Chapitre 12

Par Ety

Sentia releva la tête. Vayne fut bien content d’être à l’écart, car il sentit qu’il n’aurait pas supporté de la voir à cet instant.

— Pourquoi un deuxième ?

Sa mère ne répondit pas et continua à pleurer.

— Je veux dire... vous avez déjà une belle famille – certes, les deux aînés ne se montrent pas aussi reconnaissants qu’ils devraient l’être, mais ils ont certainement des qualités qui plaisent à l’Empereur – et surtout un fils merveilleux, alors pourquoi vouloir encore un autre enfant, à cet âge où vous devriez vous reposer et préparer l’héritier à ce qui l’attend ?

— Pourquoi je veux ? Je n’ai rien voulu. C’est Gramis qui donne les ordres.

Le juge se tut un instant. Il devait être bouleversé.

— Lorsque cela le concerne personnellement, oui, finit-il par dire ; mais c’est là une décision qui implique deux personnes, et vous deviez manifester votre désaccord si vous sentiez à l’avance que cela vous nuirait.

— Mon désaccord ? répéta-t-elle encore d’une voix ironique, qui fit presque rire Vayne vu les larmes qui l’accompagnaient. Il n’y avait pas de désaccord possible. J’ai passé ma vie à être en désaccord avec ses ordres. Mais il est des ordres de son mari auxquels une femme ne peut se soustraire...

— Bien sûr que si ! protesta soudain le juge de sa voix élevée que le garçon venait de découvrir. Vous n’avez pas à être à son service de ce point de vue-là.

— J’ai déjà été assez rebelle comme ça, Zargabaath. Il ne m’a tout simplement jamais vue. Si cela avait continué, il se serait posé des questions. Je ne pouvais pas me permettre de lui refuser cette demande.

Le juge poussa un soupir irrité, comme s’il voulait se battre contre un ennemi invisible. Après tout, peut-être avait-il raison : sa mère ne pouvait pas se laisser faire ainsi. D’un autre côté, il eut un joyeux pincement au cœur en pensant que Sentia Solidor n’était pas aussi distante de son époux qu’on ne le disait.

— Peu importe, mon ami, conclut-elle. Ce qui est fait est fait. Je suis vivante, et le bébé est en bonne santé. N’est-ce pas merveilleux ?

Vayne était sûr qu’elle souriait à ce moment-là.

— Oui. Bien sûr. Je suis très heureux que les choses soient ainsi.

Vayne était sûr qu’il souriait également.

Malheureusement, les larmes de Sentia ne semblaient pas vouloir s’arrêter de couler.

— Et puis... dit-elle dans un sanglot. Il faut bien que je sois au niveau d’Éphédrine...

Zargabaath secoua violemment son bras vers l’extérieur, puis leva bien sa tête vers l’Impératrice, comme pour l’interpeller vivement, ce qu’il fit immédiatement :

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille... ? La valeur d’une femme ne se mesure pas à son nombre d’enfants.

— Et que suis-je en droit de dire ? Pourquoi m’a-t-on amenée ici ? Quel est mon premier devoir ? soupira-t-elle. Bien sûr, je suis l’Impératrice, mais je suis d’abord la mère... Avant d’avoir des enfants, tous les regards que je rencontrais semblaient vouloir me chasser ; personne ne comprenait à quoi je servais.

— C’était pour d’autres raisons.

— Et alors ? La seule chose qui paraît satisfaire tout le monde, en ce qui me concerne, c’est le fait que j’enfante. Alors je le fais...

— Vous seriez bien loin si vous agissiez en fonction de la satisfaction d’autrui.

— Pas plus loin que là d’où je viens. Dites-moi, vous-même ; pourquoi suis-je ici, pourquoi est-ce que c’est moi qui ai survécu ? Mourir à vingt-sept ans, c’est la dernière chose que l’on souhaite voir arriver à son enfant... je me demande comment sa mère a pu encaisser une nouvelle comme celle-ci.

