Chapitre 11, Le Politicien Vert-reux

Par Melau

La tempête de sable mettrait plusieurs jours avant de s’arrêter. Bloqués là, à ne rien faire à part ruminer, l’équipe n’entrevoyait plus la lumière. Grégoire avait été très clair : il était hors de question de décoller avec tout ce vent. Pour une fois qu’il réfléchissait, se disait Maggie, ce n’était vraiment pas arrangeant. Elle voulait absolument faire ses preuves, être un vrai lieutenant, résoudre une affaire. Elle le sentait bien : si elle échouait maintenant, elle n’aurait jamais de seconde chance. Gaston Francis ne serait jamais conciliant : Maggie était jeune, intelligente, s’il lui avait confié ce cas, c’était parce qu’elle en était capable. Quelque part, ça la rassurait. Ailleurs, elle s’en trouvait effrayée.

Les Grassier, avec une immense gentillesse qui ne les caractérisait pas du tout, leur avait à tous fournis un appartement. Pas une chambre. Non. Un appartement. Magalie ne comprenait pas bien la différence, elle qui n’avait jamais vécu ailleurs que dans une minuscule maison où elle et son père se marchaient sans cesse dessus, puis dans un studio définitivement trop petit même pour une seule personne. Là, elle aurait bien trouvé le moyen de se perdre si une domestique n’avait pas eu pour ordre de la suivre partout où elle allait. Magalie ne savait jamais comment s’adresser à la petite Prudence. La jeune fille, qui ne devait pas avoir plus de seize ans, ne parlait jamais. Ses longs cheveux roux étaient nattés dans son dos, ils voletaient sans cesse lorsqu’elle la suivait. C’était le seul bruit qui émanait d’elle. Malgré les talonnettes de ses ballerines noires, Prudence se déplaçait dans le plus grand silence, si bien que c’en devenait gênant. Le lieutenant ressentait un certain malaise. Elle ne pouvait rien faire sans être suivie, et elle savait bien que ce n’était pas pour son bien. Le couple royal cherchait à l’observer. Elle n’avait aucune idée de pourquoi. S’ils n’avaient rien à cacher, alors elle n’avait pas besoin d’être surveillée, si ? De plus en plus intriguée, elle essayait de se défaire de Prudence. Elle n’y parvenait jamais.

« Mademoiselle reprendra-t-elle du thé ?

- Non merci, Prudence.

- Mademoiselle voudrait-elle une madeleine ?

- Je vous remercie, ça va aller, déclina Maggie. »

Dans le grand salon – qui se trouvait dans sa chambre, ce qu’elle ne comprenait pas – la jeune domestique venait de lui servir le goûter. Tous les jours, à quinze heures tapantes, Prudence s’éloignait quelques minutes et revenait avec entre les mains un plateau d’argent chargé de gourmandises accompagnées d’une théière en porcelaine. Magalie en était sure désormais : la vie de princesse n’était pas faite pour elle. Non mais, qu’est-ce qu’elle détestait être servie comme ça ! Plus d’eau dans le verre au moment du diner ? Prudence la resservait. Elle venait de terminer son assiette ? Prudence la retirait aussitôt et en déposait une autre. Elle arrivait dans la salle à manger ? Prudence tirait la chaise pour qu’elle puisse s’asseoir. Prudence par-ci, Prudence par-là, le lieutenant n’en pouvait plus. Et puis, honnêtement, c’était quoi ce prénom ?

« Mademoiselle a-t-elle terminé ? »

Magalie poussa un long soupir. Elle ne pouvait même plus manger tranquillement, alors forcément elle perdait l’appétit. Ou, plutôt, non, elle avait tout le temps faim. Son estomac faisait des siennes tout au long de la journée, et dès qu’elle avait l’occasion d’avaler quelque chose, elle se sentait tellement observée qu’elle n’y parvenait pas. Le lieutenant repoussa son assiette sans un mot. Lorsque Prudence sortit de la pièce pour ramener le plateau plein, Magalie se leva, se dirigea vers l’espace accueillant un lit, ferma l’immense double porte en chêne derrière elle, puis se laissa tomber sur le matelas couvert de draps pourpres. Là, étendue, les yeux ouverts à fixer le baldaquin, elle cherchait un moyen d’échapper à la prudence… de Prudence. A cette pensée, un sourire se glissa sur les lèvres de Maggie avant de s’effacer tout aussi vite qu’il était apparu. Elle n’était pas d’humeur à rire. Elle était bloquée là, sans possibilité de poursuivre son enquête. Elle se sentait entravée, comme un lapin prit au collet.

