Chapitre 11 : Les esclaves

Par Notsil

Après les combats, le reste de la nuit avait été consacré à se débarrasser des cadavres. Les Messagers avaient fouillé les corps en quête d’indices sur la raison de leur présence ici. Ils étaient loin de la Porte, hors c’était le seul moyen pour les impériaux de pénétrer sur le sol de la Fédération des douze Royaumes. Qu’ils aient réussi à tenir si longtemps sans être découvert était problématique et dénonçait un manque de rigueur dans les patrouilles.

Les rayons du soleil avaient difficilement percé au travers du brouillard, l’air était frais et les Envoyés n’avaient pas réussi à se rendormir. Un vrai combat, d’une telle intensité, c’était autre chose qu’un simple duel aux règles strictes.

–Eréus dit que des esclaves sont toujours là-bas, annonça Sulio.

–Quel dommage qu’ils ne les aient pas abattus avant leur dernier assaut, commenta Daram.

–Nous allons tenter de les libérer, Messager ? demanda l’Émissaire Irys.

Installée auprès de Mélior, elle s’occupait à refaire son bandage. Elle était inquiète, réalisa Lucas. Assym et Syrcail avaient eu raison. Maintenant qu’il en prenait conscience, les petits détails lui sautaient aux yeux. Ses gestes doux, sa façon de l’effleurer chaque fois que c’était possible.

–Non, dit Arcal, catégorique. Leur conditionnement est efficace et leur système de collier les tuera.

–Comment peuvent-ils faire ça ? demanda Syrcail, curieux.

–Leur précieuse technologie, renifla Sulio. On ne connait pas tous les détails, mais de nombreux réglages sont possibles pour tuer le porteur. La distance par rapport à un point précis, entre autres.

–C’est vraiment horrible, murmura Syrcail.

Lucas était bien d’accord avec lui. Pouvait-on être encore humain quand on traitait des êtres vivants avec une telle cruauté ?

Le Messager Daram soupira.

–Emmenons-les.

–Tu n’y penses pas sérieusement ? Ce sont des enfants ! s’opposa Sulio.

–Ils savent déjà. Autant qu’ils voient de leurs propres yeux.

–Tu as peut-être raison, fit Arcal. Je n’aime pas cette idée, mais c’est peut-être une solution.

–Et nous laisserions Mélior seul ? réagit Irys.

–Ça ira pour moi. Je peux vous suivre jusqu’au campement.

–Il serait mieux que tu t’abstiennes de voler, nota Daram.

–Bien sûr, Messager. Mais ce n’est pas loin, même à pieds.

–Alors nous y allons, décida Arcal.

Le Messager Daram aida Mélior à se lever. L’Émissaire grimaça un peu avant de faire seul quelques pas qui devinrent plus assurés. D’un battement d’ailes, le Messager Sulio bondit pour atterrir en lisière de la forêt toute proche.

–J’ouvre la voie, Arcal, dit-il avant de s’enfoncer sous les arbres.

–Très bien. Allez-y, les jeunes. Émissaire Irys, tu restes auprès de l’Émissaire Mélior.

–Entendu, Messager, sourit la jeune femme.

–Je n’ai pas besoin de… protesta Mélior.

–Je compte sur toi, Mélior, coupa Arcal d’un ton sévère, pour demander l’assistance de ta consœur au besoin. Tu connais ton corps et tes limites. N’en abuse pas ou tu seras un fardeau pour le groupe. Montre l’exemple aux Envoyés.

–Très bien, Messager, marmonna l’Émissaire aux Quatre Cercles.

–Je prends donc l’arrière-garde, j’imagine ? s’enquit Daram.

Le Messager Arcal acquiesça.

–Restons sur nos gardes. Que nous ayons vaincu ne signifie pas que nous n’avons rien à craindre. Envoyés, en place ! Suivez Sulio, et surtout, obéissez !

–Oui, Messager !

Arcal réprima un sourire. Ces trois-là formaient un sacré trio, et nul doute qu’ils leur causeraient encore des problèmes s’ils n’y prenaient pas garde.

*****

Traverser la forêt se révéla plus long que prévu. Malgré ses affirmations, l’Émissaire Mélior pâlissait sous l’effort. Il impressionnait les Envoyés par sa détermination, mais le Messager Sulio s’assombrissait de minute en minute. Heureusement, le camp n’était pas très loin. Bientôt, ils atteignirent une clairière où se dressait une palissade.

–Ils ont même eu le temps de monter des fortifications, commenta Daram. Je n’aime pas ça.

–Irys, tu vas en éclaireur, dit Arcal.