— Vous avez survécu car votre santé a toujours été excellente, tandis qu’Éphédrine, en plus d’être dotée d’une très faible défense, refusait toujours de s’aider à aller mieux. Vous n’aviez jamais fait cette comparaison absurde auparavant, cela m’inquiète.

Cela inquiétait Vayne également. Il n’avait jamais connu cette grande femme à la faiblesse morbide mais il n’en avait pas entendu beaucoup de bien.

 

— Je ne pense pas que nous ayons été très justes envers cette pauvre fille, expliqua l’Impératrice, toujours les joues moites. Elle n’avait sûrement pas toute sa raison, mais elle n’avait pas mérité ça... Comment avons-nous pu...

Elle pleurait encore.

— Vous souvenez-vous que nous sommes nés la même année, tous les trois ? Et pourtant... nous avons eu des destins si différents. Je vis encore aujourd’hui. Ce n’est pas moi qui ai disparu il y a vingt-et-un ans.

— Elle aurait pu survivre aussi, dit Zargabaath.

— Elle a enduré des épreuves absolument abominables. Rien ne pouvait la pousser à vivre – pas même ses enfants. Jusqu’à aujourd’hui, je me demande encore comment elle a pu trouver le courage d’attendre de mourir dignement.

— Je me le demande aussi, avoua le juge.

— Quand je pense que son père l’avait amenée ici pour s’en débarrasser...

Elle serrait les poings, ajoutant avec colère :

 

— Nous aurions dû le faire enfermer.

— Je vous ai expliqué maintes fois, Madame, que l’influence de la maison Muréna sur ce pays est telle qu’il est impossible de convoquer ses gens devant la justice.

— La belle influence que voilà ! Personne n’a jamais essayé, c’est tout.

— Croyez-moi, cela n’aurait rien donné de bon. Vous en avez probablement moins souffert que moi, mais je ne tiens pas à revivre les violences urbaines de 62.

Sur un ton de reproche, l’Impératrice baissa la tête :

— Je vous demande pardon. Je suis un peu trop prompte à sous-estimer les risques de ce type, parce que jusqu’ici personne n’a pu nous vaincre.

— Si nous n’avons pas été vaincus, expliqua Zargabaath, c’est précisément parce que nous avons évité ces risques, en plus de posséder une solide puissance militaire. L’un sans l’autre, et l’Empire aurait été démantelé depuis longtemps.

— Ainsi le vieux Muréna a le pouvoir de nous narguer par millions de gils au niveau des taxes, mais aussi de provoquer une nouvelle guerre civile. C’en est effrayant. Le métier de juge doit être bien frustrant.

— Vous n’avez pas idée, confirma son interlocuteur. De plus, s’il était inquiété, c’est la réputation de Son Excellence qui serait directement entachée. Nous n’avons pas effectué tout ce chemin pour ce résultat.

— Vous avez raison.

Elle se mit soudain à rire :

— J’ai du mal à croire que mon époux et le docteur Cid ont eu, à un moment de l’histoire, le même statut pour ce scélérat.

Le Haut Juge croisa les jambes et suivit son rire :

— C’est bien vrai, lorsqu’on y pense… La situation est assez cocasse. L’Empereur, grâce au zèle de Votre Altesse, s’est bien assagi, et Cid… a l’air de perdre le nord chaque jour un peu plus.

— L’un des gendres vient mendier chez l’autre, résuma Sentia.

— Et tant que je serai là, il lui sera impossible d’obtenir quoi que ce soit qui puisse déstabiliser ce palais, assura le Haut Juge en s’inclinant légèrement.

— Vous êtes bien gentil de m’en assurer.

 

Pourquoi parlaient-ils éternellement par codes ? Et combien de temps encore allaient-ils rester à discuter ? Vayne commençait à avoir des crampes. Sentia renifla à plusieurs reprises, puis sembla chasser les larmes séchées sur son visage par de violents mouvements de bras.

