Chapitre 11 - L'épée de Zro

A Erden,

 

Des claquements métalliques se faisaient entendre dans tout le centre-ville de la capitale zoréciènne. Entre des souffles coupés par des estocades, des cris de ralliement et la rengaine des tambours, la terre verte, habituellement peuplée par de simples paysans, avait pris des couleurs de champs de bataille. Loin d’être effrayé par un tel spectacle, Nazar s’amusait à déstabiliser toutes les jeunes recrues qui venaient le défier en corps à corps. Son père, Zeroual, le regardait avec fierté se battre pour leur honneur.

_J’ai bien fait de te donner mon fils, pour racheter mon nom ! s’enthousiasma-t-il en rejoignant Paskhal qui arpentait les différents cours de combat.

_Tu entends le rugissement de notre terre autour de nous ? C’est le bruit de la victoire mon ami ! répondit l’Élu avec exaltation.

Des milliers de jeunes Kalokas étaient venus s’inscrire pour faire partie de la nouvelle armée sirélienne. Tous convaincus par ce combat et aveuglés par leur soif de reconnaissance, ils avaient donné leurs âmes à Paskhal. Certains que, grâce à lui, les Kalokas retrouveraient leur place de meneurs respectés. Après tout, leur ancêtre commun, l’ainé des frères Sirel avait été le premier à recevoir un don de la part de la Déesse Namon. Ses héritiers croyaient donc avoir le droit de proclamer leur supériorité.

 

_Et voici la plus douée de tous, ma fille ! reprit Paskhal en voyant sa cadette désarmer plusieurs de ses adversaires en utilisant seulement l’élasticité de ses bras.

_ Père, tu ne crois pas en avoir trop fait en faisant jouer les tambours autour de cette arène improvisée ? rétorqua simplement Endza en mettant fin à son combat.

_Non, le folklore compte énormément dans une guerre. La musique est là pour vous conditionner, pour faire ressortir votre rage et m’aider à illustrer la sincérité de ma quête.

Semblable à un animal fier, Paskhal arpentait la place comme s’il faisait la cour à ses disciples. Son long manteau à queue de pie semblait se mouvoir à chacun de ses pas, tel un paon en pleine parade. Mais ce n’était pas de la noirceur de son accoutrement qu’il fallait se méfier, mais bien celle de son aura. En tournant autour de ses soldats, l’Élu dissipait tout son don. Sans qu’on puisse réellement s’en rendre compte, une ombre pailletée s’abattait sur toute l’assemblée.

_Père, tu n’as pas besoin de musique. Les simples notes de ta voix suffiront à les gouverner tous, ajouta Endza en marchant dans ses traces.

_Oui, d’ailleurs à ce sujet, nous allons organiser un rituel de passage pour tous ces bons soldats. Dans trois jours, le ministre Asage et le chef de la milice viendront pour découvrir notre armée. Ils devront donc voir nos dons, nos aptitudes au combat ainsi que notre dévouement ! Les ministres ont organisé une cérémonie avec des épreuves où chacun pourra montrer ses facultés et où les plus valeureux seront récompensés par l’obtention d’un grade. Seuls les meilleurs pourront y participer. Ils feront ainsi partie de notre élite.

_L’avenir du Nouveau Monde est entre leurs mains, qu’ils s’en montrent dignes ! acquiesça alors Zeroual dans une généreuse accolade.

 

Trois jours c’était court pour préparer une telle réception, mais c’était sans compter sur la motivation des adorateurs de Paskhal et du ministre Asage. Ils avaient tous travaillé nuit et jour à la mise en place des estrades, des tentes et du programme des festivités. Le résultat était au-dessus des espérances du conciliateur dynaste, semblable à une cérémonie d’intronisation. L’odeur d’une guerre en plus. Erden s’était parée de jaune pour l’occasion et un immense chapiteau avait été dressé sur la place centrale. Les Oripeaux des cirques alentour avaient été conviés à se produire pour le plus grand bonheur des spectateurs. Pour la première fois, la discrète Zorrèce ouvrait ses portes aux humains du Nouveau Monde. Paskhal avait convié les ministres et leur administration, mais aussi les hauts gradés de la milice ainsi que des habitants, triés sur le volet, de Kentronakan et des terres neutres.