Elle déglutit.

Soudain, ce fut comme si une tonne de béton venait de s’abattre sur sa poitrine. Elle suffoquait. Elle savait, elle savait très bien qu’il ne s’agissait que d’une crise d’angoisse. Elle savait qu’il lui fallait respirer calmement. Elle savait que tout cela n’était que dans sa tête. Mais ça ne l’empêcha pas de se mettre à paniquer, respirer de plus en plus vite, prendre de toutes petites inspirations qu’elle recrachait aussitôt. Elle avait l’impression que son cœur allait lui exploser dans la poitrine.

Gaston Francis lui avait demandé des explications. Il voulait que le dossier fût clos au plus vite. Elle ne pouvait rien lui donner, rien lui dire, rien faire. Elle était dans une impasse.

Une impasse. Immense. Un gouffre.

Réaliser cela la soulageât d’un poids non négligeable. Elle n’eut plus l’impression d’avoir une tonne de béton sur le corps, mais quelques kilos seulement. Sous le coup d’un immense effort, elle parvint à se redresser sur le lit.

Il fallait sortir de là. Vite. Après tout, c’était une question de vie ou de mort, non ?

Magalie se dit qu’elle n’avait plus le choix. Il fallait trouver la faille dans la stratégie des Grassier. La suite dans laquelle elle était retenue depuis plusieurs jours, tant qu’elle en avait perdu le compte, devait bien avoir une issue de secours. Il fallait la trouver.

Les derniers kilos de béton s’envolèrent. Le lapin avait fait place au chasseur : bientôt, elle serait elle aussi en position de force. Le lieutenant était persuadé de pouvoir sortir de la chambre sans Prudence, et sans que les Grassier ne soient mis au courant. C’était gros, elle en était consciente, mais elle devait le faire. L’espoir, c’était la seule chose qui lui restait.

« Bon. D’accord. Et je commence par où, moi ? »

Magalie s’était entièrement relevée. Elle lorgna une seconde l’empreinte de ses fesses dans les draps, haussa les épaules et observa la pièce. A part une immense fenêtre qui ne s’ouvrait pas et une minuscule grille d’aération sous la table de chevet à droite du lit, elle n’avait pas trente-six milles solutions qui s’offraient à elle.

Mais pourquoi est-ce qu’il faut TOUJOURS que ce soit difficile, hein ?

Non parce que, ça aurait été trop beau si la grille avait été assez grande. Ou si la fenêtre s’était ouverte sur un balcon, qu’elle aurait pu escalader la gouttière pour rejoindre une autre fenêtre ouverte. Non, non, il fallait toujours que ses plans soient contrariés. Et pas que ses plans, à vrai dire, Maggie se sentait franchement énervée à cet instant.

Le lieutenant s’agenouilla devant la table de chevet. La grille d’aération n’était même pas vissée : elle semblait encastrée dans le mur, impossible de l’enlever de là. Même si elle avait pu la retirer, Magalie n’aurait pas pu y passer plus qu’un bras, et encore même pas l’épaule. Définitivement, elle était bloquée.

« Prudence ? »

Magalie avait rouvert la grande porte qui séparait la chambre du reste de l’appartement. La jeune servante n’apparut pas à l’appel de son prénom.

La chance serait-elle de nouveau de mon côté ? se demanda le lieutenant, sentant la colère s’envoler pour laisser place à une certaine confiance en elle.

Le cœur battant à tout rompre, elle s’avança avec précaution – et sans Prudence – dans la vaste pièce qui s’offrait à elle. Pour la première fois depuis qu’elle se trouvait là, Magalie était totalement seule : ça lui faisait un bien fou. Les sens en alertes, le lieutenant s’apprêtait à faire demi-tour au moindre bruit suspect, comme une biche dans les bois qui entend les pas du chasseur s’avançant vers elle. Mais Magalie avait décidé d’être le chasseur, elle ne serait ce jour-là ni biche, ni lapin, elle ne serait pas la Magalie qu’elle avait toujours tendance à être : tête en l’air, idiote peut-être même. Non, aujourd’hui elle voulait être le Lieutenant. La personne qui prenait les choses en main, celle qui n’abandonnait pas, et surtout celle qui ne se laissait pas enfermer dans un coin d’un immense palais royal sans rien dire. Cette situation avait assez duré.

