir gracieuse sur un mouvement difficile après des semaines de souffrance. Une fois le bac obtenu, il m’avait fallu choisir : le classique demande tellement d’efforts et de temps qu’une fois arrivé à un certain niveau, il devient impossible de progresser sans s’y consacrer à plein temps. Or, si la danse est pour moi une passion presque vitale, je ne l’ai jamais envisagée de façon professionnelle. Entament des études elles-mêmes exigeantes, j’avais donc renoncé à la danse classique et m’étais alors tournée vers des cours réguliers, ainsi que des stages occasionnels, de perfectionnement dans les danses que j’avais apprises sans jamais les approfondir. C’est ainsi que depuis quatre ans, je virevoltais en alternant salsa, rock, samba, tango, bachata, mais aussi le twist, l’east coast swing, le flamenco, le jive, et les danses orientales dont celle du ventre reste la plus emblématique. Après deux heures effrénées sur le dancefloor avec Éric, mais aussi avec Mélanie sur quelques titres, il fut temps de sortir de ce sauna. Le chaud et froid avec la rue où nous remontâmes aux alentours de deux heures du matin fut saisissant et par réflexe, je me rapprochai d’Éric comme pour me réchauffer auprès de lui, dont la barbe scintillait de mille petites gouttelettes de sueur. Il m’évoquait un sapin de Noël, une fois la guirlande électrique installée, s’enroulant de lueurs vibrantes et cristallines autour des branches, des épines et des décorations. Je m’attendais presque à le voir s’ébrouer comme un cocker sortant de la rivière. Mélanie prit la parole.

 

-Bon nous on reste dans le centre, Amine y a son appartement.

 

Pour cette fois, ce serait aux voisins d’Amine de profiter des roucoulements de la jolie brune. Nous nous dîmes au revoir. En m’embrassant, Mélanie me souhaita bonne nuit avec un sourire qui en disait long sur la nature exacte ce que qu’elle espérait que je ferais de mon corps pendant les quelques heures qui nous séparaient du lever du jour. Je me retrouvai alors seule avec Éric. Il me proposa spontanément de marcher tous les deux dans les ruelles du vieux centre-ville. J’acceptai avec plaisir, malgré le pincement du froid. Heureusement c’était une nuit sans vent, sans pluie, étoilée, et si elle était glaciale, son calme météorologique rendait la température supportable. Mes collants opaques me protégeaient plutôt correctement. Je boutonnai mon blouson et recouvris mon cou avec trois tours d’écharpe. Au bout de quelques pas je sentis sur ma gauche la main d’Éric prendre la mienne. Mon cœur s’accéléra. Arrivés devant un petit square public, nous bravâmes l’interdiction d’y pénétrer en dehors des heures autorisées, le beau milieu de la nuit n’y figurant assurément pas. Je m’assis sur un banc et croisai les jambes. Éric se mit à côté de moi. Le bavard très sûr de sa répartie, que j’avais rencontré deux jours plus tôt, avait disparu au profit d’un jeune homme intimidé, dont le cœur semblait battre autant que le mien à se demander par quel stratagème il allait bien pouvoir parvenir à des fins dont mon cœur à moi battait en se demandant pourquoi il attendait aussi longtemps, et ce qui pouvait bien ne pas être clair dans mon attitude. Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, c’est bien ça ?

 

Au bout de quelques instants dont la persistance n’est jamais un problème tant ce sont les plus merveilleux qui puissent exister, sa main se posa sur mon épaule. J’avais subitement quinze ans, et qu’est-ce que c’était bon ! Je penchai ma tête pour que le dos de cette main enfin courageuse effleure ma joue. C’est alors la paume toute entière qui se glissa contre elle, comme une caresse, dans un geste doux et chaleureux, qui m’invita à redresser mon visage. Je fermai les yeux quand ses lèvres trouvèrent les miennes. Le chatouillis de la barbe courte rajouta encore quelques frissons à ceux qui me parcoururent quand sa langue glissa le long de ma lèvre inférieure. Ma main droite se posa contre sa nuque, et j’entrouvris mes lèvres, laissant entrer cette langue exploratrice qui trouva la mienne sans peine, s’y lovant, la caressant, gondolant autour d’elle en un baiser à la fois ferme et sensuel. Nous nous embrassâmes sans voir le temps passer. Resserrant l’étreinte, je changeai à un moment de position, m’installant sur ses genoux. Ce gentleman ne profita nullement de la situation, le seul geste coquin qu’il se permit étant de poser une main contre ma cuisse, sur le collant. Serrée contre lui, mes bras enroulés autour de son cou, je l’embrassai à pleine bouche, mordillant ses lèvres, laissant nos haleines et nos respirations se mélanger, union prometteuse des corps et des sens.

 

Vers trois heures du matin, je me levai pour rentrer. Je lui proposai de se voir demain. Il devait rentrer chez ses parents mais me suggéra d’avancer son retour en ville de quelques heures dimanche soir afin que nous puissions passer la soirée ensemble. A cette évocation, mon corps me rappela qu’il ne serait pas opposé à une reprise de vie sexuelle, et des frissons d’excitation me parcoururent des pieds jusqu’à la naissance des seins. Je lui donnai donc rendez-vous dimanche soir chez moi. Il nota l’adresse dans son smartphone en me promettant de passer vers vingt heures.

 

-Tu veux qu’on dîne ensemble ?

-Non j’aurai dîné chez mes parents.

-Très bien.

-Tu veux que je te raccompagne ?

-Non je ne suis pas si loin de chez moi, je vais marcher.

-Alors à dimanche, Léa.

 

Je l’embrassai pour lui souhaiter bonne nuit, ma langue entrant quelques secondes établir à nouveau le contact avec la sienne dans un entrelacs charnel qui évoquait les jeux à venir.

 

En disparaissant le long de la ligne de fuite de la ruelle pavée, je sentis son regard suivre les courbes de mon corps, remonter le long de mes jambes, tenter de deviner la forme de mes fesses, imaginer la taille et la rondeur de mes seins, stimulant le souvenir de ce que ses yeux avaient déjà aperçu au détour d’un plongeon dans mon décolleté, de ce que ses mains avaient déjà effleuré au contact de mes cuisses, de ce que ma bouche avait su faire avec la sienne, de ce que ma langue était peut-être capable de faire d’autre…

Le désir féminin peut être hautement narcissique. Il n’en est pas moins intense. Et en remontant la ville éteinte, tout mon corps me cria à quel point il avait envie de ce jeune homme, envie de faire l’amour avec lui, envie de prendre et de donner du plaisir.

 

Well, he walked up to me and he asked me if I wanted to dance

He looked kinda nice and so I said I might take a chance

When he danced he held me tight

And when he walked me home that night

All the stars when shining bright

And the he kissed me

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