Tout était prêt pour notre départ.
Ou presque.
Tout s'enchaînait si rapidement ces derniers temps que c'en était perturbant. Charlie et moi avions à peine eu le temps de nous poser depuis notre mariage qu'on était de nouveau sur le point de partir. J'aurais préféré avoir un moment de répit, mais visiblement, le repos, ce serait plus tard. D'autant plus lorsque je vis un message de Kate.
Nous n'avions même pas eu le temps de nous croiser depuis le mariage et de son côté, ce devait être tout autant le bordel avec sa famille. Heureusement pour elle, elle n'avait pas eu à faire un coming out à sa famille. Elle n'avait pas la chance de trouver une autre maison, pas comme moi avec Charlie.
En voyant ses réponses assez vagues – et puant l'inquiétude –, je lui proposai de prendre un rapide café en guise de petit-déjeuner dans un commerce du coin. Elle accepta en agrémentant sa réponse de nombreux emojis tous plus souriants les uns que les autres. Ses messages me firent sourire – un petit rire m'échappa au passage.
— Qu'est-ce qui te fait rire ?
Alors que je m'approchai de la porte d'entrée, je m'arrêtai en chemin et levai ma tête vers le concerné. Clint, le cousin de Charlie, était installé dans un fauteuil du salon et n'avait même pas levé le nez de son téléphone.
— Juste un meme à la con, répondis-je maladroitement.
— Tu sais vraiment pas mentir toi, me fit-il remarquer en croisant enfin mon regard.
Je détournai mon attention un instant de lui avec un léger soupir. Il en profita pour se lever et s'approcher de moi.
— Ce n'était que le message d'une amie, rien d'important, tentai-je de me justifier, légèrement exaspéré.
Il fit mine d'accepter cette réponse, mais je sentais bien qu'il était encore très suspicieux. Pourquoi était-il soudainement aussi méfiant ? D'autant plus qu'il semblait bien plus ouvert lors de notre dernière discussion. Peut-être que j'étais simplement redevenu un ennemi à ses yeux.
— D'ailleurs, je suis allé vérifier ce que tu m'as sorti sur les cheveux et la drogue, lança-t-il pour changer assez brutalement de sujet. T'avais raison. Je m'y attendais pas... J'ai aucune idée de pourquoi tu sais ça... Mais vu la longueur de tes cheveux, je peux en déduire que tu n'as rien pris depuis un an ou deux, sinon tu n'aurais pas pris le risque de me sortir ça.
Son ton était presque plus doux, plus complaisant. Néanmoins, je sentais son air un peu trop curieux. Le genre d'air prêt à tout pour obtenir une réponse. Cet air de requin acharné, je ne le connaissais que trop bien. Il contrôlait la situation et n'importe qui aurait pu tout avouer. Mais je me devais de garder le secret de ma sœur.
— Je suis tombé sur cette information un peu par hasard, répondis-je de la manière la plus vague possible.
Il croisa ses bras et me dévisagea. En même temps, ça n'avait rien de convaincant ce que je venais de lui sortir.
— J'ai cru entendre que tu avais perdu un ami à cause de la drogue...
Mon cœur sauta un battement.
Il en avait entendu parler ?
Mais d'où ?
Mon amitié avec Wade avait toujours été assez discrète. Surtout parce qu'on venait tous deux de milieux très différents. À l'époque, j'étais encore le fils à papa issu d'une famille aisée et lui, avait enchaîné les problèmes familiaux, les échecs et les déceptions les uns après les autres. Et pourtant, on avait réussi à trouver un terrain d'entente...
Parfois, il nous arrivait d'élever la voix pour quelque chose de stupide. Mais jamais on ne s'engueulait vraiment. On était juste perdus et complètement déboussolés.
Encore une fois, je regrettais d'avoir été suffisamment distant de lui pour ne pas l'avoir réellement compris et l'avoir laissé mourir.
— En effet, lâchai-je dans ce qui pourrait presque ressembler à un murmure.
Mes yeux fixèrent le sol et je sentis les larmes monter à mes yeux. Des larmes que je peinais à retenir. Je n'avais vraiment pas envie de pleurer sous ses yeux... Mais on ne pouvait réellement contenir ce genre d'émotions... ce genre de blessures qui tue une âme. Cette cicatrice était encore trop récente pour que je puisse facilement passer à autre chose.
— Il va falloir que je te laisse... Je dois retrouver une amie.