La jeune femme traversa la pièce principale en quelques enjambées. Elle marchait sur la pointe des pieds, contrôlant sa respiration et chacun de ses mouvements – elle aurait bien été capable de faire tomber quelque chose, et ce n’était vraiment pas le bon moment. Elle s’arrêta par deux fois : d’abord au niveau du grand canapé, elle aurait parié avoir entendu des pas, puis à côté de la bibliothèque massive au fond de la pièce, après avoir cru entendre la porte principale de l’appartement s’ouvrir. Elle décida alors de s’arrêter un instant. Elle ferma les yeux, décidée à calmer tous ses sens qui s’affolaient. Lorsqu’elle ouvrit les paupières, son cœur s’était calmé dans sa poitrine, son souffle était redevenu léger et régulier, et ses oreilles avaient cessé de bourdonner. Il n’y avait désormais plus aucune interférence. Elle n’avait plus d’excuse pour ne pas réussir à s’échapper de cet appartement. Oh, et si elle pouvait s’enfuir de cette planète aussi, ce serait plutôt sympa.

« Mais c’est pas possible ça ! »

Magalie avait parlé plus fort qu’elle ne l’aurait souhaité – parce qu’elle n’avait même pas fait exprès de parler à voix haute, pour commencer. Elle venait de traverser toute la pièce pour rien : toutes les fenêtres qui donnaient sur l’extérieurs n’avaient pas de poignées. Le lieutenant était là depuis plusieurs jours, et elle ne l’avait pas remarqué.

Et après, elle osait se demander pourquoi son père lui disait toujours qu’elle n’avait pas inventé l’eau chaude…

Elle commençait sérieusement à se demander ce qu’elle faisait là, autant ce qu’elle faisait enfermée dans ce palais que ce qu’elle faisait en tant que lieutenant. Pourquoi Francis l’avait-il diable promue ? Elle n’était définitivement pas prête pour ce job. La championne d’échecs s’était bien voilée la face jusque-là : tout ce que son patron voulait, c’était se débarrasser d’elle. Et elle faisait quoi, elle, pour empêcher ça ? Rien. Rien du tout. Au contraire, Magalie donnait à son chef toutes les raisons du monde de la renvoyer.

Et puis cette idée de prendre MacHolland dans son équipe. Elle avait trouvé ça tellement cool d’avoir un consultant. Non mais, à quoi elle s’attendait au juste ?

La colère commençait à monter en elle. Elle n’en voulait pas au monde entier, juste à elle-même. Son père avait toujours eu raison. Francis voulait la renvoyer. Même MacHolland avait compris qu’elle était une bonne à rien.

A deux doigts de la crise d’hystérie, Magalie se laissa tomber dans un fauteuil. Ses fesses s’enfoncèrent dans les coussins moelleux. De là, elle avait une vue imprenable sur tout l’appartement. Un soupir s’échappa des lèvres du lieutenant, un TIC. Le ventre grogna, les ongles tapotèrent les accoudoirs.

Elle ne savait plus quoi faire.

Parvenue à ce constat, le moral du lieutenant chuta de plus belle. Elle pensa à son équipe. Léopold et Grégoire avaient été emmenés ensemble, peut-être l’étaient-ils encore. Richard, tout comme elle, avait été enfermé seul. Prudence n’avait rien voulu lui dire à ce sujet, mais lorsque Magalie avait évoqué l’architecte, les jours de la jeune servante s’étaient empourprées. Un trillion de questions avait alors traversé l’esprit du lieutenant. Et c’était encore le cas alors qu’elle était assise dans ce fauteuil.

Elle fixait la porte, mais celle-ci n’avait pas l’air de vouloir s’ouvrir. Elle n’était donc pas télékinésiste, parfait. Encore un défaut à ajouter sur sa liste qui commençait déjà à se faire très longue. Ses paupières papillonnèrent, son souffle devint plus profond et elle… se réveilla en sursaut.

Depuis combien de temps s’était-elle endormie ?

Magalie observa la pièce autour d’elle. Il faisait plus sombre. Dehors, le soleil était en train de se coucher sur le palais et ses environs. Il n’y avait toujours personne d’autre dans l’appartement. Le coucou sonna, Magalie sursauta, se mit sur ses pieds en deux millisecondes et, les sens en alerte, s’approcha de la porte couleur d’ébène.

Elle n’avait qu’une seule chance pour réussir son coup. Et quel coup elle avait prévu…

Le lieutenant colla l’oreille contre le bois. Dans l’appartement, le silence régnait en maître, assourdissant depuis que le coucou avait sonné six heures. Elle retint son souffle. Là, discrets, de l’autre côté, dans le couloir, de petits pas résonnaient sur le sol marbré. Des ballerines. Pas de talons, le son strident aurait agressé les tympans du lieutenant. Magalie leva le bras, la poignée d’argent tressauta, les lèvres de la jeune femme tremblèrent. La porte s’ouvrit lentement. Le bras se leva encore un peu, tendu en arrière, le poing dressé.