–Entendu, Messager.

Elle déploya ses ailes vert pâle et disparut dans l’enceinte du camp. Les Mecers attendirent son retour, plus ou moins calmes. Le Messager Sulio restait sur le qui-vive, scrutait les environs comme si son regard pouvait percer l’épais feuillage.

L’Émissaire Mélior s’était laissé glisser à terre sans pouvoir réprimer une grimace de douleur. Assym s’approcha avec circonspection.

–Peut-on vous aider, Émissaire ?

–Tu n’as aucun moyen pour soulager ma douleur, Envoyé. Occupe-toi plutôt de surveiller les lieux.

–Oui, Émissaire, salua poliment Assym.

Il s’écarta pour rejoindre Lucas et Syrcail qui patientaient, assis sur un tronc d’arbre. Lucas étouffa un bâillement. Il aurait préféré voir un peu d’action. Le vent soufflait en rafales, soulevant le tapis de feuilles mortes. L’air se chargeait d’humidité ; Syrcail leva les yeux pour tenter de discerner les nuages qui s’amoncelaient. L’obscurité gagna les bois. Un grondement sourd résonna dans le lointain.

–Il ne manquait plus que ça, grommela Sulio.

Des gouttes tombèrent, lentement d’abord, puis plus rapidement, en un staccato cadencé sur les feuilles épaisses. En quelques minutes, l’averse légère se transforma en trombes. Des ruisseaux apparurent sur le sol bientôt détrempée, et l’odeur d’humus se fit plus prégnante.

Il n’y avait nul endroit pour s’abriter du déluge ; si le feuillage était suffisamment dense pour stopper une pluie légère, il ne pouvait que s’incliner sous la force de l’orage.

Les Massiliens s’abritèrent sous leurs ailes. Entre les arbres, ils étaient à peu près à l’abri des vents tourbillonnants, et n’avaient pas à craindre qu’une bourrasque s’engouffre sous l’aile étendue au-dessus de leur tête.

L’Émissaire Irys réapparut alors que l’orage battait son plein, les ailes dégoulinantes d’eau. Elle était  complètement trempée.

–Aucun signe des impériaux, annonça-t-elle. J’ai fouillé les abris sommaires, mais à part les esclaves laissés là, tout est désert.

–Très bien, dit Arcal. Ça ira, Mélior ?

–Il faudra bien, grimaça l’intéressé.

Le Messager Sulio ne perdit pas de temps et entra dans le camp. Assym s’empressa de le suivre. Daram et Irys vinrent aider Mélior à se lever. L’Émissaire semblait souffrir davantage qu’en début de journée, nota Lucas, soucieux. Tiendrait-il le rythme ?

–Il faudra regarder ta blessure, si tu souffres autant, dit le Messager Arcal, préoccupé.

Mélior ne répondit pas, se contenta de serrer les dents et d’avancer un pas après l’autre, soutenu par l’Émissaire Irys qui ne parvenait pas à masquer son inquiétude.

–Leur palissade est rudimentaire, nota Daram comme ils en franchissaient l’ouverture.

–Ce campement n’était pas fait pour durer, confirma le Messager Arcal.

–Et les esclaves ? demanda Sulio, toujours aussi direct.

–Ici, fit l’Émissaire Irys en désignant le bâtiment rudimentaire sur leur gauche.

Une simple cabane de bois aux planches disjointes qui ne devaient pas les protéger de l’orage. Lucas fut impressionné par les dimensions ; combien étaient-ils ?

Sulio poussa la porte grinçante, épée au clair. Les Envoyés suivirent avec appréhension. Lucas plissa les yeux pour tenter de discerner quelque chose. Les soldats ne s’étaient apparemment pas embarrassés de construire des fenêtres.

Au moins, ils étaient quelque peu abrités de la pluie, nota-t-il distraitement.

L’odeur les prit à la gorge ; celle de la sueur, de l’urine, d’un total manque d’hygiène. Le bruit ensuite ; les respirations sifflantes, le crépitement des gouttes sur le toit branlant. Enfin, quand leur vision se fut adaptée, ils discernèrent les corps décharnés, la lueur de désespoir dans les prunelles sombres.

Une vision de cauchemar.

Lucas déglutit, mal à l’aise, réalisa que ses camarades étaient bien pâles également. Ils avaient voulu y être, ils y étaient. Pourtant, Lucas ne parvenait pas à ressentir autre chose qu’un mélange de dégoût et de compassion. Ces êtres-là avaient clairement été réduits à l’état d’animaux ; ils ne vivaient plus, ils survivaient.