Ma voix tremblait encore et ma tristesse devait transparaître dans celle-ci. Néanmoins, impossible d'en avoir la confirmation, je n'arrivais pas à relever ma tête vers Clint.
— Très bien, vas-y...
D'un air résigné et faible, il me laissa partir. Je saisis immédiatement cette occasion pour quitter la maison et entamai ma marche.
Je pris plusieurs longues inspirations avant de jeter un coup d'œil à mon téléphone, juste pour m'assurer que je n'avais pas reçu un nouveau message de Kate. Mais rien. Je n'avais plus qu'à rejoindre le lieu du rendez-vous, un café que nous connaissions assez bien. En même temps, c'était l'un des rares cafés dans le coin.
Au cours de mon trajet, je remarquai quelques regards un peu plus lourds et insistants à mon égard. Des regards qui me rendirent quelque peu suspicieux... Quelques messes basses avaient été distillées derrière mon dos. Probablement venant de mon père. En même temps, de qui d'autres ça pourrait venir ? J'étais devenu le paria de la famille... et par la même occasion, de tout ce milieu nauséabond.
Dès que je franchis le seuil du café, de nouveaux regards se tournèrent vers moi. Tous venant de personnes que je connaissais à peine. Et parmi tous ce tas d'inconnus, il y avait Kate, assise dans un banc contre un mur et avec une tasse posée devant elle.
La sonnerie de la cloche de la porte d'entrée lui fit relever sa tête et un sourire se dessina sur son visage. Elle prit sa tasse en main alors que je m'approchai d'elle pour m'asseoir à ses côtés.
— Tu fais une drôle de tête... J'espère que je ne t'ai pas dérangé, me lâcha-t-elle en se cachant en partie derrière sa tasse.
— Non. Pas du tout.
À en voir sa tête, elle avait du mal à me croire, et en détournant brièvement mon regard du sien, j'aperçus de nouveau le jugement dans les yeux des autres.
N'étais-je pas complètement parano ? Me regardait-il à ce point ?
Après tout, si Clint savait pour Wade, peut-être qu'ils le savaient tous... Peut-être que tout le monde savait pour son addiction, sa mort. Et peut-être qu'ils avaient les mêmes conclusions que mon père... Peut-être qu'il avait soufflé ce mensonge dans les oreilles de tous. Ce serait à peine étonnant vu comment il m'avait renié...
Avant de m'enfoncer dans de plus profondes réflexions, je changeai de sujet :
— Et toi, pas trop de problèmes avec ta famille quand ils ont appris pour mon mariage ?
— Étonnamment, pas du tout... Ils n'ont même pas parlé de leur idée de nous marier. C'est même étrange qu'ils fassent comme s'il ne s'était rien passé... Je comprends vraiment rien... Et en même temps, ils sont plus distants avec moi.
— Peut-être qu'il vaut mieux que les choses se passent ainsi... Au moins, tu n'as pas à supporter un mariage qui ne te conviendrait pas et tu n'as pas à faire de coming out à ta famille.
Elle afficha un timide sourire. Malheureusement, ce n'était qu'une question de temps avant que ce problème lui revienne en pleine figure, mais elle pouvait tout de même profiter de ce temps de repos – même s'il pouvait être très court.
— Et de mon côté, mon père m'a totalement lâché et c'est pas plus mal vu nos différents. Ma situation est toujours aussi instable... mais sans lui, c'est déjà mieux.
Au final, mon seul regret était de laisser Kayla derrière moi. Même si notre mère était de son côté, elle était encore bien trop fragile pour supporter un entourage aussi néfaste. Elle avait beaucoup de force en elle, mais jusqu'à quel point ?
— Mais pendant un instant, j'ai bien cru que je finirais à la rue, repris-je en détournant mon regard. Mon père m'avait foutu dehors et personne de ma famille n'était prêt de s'opposer face à lui... Heureusement, la famille de Charlie a été extrêmement compréhensive et ouverte... Mais sans ça, j'aurais vraiment été à la rue.
Cette peur qu'elle avait constamment, je l'avais vécu un peu trop violemment à ce moment. Cette peur viscérale, je la vis dans ses yeux en reposant mon attention sur elle. Malheureusement, nous ne convenions pas aux attentes de nos parents et ça allait nous coûter cher...
— Tu sais que j'encours toujours ce risque ? À tout moment, dès que mes parents apprendront que je suis lesbienne, ils me foutront dehors... Et je pense pas que beaucoup de personnes auront les moyens de m'aider.