Maintenant, fut la seule pensée qui traversa l’esprit de Magalie, comme un ordre auquel elle ne pouvait pas se soustraire.

BAM

Sans prendre le temps de réfléchir une seconde de plus, sans prêter attention au cri qui avait traversé les lèvres de la personne qui venait de se prendre son poing en plein dans le nez, et sans faire attention à la douleur qui irradiait dans ses doigts – non mais sérieusement, c’était un nez ou du béton ? –, Magalie franchit le seuil de la porte et s’engagea à toute vitesse dans le couloir. A cause de la rapidité et du sol glissant, elle faillit tomber. Elle se rattrapa de justesse à un meuble auquel elle s’agrippa, les ongles écorchant le bois dans un grincement aigu qui lui arracha une grimace. Les fesses sur les talons, elle se redressa et reprit sa course folle à travers les couloirs.

Son cœur battait à tout rompre : elle avait réussi ! Elle l’avait fait ! Elle était libre ! Elle se surprit à sourire comme si la victoire était dans la poche, mais ce n’était pas encore le cas. Le plus facile, c’était de sortir de la chambre. Et dire que tout ça, c’était grâce à MacHolland… Elle secoua la tête dans tous les sens comme pour sortir l’architecte de son esprit. Oui, elle avait dormi et avait rêvé de lui. Oui, il lui avait parlé dans son rêve en lui disant qu’à sa place il aurait foutu une bonne raclée à son bourreau et se serait enfui. C’était ce stupide Richard MacHolland, architecte qui ne connaissait rien à rien, même pas la fille qui travaillait pour lui depuis des mois, qui l’avait tirée d’affaire ? La situation était plus qu’ironique.

« Eh ! Mais faites un peu attention ! »

Sur son chemin, Magalie bousculait les différentes personnes qu’elle croisait. Tous les serviteurs des Grassier étaient habillés de la même manière, comme une petite armée qui à la place des pistolets disposait de plumeaux et de plateaux. Ils râlaient quand ils la voyaient arriver, lui criaient après une fois qu’elle était passée, et ne disaient plus rien la seconde qui suivait son passage. Jusqu’ici, elle n’avait vu personne d’autre que ces gens au service de la famille royale. Les couloirs se succédaient, les escaliers s’enchainaient. Les portes se ressemblaient toutes. Comment savoir où elle devait aller ?

Maintenant qu’elle était sortie de ses appartements, elle ne savait plus quoi faire. Comme à son habitude, la jeune femme n’avait pas réfléchi à la suite des évènements. Elle commençait sérieusement à se dire que son titre aux échecs devait être un rêve, qu’elle l’avait complètement imaginé.

Elle se demanda alors ce que ferait Richard à sa place, vu qu’apparemment il était le seul à avoir de bonnes idées dans le groupe. Magalie fit la première chose qui lui traversa l’esprit : ouvrir une porte au hasard. Elle stoppa sa course effrénée au milieu d’un couloir désert. De chaque côté il y avait trois portes. Six pièces en tout, donc – au moins, même si elle n’avait pas beaucoup de logique, Magalie pouvait se targuer de savoir compter jusqu’à six, c’était pas donné à tout le monde. Le lieutenant choisit une porte au hasard. La deuxième à sa droite lui paraissait plutôt sympa. Elle s’avança sur la pointe des pieds et fit attention à bien se mettre sur le côté, comme si le diable allait jaillir depuis l’autre côté de la porte. Elle posa la main sur la clenche et… Appuya trois fois, poussa de toutes ses forces jusqu’à donner un coup d’épaule avant de se rendre à l’évidence que, non, ça ne s’ouvrirait pas. Elle changea de porte : même opération, même résultat. Elle s’évertua ainsi d’ouvrir toutes les portes. Parvenue à la sixième porte du couloir, Magalie avait perdu tout espoir, et le fait que cette sixième et dernière porte du couloir fut fermée à double tour comme les autres n’arrangeât rien. Son poing s’abattit violemment sur le mur, juste à côté de l’encadrement de la porte. Elle avait essayé, elle ne pouvait pas se le reprocher.

Dépitée, elle reprit son chemin. Désormais, elle ne courait plus. Elle marchait simplement, les épaules baissées, le dos rond. A quoi bon ? se demanda-t-elle, à quoi bon faire tous ces efforts si ce n’était pour rien obtenir en retour ?