 

Au matin de ce nouveau jour, la foule impatiente remplissait tout le parvis. Elle n’attendait qu’une chose, que l’estrade accueille leurs héros. Sous les applaudissements d’une foule manipulée, le chef de la milice fit alors son apparition, entouré de quelques-uns de ses soldats.

_Parce que nous aurons besoin d’hommes forts et résignés pour nous guider, voici Loris… Loris Asage. Il est le chef de la milice et le dirigeant des Lendemains Sans Peur. C’est sous ses ordres que nous ramènerons la justice ! s’exclama Endza avec rage.

Bien que la jeune fille eût du mal à prononcer ses mots sans dévisager celui qu’elle présentait, Endza balaya son inquiétude et sa mauvaise impression. La conscience soulagée par les manipulations de son père, la rouquine ne parvenait pas à se rappeler d’où lui venait cette impression de déjà vu à l’annonciation du prénom Loris.

_Endza, nous avons six autres personnes à présenter. Tant de regards sur toi peuvent être intimidants, mais tu dois te montrer à la hauteur, insista Paskhal dans son telsman.

À ses mots, telle une formule magique, la cadette reprit le cours de ses pensées. Appliquée, elle présenta un à un les cinq ministres en terminant par celui qu’on attendait le plus.

_Et voici sans plus attendre, le ministre qui nous sauvera de cette ère malsaine. L’illustre Garnel Asage, sauveur du Nouveau Monde ! surenchérit Endza toujours autant envoutée par le charisme du politicien.

 

Son arrivée souleva un tel engouement que Garnel eût du mal à prendre la parole à son tour. Galvanisé par cet amour et cette reconnaissance dont il n’avait pas l’habitude, les yeux clos face à la foule, il prit le temps de profiter des acclamations. Rappelé à l’ordre par l’aura de son frère qui se déployait dans son dos, d’un geste de la main il fit taire l’assemblée.

 

_Ma fille, me permettrez-vous de présenter votre père ? demanda-t-il sans attendre de réponse. Cessez de vous exclamer pour moi, voici l’homme que vous devez applaudir, le plus grand Élu que nous ayons connu. Paskhal Agape ! s’écria Garnel en tendant sa main gantée vers son frère caché.

 

Comme si Paskhal cherchait à assoir son pouvoir sur son ainé, il le défia du regard pendant toute sa traversée de l’estrade. Entre eux, la tension était palpable. Un bon observateur aurait pu voir les muscles de ministre se tendre au fur à mesure que l’Élu approchait de lui, le poing gauche contracté comme s’il se retenait de frapper. Si elle n’avait pas été manipulée, Endza aurait peut-être pu remarquer le duel silencieux qui se jouait face à elle. Tous deux de noir vêtu, dans une tenue similaire, ils se tenaient face au public sans le regarder. Aucun des deux ne voulait rompre le contact visuel, comme si le reste ne comptait plus.

 

_Pas ici, mes frères. Pas ici, chuchota Loris en s’imposant entre les deux pour arrêter la confrontation après de longues secondes de silence.

Paskhal fut le dernier à détourner le regard. Satisfait de son ascendant, il prit enfin la parole.

_Vous qui êtes là pour défendre nos lois et protéger le Nouveau Monde, faites-nous vœux de loyauté et nous serons invincibles ! Combattez contre les rebelles et nous vous honorons, soyez courageux et nous vous glorifierons, rugit Paskhal face à une foule en délire.

Après une vague d’applaudissement que personne n’osait finir, Loris calma les esprits en brandissant une épée faite d’un manche au bois nervuré d’or et d’une lame noire. Ainsi, il sonna le début de festivités. Dans le silence, Enzda escorta alors tout le monde à rejoindre les bancs de l’arène prévus à cet effet afin de libérer la piste centrale. Une fois tout le monde à sa place, Loris passa la parole au ministre Asage.

_Soyez valeureux, soyez forts et déterminés. Vos exploits d’aujourd’hui détermineront vos postes dans notre nouvelle armée. Les plus téméraires gagneront en grade, mais le plus doué gagnera l’épée de Zro ! Portée par des mains qui la mérite, elle brisera tous les Siréliens qui s’y frotteront, clama le politicien en brandissant l’arme à son tour.