— Parfois, déclara-t-elle, calmée, je me surprends à penser à ce qu’elle serait devenue si elle était restée en vie.

— Elle m’a fait une peur bleue le jour où elle s’est enfuie, dit Zargabaath, qui paraissait évoquer un souvenir joyeux. J’ai bien cru qu’elle y resterait pour toujours. En y repensant, cela aurait tout à fait été possible, et même préférable.

— Oui, approuva l’Impératrice. Et d’autres disent qu’elle était pressentie pour retourner dans le sanctuaire, avec son Grand Pontife.

— Ça, pour qu’elle aille le voir... il aurait mieux valu qu’elle y aille vivante que morte !

Vayne savait qu’Éphédrine était une religieuse qui venait du sanctuaire de Bur-Omisace, avant son arrivée à Archadès. C’était d’ailleurs la seule chose qu’il savait de son passé, en plus du nom de Muréna visiblement lourd de sens. Sentia poursuivait :

— Ils disent qu’elle aurait été... enfin qu’elle lui aurait succédé, mais dans une tout autre dimension. Par rapport, vous savez, aux miracles que racontent ceux qui sont revenus de Kerwon[Continent sauvage au sud de l’Empire] en l’ayant croisée. Croyez-vous qu’elle aurait été heureuse ?

— Balfonheim ou Bur-Omisace… Je crois, en tous cas, qu’elle l’aurait été bien plus qu’elle ne l’était ici.

Sentia tendait la main vers un verre et en but le contenu.

 

— Vous avez raison. Cela lui aurait évité bien des désillusions. Et moins d’hypocrisie de la part de Gramis. Ses fils posent-ils des questions ?

— Je n’ai pas entendu la moindre personne y faire allusion, répondit Zargabaath. Je pense qu’ils ont fort à faire plutôt que de s’interroger sur le passé.

— Pensez-vous qu’ils seraient meilleurs s’ils savaient la vérité ?

— Meilleurs ? Je ne sais s’il y a un grand espoir de ce côté-là... La vérité, ils doivent déjà la voir dans les yeux de Zecht, et cela n’a pas l’air de les faire changer, ni de susciter leur intérêt outre mesure.

— C’est vrai, admit Sentia. Ils se moquent assez du monde, pour résumer. Mais parfois, je me dis qu’ils pourraient changer.

— Et comment, je vous prie ?

Zargabaath n’avait décidément pas l’air de croire en un bon fond chez ses grands frères.

— Eh bien... commença Sentia. Je me dis qu’ils pourraient apprendre à connaître leur jeune frère, à découvrir ses qualités, et à convenir qu’il est celui qu’Archadia attend.

— De vous à moi, croyez-vous véritablement que ce jour arrivera ?

— Non. Mais...

— Alors ne vous bercez pas d’illusions. Je ne sais ce qui a forgé leur trop-plein de confiance – sans doute leur propre père – mais sachez qu’ils sont l’un comme l’autre intimement convaincus qu’ils sont faits pour le trône. L’un contre l’autre, d’ailleurs.

— Oui, je sais, se lamenta l’Impératrice en se tournant sur le côté.

 