Magalie continua à déambuler dans les couloirs du palais, sans trop savoir où aller. Elle laissait ses pieds choisir pour elle s’ils partaient à droite ou à gauche. Jamais tout droit, ça c’était sûr. Après avoir marché un bon quart d’heure, pris trois fois à gauche et une fois à droite, le lieutenant Pierce finit par se retrouver au bord d’un précipice. Enfin, presque. Le bord du précipice étant un balcon donnant sur une immense salle de bal, Magalie ne risquait pas grand-chose. D’abord, elle en eu le souffle coupé, de cette vue, de cet endroit.

La pièce était gigantesque. Contrairement au reste du palais des Grassier, le sol ne semblait pas être fait de marbre ou de parquet. Magalie ne savait pas réellement de quoi il s’agissait, mais le sol brillait de milles et un feux. On aurait dit du verre, c’était tout aussi transparent, mais du verre dans lequel des dizaines de millions de paillettes d’or et d’argent auraient pris place. Pas une seule fois l’idée que ce fut véritablement le cas n’effleura l’idée du lieutenant. Les murs, eux, étaient couverts de lambris jusqu’à mi-hauteur. Peint en blanc, le bois s’accordait à merveille avec le reste de la pièce. La seconde moitié des murs étaient recouverte d’une peinture ou d’un papier-peint jaunâtre, presque doré. Par moment, des feuilles d’or avaient dues être apposées tant le mur brillait d’un éclat métallisé. De chaque côté de la salle se trouvaient deux immenses portes-vitrées. Seul le mur du fond n’en avait pas, et pour cause : il y avait là une scène aux couleurs d’argent et d’or. Le reste de l’endroit était vide. Les rideaux titanesques étaient ouverts, tenus de chaque côté des fenêtres par une corde d’une finesse incroyable.

Des pas résonnèrent sur le sol étrange. Magalie retint un hoquet de surprise et s’abaissa. Cachée derrière les barreaux de la balustrade, le lieutenant pouvait observer ce qui se passait en contrebas en toute tranquillité. Un homme au teint étrangement vert était entré dans la salle de bal. Il était au téléphone. De là où elle se trouvait, Pierce n’entendait rien.

« Allez, retourne-toi que je puisse te voir… murmura-t-elle, pleine d’espoir à l’idée de lire sur les lèvres de l’homme. »

Elle se laissa choir sur le sol, ne supportant plus d’être accroupie. A 27 ans, les genoux la faisaient déjà souffrir, même son corps ne pouvait pas être un minimum coopératif.

L’homme portait un costume noir, sobre, associé à une chemise grise dont Magalie entrapercevait le col. Elle attendit qu’il décidât de se retourner, dans le silence, sans bouger. Lorsqu’elle avait eu la chance de faire autre chose que de la paperasse quand elle était brigadière, Magalie avait parfois accompagné des collègues en planque. Ils passaient parfois la nuit entière à écouter et observer un bâtiment sans qu’il n’y ait jamais d’action. Au moins, elle savait le faire ça, rester assise à rien dire et rien faire pendant des heures.

Magalie commençait à fermement s’ennuyer. La tête dans les mains, les coudes sur les genoux, le temps commençait à lui sembler long. Elle se trouvait là depuis un long moment. La nuit avait fini par tomber, il n’y avait plus une seule goutte de soleil qui tombait sur le sol. L’homme à la peau bien verte – même si le lieutenant avait eu de gros doutes au départ – s’était rapidement tourné et avait disparu du champ de vision de Maggie le temps d’allumer la lumière. L’homme avait le visage aussi vert que les mains. La barbe qu’il n’avait pas rasée depuis trois ou quatre jours était toute aussi rousse que ses cheveux étaient noirs.

 « Mais ma puce… »

Magalie fronça les sourcils. L’homme venait d’hausser le ton si bien qu’elle l’entendait désormais clairement. Il parlait donc à une femme, bien, jusque-là il n’y avait rien de spécial. Elle tourna la tête, tendit l’oreille en direction de l’homme qui lui faisait toujours dos, et ferma les yeux. Ainsi installée et concentrée, elle était bien déterminée à écouter la conversation de cet inconnu qui ne lui semblait pas si inconnu que cela…

« Chérie écoute-moi un peu… Non, je ne peux pas te rejoindre pour l’instant… Mais Los Angeles c’est une très jolie ville pourtant… Reste à l’abri… Je… Bon… Si tu insistes… Mais ce ne sera pas longtemps alors… Bon… Oui, c’est d’accord Didine, je vais venir ce week-end. Mais quelques jours, pas plus ? Tu sais ce qu’ils vont dire sinon. Et puis, j’ai encore des choses à régler ici avant qu’on soit tous les deux… Lui ? Non, ne t’en inquiète pas. Il est tellement bête qu’il n’a pas hésité à… »