Ses yeux commencèrent à s'humidifier et elle leva les yeux au ciel pour retenir ses larmes.
— J'espère que d'ici là, avec Charlie, on aura une vie un peu plus stable... Peut-être même une maison... Peut-être même qu'on pourrait y vivre à plusieurs et t'y héberger.
Un sourire se dessina sur ses lèvres et un rire lui échappa. Une expression singulière qui vint effacer sa peine pendant quelques secondes.
— Tu penses vraiment pouvoir me supporter à ce point ? me demanda-t-elle, un brin amusée et provocatrice.
— Si on a une maison assez grande, on pourra facilement s'isoler si on en a besoin.
— C'est un peu idyllique ta vision...
— Dans la mesure où on dépend tous les deux des business de nos parents, probablement. Mais j'espère qu'on trouvera un moyen de s'émanciper tous les deux. Peut-être qu'il faudrait que je trouve un travail... Sauf que je n'ai aucune idée de ce que je pourrais faire. J'ai fait que travailler dans l'entreprise familiale et mes études... Je les ai abandonnées. Je n'aurais aucun moyen de les reprendre sans l'assurance financière de mon père.
— Il y a probablement un métier qui te conviendra, tenta-t-elle de me rassurer.
— Probablement...
Dans le fond, on était tous les deux dans une sale impasse, tout ça parce qu'on était dépendants de notre famille. Sauf que l'idée de s'émanciper d'eux n'avait jamais été une option. Nous pensions naïvement que tout se passerait bien et qu'ils nous soutiendraient toujours. Malheureusement, nous étions en train de découvrir que tout avait des limites...
*
Le moment que nous avions tant planifié était enfin en train d'arriver.
Pendant quelques jours, nous allions fuir cet endroit pour mieux nous retrouver. En particulier Kayla. Elle en avait terriblement besoin pour guérir, parce que finalement, sa blessure était bien plus profonde qu'on ne pouvait le croire.
Elle m'avait envoyé un message dès que mon père avait quitté la maison et après une bonne dizaine de minutes, j'avais pu m'approcher de la maison. Même si j'avais l'habitude de la voir depuis la maison de Charlie, un étrange sentiment me prit.
Ce n'était plus ma maison.
Ma mère m'aperçut à travers une des grandes fenêtres du salon. Elle me fit signe qu'elle allait me faire rentrer malgré mon air perdu puis relâcha le rideau. En quelques secondes, elle ouvrit la porte d'entrée en retenant un grand sourire.
Pendant de longues secondes, je restai figé, sans la moindre expression sur le visage, et j'eus l'impression que quelque chose se brisa au fond de ma mère, juste pendant un bref moment. Elle me fit alors signe de m'avancer, ce que je m'exécutai à faire, le cœur serré.
— Blaine... Tu m'as vraiment manqué.
Dès que j'arrivai en face d'elle, elle me serra fermement contre elle en retenant quelques sanglots sur mon épaule.
— Je suis vraiment désolée... Ton père ne veut rien entendre... Mais j'ai vraiment essayé de le raisonner...
Elle enchaînait les propos, le souffle court, et toujours la tête posée sur mon épaule. Je me détachai d'elle, ce qui la fit taire pour prendre une longue inspiration.
— Je t'ai dit que ce n'était pas la peine...
— Mais tu me manques...
En voyant les larmes à ses yeux, je savais que je ne pourrais jamais la raisonner. Elle allait croire éternellement qu'elle pourrait me faire revenir... comme elle pourrait faire changer mon père.
Mon regard se posa sur la valise à l'entrée. Celle de Kayla. Je la reconnus immédiatement à cette petite peluche de part de pizza accrochée sur une fermeture. Elle l'avait depuis tellement d'années que les couleurs étaient devenues complètement ternes – et parfois méconnaissables.
Je sentais que ma mère avait terriblement envie de rajouter quelque chose. Sa bouche entrouverte me le montrait clairement mais aucun son ne sortait. En même temps, que pourrait-elle me dire de plus ? Elle pourrait me dire encore une énième fois à quel point je lui manquais, qu'elle regrettait mon départ... Mais elle n'avait aucun pouvoir pour faire changer les choses. Malheureusement, je savais à quel point mon père pouvait être violent pour la retenir ici.
Kayla déboula alors dans les escaliers dans un brouhaha assourdissant et elle s'arrêta net en croisant mon regard. Un grand sourire se dessina sur son visage malgré la peur et les incertitudes. En même temps, tout pouvait si mal tourner, mais elle avait vraiment besoin de ce voyage.