Vayne savait combien sa mère devait se désoler de ce qu’elle avait en tête. En effet, ses frères, en plus de la mépriser, se méprisaient eux-mêmes. C’était d’ailleurs très surpris qu’il avait remarqué leurs apparitions de plus en plus confiantes, ensemble, ces derniers temps. Car il y a quelques mois encore, ils étaient loin d’être de bons amis. Chacun s’amusait à colporter sur l’autre des rumeurs pour le discréditer auprès de l’Empereur, et ils ne se présentaient à ce dernier que séparément. Du reste, ils s’occupaient de leurs vies respectives, mais tous ceux qui les avaient vus se réunir à une quelconque occasion rapportaient systématiquement de virulentes disputes qui tournaient à l’injure. Sentia, en femme qui gérait tout dans sa maison, s’était maintes fois mêlée de l’affaire et les avait rappelés à l’ordre, en présence ou non du seigneur Gramis. Mais toujours, le blond et le brun recommençaient à se chercher querelle. Parmi les choses qu’ils se reprochaient figuraient tous leurs défauts, que Sentia avait rappelés la soirée où Cid était venu, mais aussi d’autres choses plus obscures. Par exemple, Phonmat accusait son aîné de ne pas l’informer de recherches qu’il menait dans le but d’obtenir un pouvoir qui permettait potentiellement de dominer tout Ivalice, et Eder-Cilt répondait que ce n’était pas à un homme frivole, qui ne réussissait qu’à s’attirer d’innombrables esclandres et dettes envers toutes les familles de la capitale, qu’il allait confier l’avenir de son pays. Ce à quoi Phon répondait qu’il en avait pleinement le droit, et le cycle recommençait.

Chacun, au Palais, pensait que l’opposition entre les deux frères s’arrêterait à ce niveau, mais les circonstances eurent tôt fait de bouleverser les cœurs et les esprits, et en première position ceux de Sentia et de Drace. Les deux aînés de l’Empereur, un soir, après une longue absence, étaient revenus couverts de blessures, dont une entaille à l’oreille pour Phon. Blessures qu’ils s’étaient infligées eux-mêmes, durant un combat singulier, avant de ne plus entrer en contact l’un avec l’autre, chacun prévoyant ses déplacements en fonction du lieu où l’autre ne se trouverait pas, y compris au sein du Palais. Le pire étant que certains prétendaient que cet affrontement était loin d’avoir été le seul. Parfois, Vayne songeait que leur récente réconciliation n’était due qu’à lui, puisqu’il semblait être l’unique sujet où ils avaient exactement le même avis – à savoir, qu’il était un garçon trop gâté, lâche, ridicule, sans expérience de quoi que ce fût, gauche, faux, inutile et impropre à gouverner.

 

— Je veux bien me voir des ennemis partout, dit Sentia, mais je vous en prie, Zargabaath, pas au sein de ma propre famille.

— Vous avez tort d’écarter des hypothèses sans raison. Et puis je ne vous parle pas forcément d’ennemis, mais de désaccord avec vous. Tels qu’ils sont aujourd’hui, je ne les vois absolument pas revenir sur leurs décisions, déclara le Haut Juge.

— Mais enfin, comment pourraient-ils me faire du tort ? s’exclama-t-elle. Est-ce que vous voyez Phonmat, qui me serre dans ses bras en me remerciant pour mon repas, m’en faire ? Je le revois comme si c’était hier. Et il garde le même sourire aujourd’hui. Est-ce que vous voyez Eder-Cilt, qui me complimente devant ses amis et devant son père, m’en faire ? Soyez sérieux.

— Il ne faut point se fier à ce qui est fait devant vous mais écouter ce qui se dit derrière vous.

— Je n’ai jamais écouté et ne m’abaisserai jamais à écouter les racontars qu’on colporte à tout va sur mon compte.

— Je ne parlais guère de cela, fit négligemment le juge, mais d’un sentiment bien plus grand qui, je croyais, était né en vous. Les gestes et paroles d’amitié ont rarement un fond sincère. On voit que vous n’avez pas passé assez de temps dans cette ville. N’importe lequel de ses habitants qui voudrait s’attirer les bonnes grâces de Gramis se mettrait à vous louer.

— Je sais bien ce que certains peuvent faire pour arriver à leurs fins... et je sais bien ce dont ces deux-là sont capables. Seulement, affirma Sentia, ils n’oseront rien me faire à moi. C’est impossible.

 

Impossible ? Bien sûr, Vayne avait envie de la croire. Mais ces soupçons qui le torturaient depuis des nuits, cette rage qu’il avait vue dans leurs yeux lorsqu’ils lui avaient dit qu’ils feraient tout pour empêcher leur « chère mère » d’accomplir sa destinée...