L’homme ne finit pas sa phrase. Il raccrocha précipitamment, fourra le téléphone dans la poche intérieure de son veston, regarda partout autour de lui et s’enfuit d’un pas précipité. Le cœur de Magalie battait à tout rompre. Elle essuya quelques gouttes, des sueurs froides l’avaient prise. Elle se retourna, s’appuya contre la balustrade et resta plantée là un petit moment, le temps de sentir à nouveau ses doigts de pieds engourdis et d’arrêter de trembler. Un peu de plus, et l’homme la voyait. Il suffisait d’un rien, qu’il levât un peu la tête, et elle était fichue.

Magalie se redressa. Elle se mit sur ses deux pieds. Elle ne savait pas qui était cet homme au teint vert ni cette « Didine », mais un petit quelque chose en elle lui disait qu’il fallait creuser cette histoire. Didine… ça lui rappelait bien quelque chose, et puis elle était persuadée d’avoir déjà vu cet homme quelque part avant ce soir… Le tout est de savoir qui ils étaient tous les deux et s’ils pouvaient être en lien avec son affaire.

Après avoir fait le point sur cette histoire, elle retourna dans le couloir. Elle se guida à l’instinct, se disant que, ah, oui, elle était bien passée par ici tout à l’heure – alors que tous les couloirs se ressemblaient, identiques, avec ce sol nervuré, ces murs crèmes et ces portes d’ébène. Lorsqu’elle croisa une femme aux cheveux grisonnants et qu’elle la dépassa, Maggie se promit de demander son chemin à la prochaine personne qu’elle croiserait. Elle se fit la promesse une nouvelle fois quand elle rencontra une seconde femme aux cheveux courts tirant sur le blanc. Lorsqu’elle dit « bonsoir » à une troisième femme aux traits usés, aux cheveux coupés au carrés poivre et sel, Magalie s’arrêta tout net. Elle se retourna lentement, fit courir son regard sur la femme, le chariot qu’elle trainait, et le couloir.

Ah. 

En fait, elle n’avait pas croisé trois femmes différentes mais une seule. Elle tournait en rond.

Quand on te dit Maggie que t’as pas inventé l’eau chaude …

La dame – qui disait s’appeler Miranda et qui n’avait qu’une seule envie : discuter, et surtout expliquer en long, en large, et en travers pourquoi son petit-fils était la dix-neuvième merveille de Mars – ne se fit pas prier pour aider Maggie.

« Le plus simple, c’est d’aller tout droit jusqu’aux grands escaliers qui donnent sur l’entrée. De là, vous prenez à votre droite et ce sera au fond du troisième couloir sur votre gauche. Vous avez compris ? Oh, si vous avez une minute je peux vous montrer Nicholas, il est tellement mignon dans… »

Magalie l’interrompit, s’excusa et s’enfuit à toute vitesse. Hors de question de regarder des photos de bébé martien. Les informations de la servante se mélangeaient dans sa tête, si bien qu’elle dut si reprendre à trois fois avant de parvenir à retrouver ses appartements.

La porte était grande ouverte. Des voix parvenaient aux oreilles de Maggie depuis l’intérieur. Deux voix de femme et une voix d’homme, au minimum. Elle se racla la gorge, entra.

« Ah ! Vous voilà ! »

Opalina Grassier. Dans sa robe cobalt, les cheveux coiffés en deux longues tresses qui lui tombaient sur les épaules, le diadème argenté posé sur le haut de son crâne, elle s’apprêtait à attaquer le lieutenant avec sa langue de vipère.

« Votre Majesté, répondit sobrement la jeune terrienne. »

Magalie contourna la reine. Dans un canapé derrière elle, Prudence regardait en direction de la fenêtre. Elle avait un coton imbibé de sang qui lui sortait du nez. Le lieutenant en déduisit que le nez en béton qu’elle avait éclaté était celui de la pauvre servante. Elle croisa les mains derrière son dos, pour la peine.

Dans le fauteuil en face, là où Maggie s’était endormie en milieu d’après-midi, Richard se tenait fièrement. Les coudes sur les genoux, penché en avant, un sourire qui mettait le lieutenant mal à l’aise occupait ses lèvres. MacHolland était là, l’air de rien, comme si c’était la chose la plus normale possible. Magalie sentit le malaise monter en elle.