Puis elle posa son regard sur sa mère. Un regard mêlant la reconnaissance et la tristesse. Elle la prit fermement dans ses bras, laissant couler quelques larmes.
— Bennett ne sera pas de retour avant la fin de la semaine prochaine, vous pouvez largement prendre votre temps, annonça ma mère en relâchant ma sœur.
— On essaiera de rentrer avant son retour quoi qu'il arrive.
Malheureusement, Kayla était tout aussi dépendante que moi et elle ne pouvait vraiment pas se le mettre à dos – pas comme je l'avais fait.
Notre mère essuya de nouveau quelques larmes avant de nous souhaiter un simple au revoir. Elle désirait tellement ajouter quelque chose, mais l'impuissance la pesait terriblement et la faisait taire, comme toujours. Sans compter notre grand-mère qui nous interrompit.
Elle venait de s'incruster dans notre petit groupe, l'air à la fois peiné et ravi de me revoir. Elle posa ses mains sur mon visage et me regarda longuement avant de s'exclamer :
— Blaine ! Il faut absolument que je te parle mon petit !
— Est-ce si urgent que ça ?
— Oui... Parce que je suis fière de toi. Je suis tellement fière que tu te sois marié avec Charlie et j'espère que vous serez très heureux ensemble, pendant très longtemps.
Je répondis à son sourire du mieux que je pouvais. Elle avait toujours été là pour protéger notre relation secrète, mais je devais reconnaître qu'elle me manquait. Même dans les atrocités de mon ancienne vie, je ne pouvais me détacher de tout...
— Tu as fait ce que je n'ai jamais fait, ajouta-t-elle, les larmes aux yeux. Tu as su t'opposer à l'adversité par amour et je sais que tu ne le regretteras jamais.
— J'ai du mal à comprendre tout...
— Je suis sortie avec la grand-mère de Charlie, Alvina Sullivan. Nous étions si heureuses jusqu'à ce que nos parents l'apprennent et nous séparent. Pendant des années, j'ai cru qu'elle m'avait trompée, parce que je n'étais rien face à cet homme riche qu'elle a épousé... Mais ça n'avait jamais été son choix, seulement celui de ses parents.
Ma mère se tourna vers Rosie, l'air interloqué. Je n'étais pas le seul à découvrir quelques secrets de famille.
— Mais pourquoi tu ne m'as jamais rien dit ?
— Parce qu'il a fallu du temps pour comprendre que ma rancœur était infondée... Mais j'avais peur de détruire notre famille. Au final, elle était déjà détruite depuis bien longtemps. Et ça a engendré des rancœurs pendant des années entre les Sullivan et nous. J'étais tétanisée par la culpabilité.
Ma mère ravala un sanglot et je sentais qu'elle était à deux doigts d'exploser. En même temps, nous venions tous de nous prendre un bon gros mur dans la figure. Le genre de mur qui change toute une réalité. Notre réalité.
— C'est pour ça que je suis fier de toi Blaine... Parce que tu as réussi à aller de l'avant, à ne pas refaire les mêmes erreurs que moi... Et Charlie semble être une personne merveilleuse pour t'accompagner.
— J'espère vraiment que ça se passera mieux... Mais pour le moment, je ne sais pas trop quoi en penser, lâchai-je dans un soupir.
Elle m'adressa un sourire, comme pour calmer mes peurs. Ce n'était malheureusement pas suffisant. J'avais besoin de quelque chose de plus concret qu'un sourire ou des révélations d'une telle ampleur. Actuellement, j'avais besoin d'une stabilité dans laquelle je pourrais me projeter. Cette stabilité qui me semblait désormais si inaccessible...
En jetant un coup d'œil à l'heure sur mon téléphone, ma mère et ma grand-mère comprirent qu'il était temps pour nous de partir. Alors, elles nous laissèrent partir, le cœur serré.
Kayla quitta la maison d'une démarche hésitante, jusqu'à ce qu'elle croise le regard de Charlie sur le siège passager. Tous deux s'échangèrent un grand sourire et ma sœur bondit jusqu'à la banquette arrière. Il me fallut quelques secondes avant de m'installer à mon tour. En tout cas, elles avaient déjà bien entamé leur discussion. Soudainement, l'ambiance était bien plus légère et j'en oubliais presque les circonstances de cette situation.
De toute manière, la question ne se poserait pas pendant quelques heures encore, juste le temps du trajet...