 

_Par la Déesse, je pensais que ce n’était qu’une fable, balbutia Endza à l’intention de Nazar.

 

 

La mythique lame perdue à travers les époques avait été créée par Heph à la demande de son ainé. Forgée à partir du pouvoir de magnétiseur du premier Hylé, l’épée oubliée avait été conçue avec le sang des trois frères Sirel. Les fondateurs d’un monde serein avaient tenu à créer une arme qui pouvait rééquilibrer les forces et ainsi anéantir toute utilisation malsaine des dons.

 

_Votre ancêtre, télépathe inégalé et leadeur invétéré, a fait créer cette arme pour empêcher qui conque de détruire ce qu’ils avaient bâti. Destinée à rependre la justice et non le sang, elle a été cachée pendant des siècles par les Yeghes. Inactive, sa lame est redoutable contre tout assaillant, mais dans les mains d’une âme pure, déterminée à rendre justice, elle détruira le pouvoir de n’importe quel Sirélien. Même Élu, continua Garnel face aux yeux brillants des participants.

 

L’épée nichée dans ma paume, je lutterais contre les Élus qui ont mis à mal ma famille, ma région, mon avenir, se promit Endza en convoitant ce prix.

 

Mythe ou réalité, l’épée de Zro pouvait porter un coup fatal à tous les Siréliens dont leur don ne respectait pas l’équilibre des forces. Si son pouvoir était activé, personne ne pouvait éviter ses coups. Qu’importe le don utilisé pour parer l’attaque, la lame pourrait fendre toutes les défenses siréliennes. Un magnétiseur ne la contrôlerait pas, les blessures infligées à un guérisseur ne se soigneraient pas, l’incroyable force physique ou mentale d’un Kalokas n’éviterait pas ses coups fatals. Heureusement, l’épée de Zro détenait encore tous ses secrets et jamais personne ne l’avait vu révéler ses pouvoirs. Il ne suffisait pas de la manipuler pour en détenir la puissance. Si elle n’était pas réveillée par une quête de justice, elle restait une arme comme les autres.

 

Attirés par son pouvoir, tous les Kalokas appelés à se battre se dirigèrent vers l’arène. En rang, Endza et Nazar en tête de file, ils se tenaient tous face à l’estrade. Les trois frères cachés admiraient ainsi la scène. Hanté par sa quête de pouvoir, Paskhal anima son don sur toutes les personnes regroupées au sein de l’arène. À la vue des quatre autres ministres et des humains, son aura noire enveloppa chacun de ses combattants. Quand elle se dissipa après quelques minutes, tous se trouvaient à genoux la tête baissée et leurs telsmans tendus vers leur Élu. Enivré par cette décharge de don, il étendit son aura au public qui percevait la scène avec surprise.

 

_Vous aussi, prosternez-vous et nous vous protégerons, murmura Paskhal de façon à ce que seuls ses frères l’entendent.

 

Pour la première fois depuis longtemps, les trois fils Agape se tenaient côte à côte. Ils regardaient dans la même direction. Loin devant eux, ils imaginaient le résultat de leurs efforts. Loris semblait enfin recevoir la reconnaissance dont il rêvait, Garnel touchait son but de devenir le roi du Nouveau Monde et Paskhal ne s’était jamais senti aussi puissant et invulnérable. Fière de lui, la main tendue, il balaya la foule se son aura pour qu’elle l’adoube en meneur. Envouté par son arrogance, il ne fit même pas attention aux tremblements de sa main. Sans qu’il ne le contrôle, sa respiration s’accéléra ensuite provoquant ainsi des nuées pailletées dans son aura. Le temps d’un instant, il crut même que son pouvoir allait le quitter. Et contrairement à ce qu’il avait senti lors de la mort de Manon, il eut l’impression de perdre un peu de sa vitalité.

 

_Ressaisis-toi Paskhal, lui souffla alors Loris. On l’a dit, tu es le plus grand des Élus. Depuis la mort de ton successeur, tu n’es plus vulnérable… Alors, sois-en digne, ajouta-t-il le sourire aux lèvres en lançant en clin d’œil à un Garnel tendu.

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