« Vous avez cassé le nez de Prudence, releva la reine qui s’était rassise aux côtés de son employée.

- Veuillez m’en excuser, répliqua-t-elle sans vraiment savoir à laquelle des deux femmes elle s’adressait.

- Ce n’est rien. »

La reine balaya la discussion d’un mouvement de main.

Un homme entra dans la pièce. Le teint vert, la barbe rousse, les cheveux noirs. Un costume noir et une chemise grise. Magalie sentit le rouge lui monter aux joues comme une adolescente qui verrait le garçon qu’elle apprécie entrer dans la pièce.

« Harold ! Venez, venez, entrez donc.

- Votre Majesté, salua ce dernier, accompagnant sa parole d’une révérence.

- Mais redressez-vous ! Installez-vous mon cher ami. Voilà, voilà. Permettez-moi de vous présenter nos invités, vous n’en aviez pas encore eu l’occasion n’est-ce pas ?

- Il ne m’a pas semblé apercevoir aucun d’entre eux, effectivement, Majesté, affirma-t-il alors qu’il plantait son regard dans celui de Magalie. A qui ai-je l’honneur ?

- MacHolland, Richard MacHolland, se présenta l’architecte en tendant une main ferme au fameux Harold.

- Enchanté, monsieur MacHolland. Et vous, très chère, comment vous appelez-vous ?

- Lieutenant Magalie Pierce.

- Alors, je suis enchanté, lieutenant Pierce.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-elle de but en blanc, sans chercher à partager les mièvreries de toutes les personnes qui se trouvaient dans le salon.

- Harold Rice, très chère.

- Et que faites-vous ici ?

- Je suis un employé de ces Majestés Grassier, lieutenant, j’étais le professeur particulier de Mademoiselle. Je suppose ainsi que votre présence parmi nous est en lien avec la disparition de Mademoiselle Sindy ?

- C’est bien cela. Et… »

La reine de cobalt se leva. Son mouvement fit taire Magalie. Richard s’était engoncé dans le fauteuil, Prudence avait retiré le coton sanguinolent de sa narine.

« Lieutenant Pierce, il y a un temps pour les interrogatoires et un autre pour… Eh bien, pour aller prendre le dîner. Veuillez passer la tenue que vous trouverez sur votre lit, monsieur MacHolland l’a choisie pour vous, et mademoiselle Prudence vous aidera à vous préparer. »

Magalie n’avait pas son mot à dire. Encore une fois. Et elle se laissa faire. Encore une fois.

Les deux hommes disparurent de la pièce, aucun d’eux ne jeta un regard en arrière. Ils discutaient en passant à côté du lieutenant et de la reine. Prudence s’éclipsa à son tour. Il ne restait donc plus que Magalie et Opalina Grassier. Cette dernière s’apprêtait à quitter les appartements de Maggie lorsqu’elle fit volte-face. Ses yeux se plissèrent et un rictus à vous en faire froid dans le dos prit possession de son visage.

« Oh, et la prochaine fois que vous voudrez sortir et prendre l’air, ne cassez pas à nouveau le nez de cette pauvre petite Prudence. Vous n’aviez qu’à nous demander. »

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haroldthelord
Posté le 03/01/2021
Salut,
J’ai lu le commentaire du Saltimbanque et je suis d’accord avec lui sur le fait qu’on croit avoir raté un passage au début, ce qui fait que j’ai relu le début sinon je comprends le fait que l’enquêtrice puisse s’interroger sur elle-même mais t’y vas un peu fort.
une petite coquille vers la fin trois pages avant : Un peu ‘de ‘plus, et l’homme la voyait.
Et tiens, tiens un personnage s’appelle Harold à la prochaine.
Melau
Posté le 03/01/2021
Re !
Oui j’avais déjà noté ce passage du coup, mais ton commentaire me confirme bien qu’il faut retravailler le début de chapitre. Pour la coquille en fait ce n’est qu’une formulation orale, mais effectivement, ça ne se dit pas tout de même.

Encore merci pour ton commentaire !
Le Saltimbanque
Posté le 30/11/2020
Aaaaaa la suite !

Déjà, ce chapitre se lit hyper vite, et est vraiment imprévisible. Je ne sais pas du tout en quoi Harold Rice va aider (ou non) l'enquête, ni à qui il parlait, ni quels sont les objectifs de Richard ou des Grassier. Le côté "exflitration" du palais est assez bien rendu, et donne une bonne dose de suspens.