— Madame, laissez-moi vous donner un seul conseil. Si, pour assurer votre tranquillité, vous deviez ignorer tous les habitants de cet empire sauf deux, méfiez-vous d’eux. Depuis qu’elle règne sur ce pays et même avant, la famille Solidor a connu de multiples rivalités au sein d’une même fratrie, et il n’y a aucune raison pour que cette génération soit épargnée. Surtout au point où les choses sont...

— Très bien, répondit fermement Sentia. De toute manière, je peux compter sur vous dès qu’il y aura du nouveau sur ces tensions et ces dangers.

Sa mère avait raison ; elle gagnait toujours plus à ne pas s’inquiéter qu’à s’affoler à tout bout de champ. Quelles qu’eussent été les menaces qui avaient pesé sur elle, Sentia Solidor avait su garder son sang-froid et continuer sa route en laissant les obstacles se prendre dans leur propre piège, et son courage à toute épreuve était précisément ce qui suscitait l’admiration de tous, et de lui-même en particulier. Personne ne se laissait moins perturber que sa mère. Elle affichait un côté mondain, mais c’était pour mieux cacher son sérieux et sa détermination impitoyable face aux affaires de l’État et du Palais.

Un long silence venait de s’installer.

 

— Dites-moi que vous allez le faire, supplia soudain Sentia d’un air impatient.

— Oui, bien sûr, répondit Zargabaath précipitamment. Je vous dirai tout. Vous pouvez compter sur moi.

— Et dites-moi... dites-moi...

Sentia se saisit des mains de fer.

— Dites-moi que plus encore que de la quête d’information, vous serez toujours dévoué à défendre nos vies, et à protéger mon fils. Je veux que Vayne se sente en sécurité à chaque instant. Il n’a que faire des complots et coups bas des adultes ; il faut que tout cela ne l’atteigne pas, qu’il puisse vivre chaque jour sans en tenir compte et sans en être ennuyé, vous m’entendez ?

— Sans doute, répondit le juge d’une voix étonnée, vous n’avez aucun souci à vous faire de ce point de vue-là. Nous avons toujours tout fait pour que ce garçon grandisse dans les meilleures conditions possibles et sans m’immiscer outre mesure, je me tiens toujours au courant de sa santé, de ses activités, et des lieux où il se rend. Comme je l’ai toujours fait, j’interviendrai lorsqu’une situation me paraît risquée et vous en serez toujours informée. N’ayez crainte, Madame ; votre fils ne court aucun danger.

— Mon fils... répéta-t-elle, d’une voix à nouveau secouée par l’émotion, est-ce seulement mon fils, dans un monde comme le nôtre ? Vous appliquerez-vous toujours à le défendre corps et âme dans son combat pour grandir, à l’assister dès qu’il aura besoin d’aide, à le suivre comme son ombre tout en le laissant voler ; lui serez-vous fidèle jusqu’au bout ?

Sa mère en faisait trop. Il n’avait pas besoin d’être surveillé à ce point !

— Vous savez ce qu’il en est, répondit Zargabaath. J’ai fait le serment solennel de lui être dévoué autant qu’à vous-même.

— Serez-vous à ses côtés lorsqu’il devra prendre des décisions importantes ? Saurez-vous être ferme s’il se montre déviant par rapport à ses obligations physiques et morales ? questionna Sentia en secouant vigoureusement ses mains. Pourrez-vous le conseiller aussi habilement que vous le faites aujourd’hui ?

— Mais évidemment ! Vous allez finir par me faire croire que vous doutez de ma parole.

— Pardonnez-moi, fit Sentia en lâchant ses mains. Lorsqu’il s’agit de mon fils, j’ai tendance à ne faire confiance à personne. En tous cas, à l’avenir, si vous avez le choix entre Gramis et lui, n’hésitez pas.