Les uns sur les autres, ils n’étaient pas loin d’être une cinquantaine. Ni eau ni nourriture n’était visible.

Entre les planches disjointes qui formaient le toit, l’eau ruisselait jusqu’au sol, en un plic-ploc régulier. Un bruit de fond qui emplissait l’espace ; le silence des esclaves n’en était que plus étourdissant.

–Ils comptaient les laisser mourir de faim, on dirait, commenta Daram.

–Ils n’ont pas l’air bien dangereux, osa Assym.

Lucas approuva en silence.

–Voyez-vous le collier à leur cou ? dit Sulio. C’est un alliage que nous ne connaissons pas. Il nous est impossible de le leur enlever.

–Mais ici, ils n’ont rien à craindre de l’Empire, non ? releva Syrcail. Ils pourraient vivre avec…

–Crois-tu que nous n’avons pas essayé ? dit doucement Arcal. Il n’y a pas qu’une impulsion mortelle dans ces colliers. Ils contiennent des lames effilées, capables de se déployer sur commande.

–Leur cruauté est sans pareille, ajouta Daram. Quand ils se sont aperçus que leur technologie se désactivait sur notre sol, ou ne fonctionnait pas comme prévue, ils se sont adaptés. La Barrière des phénix ne peut malheureusement pas tout filtrer.

–On ne peut pourtant pas dire que les tuer alors qu’ils sont ainsi soit honorable, non ? demanda Syrcail.

–Les laisser mourir de soif et de faim ne serait pas mieux. Il y a des moments où il n’y a pas de bonne solution. Certaines apparaissent alors moins pires que d’autres.

–Je comprends, Messager, murmura Syrcail.

Lucas n’était pas sûr de comprendre, de son côté. Enfin, plutôt d’accepter que ce soit la seule solution possible. Les délivrer aurait été tellement plus juste. Plus honorable. Les aider à retrouver une vie normale. Ils s’étaient trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, et en payaient maintenant le prix.

Ils étaient moins bien traités que des animaux. Était-ce parce qu’ils étaient voués à être en première ligne, utilisés comme bouclier par les soldats impériaux ? Quoi qu’il en soit, leur sort était horrible. Il n’y avait qu’à constater leur regard vide, leur attitude, prostrée, ayant perdu tout espoir… par quoi étaient-ils passés pour se résigner ainsi ?

Un frisson parcourut son échine. Plutôt mourir que d’être condamné à ce sort.

–Vous pouvez sortir, dit le Messager Sulio.

Lucas déglutit. Il aurait voulu plus que tout être ailleurs, et pourtant… pourtant il devait apprendre. À ses côtés, Assym et Syrcail étaient immobiles. Leur présence était réconfortante.

Daram soupira, tira sa dague.

–Inutile de retarder l’inévitable. Allons-y.

–Eraïm me garde si je dois un jour trouver normal d’ôter la vie à des innocents, murmura Syrcail.

–Ce ne sont pas des innocents, mais des ennemis ! rétorqua Sulio.

–Mais ils n’ont pas choisi de l’être ! se défendit Syrcail.

–Et croyez-vous qu’ils aient envie de poursuivre cette vie misérable ? Une vie où chaque seconde peut être la dernière, sur un simple caprice de votre maitre ?

–Le choix devrait leur appartenir, osa Lucas. Ce n’est pas à nous de le faire à leur place.

–Ah oui ? rétorqua Sulio, acide. Et s’ils choisissent de vous tuer, vous ferez quoi ?

–Ce n’est pas pareil, protesta Syrcail. Tuer dans un combat pour se défendre, ça c’est honorable ! Tuer quelqu’un incapable de se défendre, ça ne l’est pas.

–Vous êtes bien trop jeunes pour comprendre ce qu’est réellement l’honneur, marmonna Daram.

–L’honneur, c’est aussi faire ce qui doit être fait. Même si c’est difficile, ajouta Arcal.

Les Envoyés restèrent silencieux. Dans le regard de son Messager, Lucas devinait sa compassion. Ils étaient trop jeunes pour savoir que la guerre n’était pas aussi propre que l’honneur pouvait le concevoir. Ils avaient insisté, et ils allaient payer le prix de leur curiosité par la découverte du côté sombre de la guerre.

L’esclave ne broncha pas lorsque Sulio s’agenouilla à son côté.

–Eraïm garde ton âme, murmura le Messager avant de plonger sa dague dans sa poitrine.

Le geste était parfait, ne put s’empêcher de constater Lucas. L’esclave ne sursauta même pas, exhala un dernier soupir avant que Sulio ne l’accompagne au sol. Le Messager lui ferma les yeux avant de se tourner vers sa prochaine victime.