J'ai adoré le fait que Magalie reconnaisse ENFIN son incommensurable bêtise/incompétence. C'est plus intéressant comme ça, puisque ça propose une vraie évolution de personnage, et on a pas une dissonance avec elle. Bon après, tu vas parfois un peu trop loin dans la reconnaissance. Avec Magalie qui se demande si elle avait inventé ce prix d'échec, je ne savais plus trop sur quel pied danser : serait-tu en train d'essayer de revenir sur TOUTE la caractérisation du personnage faite dans les précédents chapitres ?
L'humour fonctionne même plutôt bien : le fait qu'elle tourne en rond et rencontre trois fois la même servante m'a fait sourire.

Je ne sais pas pourquoi, mais j'adore Prudence. Son côté emmerdant/creepy est très bien rendu.

La "chute" du chapitre est aussi très bonne. Richard parait... classe ?? On dirait un vrai James Bond qui est sur le point de sortir une superbe stratégie de nulle part. Le dîner donne vraiment envie de découvrir la suite c'est cool.

Les défauts maintenant !

Le début du texte est... très étrange. On a l'impression d'avoir loupé un chapitre. On quitte le dernier chapitre sur une fin d'interrogatoire, et là on se retrouve sur Magalie seule, emprisonnée au palais et devant s'enfuir. WTF. Que s'est-il passé ? Je comprends qu'il y ait une tempête, mais où est le reste de la brigade ? Comment s'est poursuivit l'interrogatoire ? Magalie a-t-elle un minium réfléchi sur l'enquête, cherché d'autres pistes, discuté avec les autres ? Je sais que c'est ironique de ma part, mais tu aurais du un peu plus expliquer au début, parce que j'ai vraiment pensé plusieurs fois que j'avais loupé des paragraphes.

Aussi, Magalie. Je l'ai bien plus appréciée dans ce chapitre, mais ça n'empêche pas que plusieurs choses m'ont perturbé. Surtout L'AVEU du chapitre : elle voulait avoir Richard parce que c'était "cool d'avoir un consultant". Ah... c'est... euh... hum... oké... WHAT
Aussi je n'ai pas compris pourquoi elle va "creuser" le cas Harold Rice et Didine : la conversation téléphonique n'a absolument rien de suspect en soi.

Mais aussi : pourquoi obéit-elle autant les Grassier ? Elle doit se faufiler dans le palais comme si elle était en tort, et doit fuir comme si c'était une prisonnière. Elle répète plusieurs fois qu'elle n'a pas revu le reste de la brigade depuis. WHAT mais Magalie tu es une policière ! Aucune raison de sentir inférieure ici, surtout quand tu as autant dominé les Grassier au chapitre précédent ! Depuis quand ont-ils un tel pouvoir sur elle ?

Aussi, ce chapitre reprend un peu le défaut du tout début : on a pas beaucoup avancé le schmilblick. Magalie ne s'est pas enfuie et est toujours dans le flou, on ne sait toujours pas ce qui est arrivé aux autres, l'enquête est au point mort. La fin du chapitre accélère un peu le tout avec Harold Rice et l'annonce du dîner, mais c'est un peu faible face à tout le parcours de Magalie qui se ressent un peu trop comme du remplissage. Du remplissage très sympathique, mais du remplissage tout de même.
Melau
Posté le 30/11/2020
Encore une fois, merci pour ton commentaire et d'avoir pris le temps à la fois de lire et d'expliquer ton point de vue !

Je vois ce que tu veux dire pour le début du chapitre, et j'avoue que l'ellipse est un peu trop franche ! J'essaierai de retravailler tout ça.
Pour l'arrivée de Rice et son importance, je te laisse la découvrir.
Simplement, je sais que certains traits sont vraiment grossis à l'extrême, et il y a une partie de "fait exprès" (bon pas tout, comme d'habitude je ne me rends pas compte quand je vais trop loin). Et pour l'avancée de l'histoire, tu as peut-être cette impression (compréhensible au vu de la lecture très hachée, qui n'est pas possible autrement au vu du rythme de poste que j'ai), mais en réalité on avance, on avance, et c'est surtout parce que je demande au lecteur un petit travail de détective et de mémoire... Didi(ne), ça ne te rappelle rien ? Maggie n'est pas une bonne enquêtrice, mais pour une fois elle a eu de l'instinct (elle avait bien lu une partie du dossier...).
Les easter eggs sont peut-être trop cachés du coup x)

J'espère que tu liras la suite, parce qu'on va vraiment avancer avec l'arrivée de Rice (et cette fois, c'est promis, on bouge dès le prochain chapitre !), et surtout parce que j'apprécie vraiment tes commentaires.
J'espère te redonner foi en cette histoire !
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