— Et vous ?

Sa mère lâcha quelque chose qui ressemblait à un rire.

— Je ne vous donnerai aucune instruction là-dessus car je sais que vous vous en tiendrez à ce qui est dans votre tête, répondit-elle.

— Je suis heureux que les choses soient claires, fit Zargabaath, qui avait l’air de plaisanter aussi.

— Et croyez-vous qu’il en est de même pour les autres ?

Vayne se sentait de plus en plus perdu.

— Que voulez-vous dire ? demanda le Haut Juge.

Il se sentait moins seul.

— Je vous suis bien reconnaissante de faire tout cela pour mon fils... et pour moi. À nous trois, nous pourrons faire pression sur Gramis, mais ça ne sera pas suffisant pour lui faire changer d’avis. Nous aurons besoin de soutien.

Une fois de plus, Vayne sentait que Zargabaath était étonné.

— Vous savez bien que vous pouvez compter sur celui des juges Drace, Bergan, et Zecht. Il ne vous faillira jamais.

— Comment pourrais-je en être sûre ? demanda Sentia en joignant les mains. Ils ne sont peut-être pas aussi enclins à m’aider qu’ils en ont l’air. Bergan a tendance à se montrer bien agréable, mais...

— Visiblement, vous placez votre méfiance là où il n’y en a nul besoin.

— Je ne sais pas... je ne sais plus où j’en suis...

 

Il avait tellement envie de la consoler ! De lui dire qu’il n’avait pas besoin qu’on le soutînt, qu’il se contenterait de sa présence à elle pour avancer, et même d’aucune présence, puisqu’elle désirait qu’il avançât seul. Zargabaath, en attendant, paraissait bien avoir l’intention de retourner le couteau dans la plaie :

— En tous cas, si vous éprouvez de la crainte pour tout ceci, vous craignez, en définitive, les actions des seigneurs Eder-Cilt et Phonmat. Est-ce que je me trompe ?

— Oui, dit Sentia, soudain autoritaire. Mais je n’ai pas peur d’eux. Je n’ai aucune raison pour cela et n’en aurai jamais. Eder et Phon sont mes enfants. Mes enfants, vous m’entendez ? C’est moi qui les ai couvés lorsqu’ils s’interrogeaient sur leur existence et leur solitude. C’est moi qui ai tracé les grandes lignes de leur éducation et leur ai appris les bonnes manières. C’est moi qui ai veillé chaque jour à ce qu’ils mangent et dorment bien, c’est moi qui ai relu leurs premiers discours, et c’est même moi qui étais derrière eux pour leur apprentissage du combat, auquel Gramis était farouchement opposé. Ce ne sont pas les servantes, ce ne sont pas les soldats, ce ne sont pas les professeurs, ce n’est pas Éphédrine, c’est moi ! Malgré tout ce que vous pouvez entendre, il n’y a que moi qui me sois occupée de ces deux garçons. Je vous le dis au cas où auriez perdu la mémoire, mon cher Zargabaath.

— Je m’en souviens très bien, et c’est tout à votre honneur ; mais reconnaissez au moins qu’ils vous le rendent très mal.

— Je vous ai déjà dit que je ne me fiais pas aux rumeurs. Je me fie à leur attitude en face de moi, et je n’ai jamais remarqué un quelconque débordement de nature à m’inquiéter. On ne se méfie pas de ses enfants, Zargabaath ; voilà une chose que je dois vous apprendre. Ils n’ont pas toujours été dociles mais les miens n’en sont pas moins mes enfants. Et pour cela, je les aime. Ils ne servent à rien mais je les aime quand même ; et du plus profond de mon cœur, j’espère qu’ils changeront et se tourneront vers une vision plus réaliste et constructive du monde dans lequel ils vivent. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point j’ai souffert lorsque je les ai vus se battre l’un contre l’autre... J’en ai beaucoup parlé avec Gramis, cela a été une véritable calamité pour nous.