La gorge nouée, Lucas ne pouvait détacher son regard du massacre. C’était un massacre, et pourtant, il ressentait toute la compassion des Messagers.

Ce n’était pas une tâche agréable, mais elle devait être faite. Les Messagers leur accordaient une mort digne, à défaut d’une longue agonie.

Le temps s’étira ; Lucas remarqua à peine que la pluie avait cessé. Lorsque Sulio se redressa, l’air sombre, les Envoyés surent que c’était terminé. Malgré leurs précautions, les uniformes blancs des Messagers étaient souillés de sang par endroits.

–Nous rentrons, dit sobrement Arcal.

*****

Ils mirent la journée pour quitter le couvert des arbres. Les Mecers savourèrent le paysage qui s’offrait à leurs yeux. Enfin quelque chose qui changeait des troncs d’arbres !

Les cimes qui tutoyaient les cieux étaient incontournables. Çà et là, des tâches d’un vert profond couvraient les reliefs escarpés. Plus haut, la végétation se faisait rare. En contrebas, dans les profondes vallées, des rochers apparaissaient par endroits, lourds blocs arrachés à la montagne par d’anciens glaciers.

Bientôt, ils atteindraient ce dépôt de moraines.

Une affaire de minutes en volant.

À pieds, cela leur prendrait une bonne partie du lendemain. Les trois Envoyés soupirèrent. Nul Massilien n’aimait être consigné au sol, mais leurs Messagers avaient trouvé l’épreuve intéressante. Ils avaient couru des heures et leurs jambes étaient en coton.

Mais si Mélior avait pu tenir ce rythme, ils n’avaient aucune raison d’échouer. Chaque fois qu’ils souhaitaient se plaindre, un regard au blessé leur faisait refermer la bouche.

–Nous passerons la nuit dans cette grotte, annonça Arcal.

De la main, il indiquait un léger renfoncement dans la falaise à leur droite.

–Daram, Syrcail, allez vérifier les lieux.

Les deux Mecers acquiescèrent, et Syrcail bondit dans les airs à la suite de son Messager sous les regards envieux de ses amis.

Ils revinrent quelques minutes plus tard.

–C’est bon, dit le Messager Daram. Rien n’a été dérangé depuis la dernière fois.

–Alors en route ! Nous y arriverons avant la nuit, avec un peu de chance.

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Lohiel
Posté le 19/06/2021
🔹 "Le vent soufflait en rafales, soulevant le tapis de feuilles mortes. L’air se chargeait d’humidité ; Syrcail leva les yeux pour tenter de discerner les nuages qui s’amoncelaient. L’obscurité gagna les bois. Un grondement sourd résonna dans le lointain.
(...)
Des gouttes tombèrent, lentement d’abord, puis plus rapidement, en un staccato cadencé sur les feuilles épaisses. En quelques minutes, l’averse légère se transforma en trombes. Des ruisseaux apparurent sur le sol bientôt détrempée, et l’odeur d’humus se fit plus prégnante."

Une notation parfaite ! Quand tu t'y mets c'est vraiment superbe, à la fois concis, riche et élégant... "un staccato cadencé sur les feuilles épaisses"... là on voit que lorsque tu rajouteras à ce roman la chair qui lui manque, ce sera vraiment maîtrisé. Et je pense vraiment que c'est dans ce sens qu'il faudra le retravailler (je te l'ai déjà dit douze fois, mais sur ici on peut voir à quel point tu sais faire). Bon, il va grossir un brin, mais pour le meilleur.

🔹 "le reste de la nuit avait été consacré à se débarrasser des cadavres"
Comment ? C'est quand même un gros boulot, ça... qu'on les enterre ou qu'on les brûle (il faut une quantité de bois invraisemblable pour un bûcher).

🔹 Attention répétition très sensible :
–Leur palissade est rudimentaire*, nota Daram comme ils en franchissaient l’ouverture.
(...)
–Ici, fit l’Émissaire Irys en désignant le bâtiment rudimentaire* sur leur gauche.

Bisous ! 🦋
Lohiel
Posté le 19/06/2021
oups !
*mais ici on peut voir à quel point tu sais faire
Notsil
Posté le 19/06/2021
Coucou ! Merci :) J'ai des moments où les descriptions viennent mieux que d'autres, et en général c'est en effet ce que je rajoute à la re-écriture.

Pas faux pour les corps, je crois qu'ils vont finir dans une fissure ou autre recoin, et zou, bouffe gratuite pour les animaux du coin 😇

Noté pour la répétition, elle m'a échappée ^^

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