— Justement... S’ils sont capables de provoquer un tel drame, de montrer si peu d’intérêt à la fois à leur rôle et à leur famille... comment pouvez-vous croire en eux ? insista Zargabaath.

— Je crois en eux uniquement pour ce qu’ils sont... Pour le reste, je soutiendrai jusqu’au bout celui qui n’a jamais rien fait de mal, à savoir Vayne. Et je n’arrive pas à être confiante... quant à la solidité de l’engagement des autres Hauts Juges.

— Il n’y a aucun doute possible, je vous l’ai dit. En ce qui concerne bien d’autres causes, il me serait impossible de vous confirmer leur fidélité, mais s’il y a une chose dont je suis certain, c’est qu’ils soutiendront le seigneur Vayne jusqu’au bout.

— Vraiment ?

— Vous pouvez placer leur parole au même niveau que la mienne.

— Mais Drace...

— Elle aura beau dire, elle croit fermement en les capacités de ce garçon et agira toujours en fonction de ce qui sera le meilleur pour lui. Pour Bergan, je n’ai nul besoin de vous en parler ; il a été de votre côté depuis le départ et il n’y a rien de plus naturel pour lui que de porter au plus haut votre fils. Sans compter le peu de considération qu’il portait à Éphédrine, comme vous savez.

— Mais Zecht ? Il lui portait assez de considération, lui.

 

Drace, le défendre ? Vayne pensait que Zarbagaath allait trop loin. Il se demandait bien qu’est-ce qui pouvait lui faire dire cela, lorsque toutes les interventions du juge Drace servaient à le discréditer et à le citer comme le pire exemple de l’œuvre de Sentia Solidor.

— Admettez-le, Madame : pas d’une très belle manière du temps où elle était vivante, répondait Zargabaath, et de toute façon lui aussi, comme Bergan, a toujours cru en vous.

— Oui, je le sais bien, soupira Sentia, mais cela ne suffira pas à l’encourager à soutenir Vayne, lorsqu’à côté vous avez deux grandes figures qui doivent bien plus lui parler qu’à nous.

— Il est vrai que le juge Zecht a une haute estime de ces deux-là et passe avec eux un temps non négligeable, cependant… C’est difficile à expliquer, mais il finira par se ranger de votre côté car il n’y a rien que vous défendiez pour lequel il ne se battrait pas.

— Il ne s’agit pas de moi, Zargabaath.

— Il s’agit de votre fils, et pour lui, comme pour nous tous, il s’agit de la même cause. Zecht ne s’est jamais joint à eux lorsqu’ils s’adonnaient en critiques envers leur petit frère ; et s’il n’ose pas leur donner tort, il n’en pense pas moins que l’héritier légitime de ce trône s’appelle Vayne Solidor.

Là encore, il avait du mal à le croire, car le juge Zecht, malgré sa position à la tête de l’Ordre, était clairement l’un des Hauts Juges qu’il voyait le plus rarement, et dont il n’avait pas même le souvenir qu’il lui eût adressé la parole. Et puis... qu’avaient-ils tous à parler de la succession de l’Empereur ? L’Empereur n’était-il pas bien vivant ? Lui-même, qui n’éprouvait pas d’adoration absolue pour son père, n’arrivait pas à concevoir qu’on se projetât si vite à la date de sa mort. C’était glauque et insensé !

 

— Très bien, dit sa mère. Je suis bien heureuse d’entendre tout cela. Je pourrai partir tranquille.

— Ne m’effrayez pas, s’il vous plaît, fit le juge. Pour un peu on croirait que vous partez pour toujours.

— Et si c’était le cas ? rit Sentia. Non, ce n’était pas le fond de ma pensée. Je suis désolée de vous avoir effrayé. Mais je veux qu’à partir de maintenant... certaines choses changent.

— Soyez assurée que tout sera fait comme vous le demanderez.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez