Nicoleï appela plusieurs fois son compagnon, mais nulle réponse ne lui parvint. Ses vêtements trempés lui échappèrent des mains, tombèrent au sol. Où était-il passé ? On ne disparaissait pas comme ça. Impossible !
Par réflexe, il chercha d’éventuelles traces sur le sol, n’en trouva aucune. Nicoleï jura. Si Axel lui faisait une mauvaise blague…
Non. Axel était peut-être taquin par moment, mauvais perdant, mais il l’avait réchauffé de ses flammes et il ne serait pas parti comme ça sans le prévenir. Quelque chose clochait.
Nicoleï frissonna, sans savoir si c’était à cause de l’air frais ou d’un mauvais pressentiment. Cette fois, il était seul. Personne sur qui se reposer ou à qui faire porter le blâme. Et même s’il n’appréciait pas Axel, il restait un membre du corps des Mecers, comme lui.
On n’abandonnait pas un camarade. Jamais.
Nicoleï essora une dernière fois son pantalon avant de l’enfiler. Le tissu mouillé lui collait à la peau, glacé. Les bottes se révélèrent difficile à passer. Il tapa du pied pour les ajuster, grimaça au son mouillé de chacun de ses pas. Un autre frisson lui échappa. Tout ce froid ! Il n’avait plus qu’à espérer sécher un peu au soleil.
Une goutte s’écrasa sur sa joue et Nicoleï leva les yeux au ciel. Des nuages gris flottaient au-dessus de lui, barrant l’horizon.
Mais le ciel était bleu ! Comment ces nuages étaient-ils arrivés si vite ici ? Il ne connaissait pas bien le climat niléen, mais il devait suivre des règles similaires à celui de Massilia. Et puis, les montagnes étaient loin d’ici. En plaine, le temps était censé être moins changeant.
D’autres gouttes tombèrent ; leur rythme s’accéléra. Nicoleï le connaissait bien, ce rythme. Bientôt, des trombes s’abattraient sur lui, et il serait impossible de voler. Son plumage n’était pas imperméable, et s’il supportait une fine bruine, ce déluge était une autre paire de manches. Mieux valait quitter le coin et aller se mettre à l’abri.
Et tandis qu’il volait vers la ville d’Orein, une pensée dérangeante titillait son esprit. Qui avait bien pu pousser Axel à abandonner les lieux ? Avait-il été enlevé ? Si oui, parce qu’il était Massilien, ou parce qu’il était le fils de la Souveraine ? Nicoleï ne savait pas quelle option était la plus glaçante.
Maitre Kenog allait lui passer un savon, c’était certain. Devait-il lui dire, pour Axel, ou devait-il le couvrir encore un peu ? Les prochaines heures pouvaient être décisives, et sa décision lourde de conséquences.
Nicoleï mit pied à terre quelques mètres avant l’enceinte de la cité, courut vers la demeure de Maitre Kenog en s’abritant sous ses ailes. C’était quelle rue, déjà ? Son Messager aurait ri de son sens de l’orientation déplorable. Nicoleï revint sur ses pas plusieurs fois, jurant alors que l’averse s’intensifiait. Il avait échappé au déluge dans le ciel, il n’allait pas se faire tremper au sol !
Après une incursion dans ce qui se révéla être une impasse, Nicoleï reconnut enfin les pavés peints du quartier des peintres. Un soulagement de courte durée, puisqu’il devait encore retrouver le chemin de l’atelier de Maitre Kenog. Dans les rues, tout le monde courait se mettre à l’abri de l’ondée ; les passants gênaient son déplacement, et irrité, Nicoleï songea qu’il serait bien pratique de se dégager un passage d’un coup de Vent. Pratique mais pas honorable. Alors il ravala sa colère et avança tant bien que mal jusqu’à l’atelier du peintre.
Au moins, il n’aurait pas à expliquer pourquoi ses vêtements étaient trempés.
Nicoleï poussa la porte avec un soupir de soulagement, le carillon tintant un instant pour annoncer son entrée.
Il s’arrêta sur le seuil, ruisselant. Ses bottes étaient détrempées, émettant un bruit spongieux à chacun de ses pas. Il secoua ses ailes pour en chasser les gouttes d’eau, puis se figea. Il ne percevait aucun bruit. Les pinceaux, immobiles, reposaient sur les chevalets. La porte qui donnait sur le jardin était grande ouverte, laissant la pluie entrer. Le carrelage était déjà mouillé.
Méfiant, Nicoleï fit quelques pas, appela.
Aucune réponse.
Il traversa l’atelier, jeta un œil dans le jardin. Personne. L’arbre se dressait toujours là, avec ses rares feuilles mordorées. Battu par les vents, de nombreuses feuilles jonchaient de nouveau le sol, comme se moquant des heures qu’Axel et lui avaient passé à nettoyer le jardin. Il ferma la porte.
Perplexe, il avança entre les tableaux. Seul le bruit de ses pas lui était perceptible. À mesure qu’il parcourait les lieux, sans rencontrer âme qui vive, les battements de son cœur s’accéléraient. Dans quel pétrin s’était-il fourré ? Il caressa doucement la poignée de l’épée qui reposait dans son fourreau, sur sa hanche, y puisant un certain réconfort. Que lui aurait dit son Messager ?
Réfléchis, Nicoleï, réfléchis.
Les lieux n’étaient pas dérangés. Déserts, mais ordonnés. Pas de trace de lutte. Rien n’était renversé. Rien n’indiquait un départ précipité ou contraint. Maitre Kenog n’était pourtant pas seul. Il avait de nombreux apprentis, qui s’occupaient soit de peindre les fonds de toile, soit de faire les mélanges de couleur sur demande.
Son ventre gronda, et Nicoleï se rappela qu’il n’avait rien mangé depuis ce matin. Ici, il ne trouverait rien pour soulager sa faim. Peut-être devrait-il retourner à l’auberge. Il y trouverait de quoi manger, des vêtements propres et surtout secs. Peut-être qu’Amélia saurait lui dire quoi faire. Sinon, il n’aurait à se rendre dans un bureau de poste et écrire un message. Un Courrier de la Fédération saurait le porter à son Messager, ou du moins, à quelqu’un qui saurait quoi faire.
Il secoua la tête et l’eau glissa de sa chevelure dans son cou, lui arrachant un frisson. Eraïm, qu’il détestait l’eau ! C’était froid, humide, ça s’insinuait partout.
Un dernier regard sur les lieux. Revenir ici n’avait servi à rien. Avec un soupir, Nicoleï revint vers l’entrée. Au moment où il ouvrit la porte, un éclair déchira les nuages avec un grondement de tonnerre.
Merveilleux. Un orage lui interdisait définitivement tout vol. Il aurait été prêt à se tremper, pas à mourir électrocuté.
Égrenant des jurons entre ses dents, Nicoleï releva une aile au-dessus de sa tête pour se protéger un minimum des trombes d’eau qui tombaient sur la ville. Où se trouvait l’auberge, déjà ? Il avait toujours suivi Axel sans trop réfléchir au chemin emprunté. Comme quoi, il ne fallait pas se fier aux autres et ne compter que sur soi-même.
Nicoleï laissa la colère l’envahir. Au moins, elle chassait son inquiétude grandissante. Pas d’Axel, pas de Maitre Kenog… qu’était-il censé faire, par Eraïm ? Il n’était qu’Envoyé, ce n’était pas à lui de prendre ce genre de décisions !
Des passants le bousculèrent mais pour une fois, il ne s’en offusqua pas. Tous avaient à cœur de gagner un abri, c’était compréhensible. Il espérait qu’Amélia ait une solution à lui proposer, parce que lui n’en voyait aucune.
La situation lui échappait totalement.
Enfin, après de longues minutes de marche sous la pluie, il arriva devant l’auberge. Il entra, referma aussitôt la porte derrière lui. Une bouffée de chaleur le saisit et il s’aperçut qu’il claquait des dents.
— Ah, c’est toi, mon garçon ! l’accueillit Amélia avec un sourire. Viens donc te sécher devant la cheminée. Je vous attendais plus tôt, avec ce temps. Où est ton ami ?
Nicoleï voulut parler, mais impossible d’articuler la moindre parole au travers de ses dents qui cliquetaient. Tout son corps tremblait.
Amélia fit claquer sa langue contre son palais.
— Mais je m’égare. Tu es trempé ! Installe-toi là.
Nicoleï se laissa guider devant les hautes flammes, comme dans un état second. Une douce hébétude l’enveloppait, et ses pensées lui échappaient comme si elles étaient faites de coton. Il sentait confusément qu’il y avait plus important, mais quoi ?
Ses jambes se dérobèrent sous lui et il se retrouva assis sur une chaise.
— J’arrive à pic, je crois ! dit Amélia avec son enthousiasme coutumier.
Elle drapa une couverture chaude sur ses épaules et ses ailes, glissa un bol de soupe chaude entre ses mains gelées. Nicoleï huma l’odeur alléchante. Il avait si faim !
Les flammes étaient hypnotiques ; son regard se perdit dans le jeu des couleurs et des formes alors que les flammes bondissaient, créant des arabesques orangées, de folles envolées dorées. Il y devinait des silhouettes éthérées, pleines de vie, qui dansaient et s’envolaient dans l’âtre.
Une main sur son épaule le tira de ses rêveries.
— Tout va bien ? fit la voix inquiète d’Amélia. Par Eraïm, tu sembles épuisé, mon garçon.
— Je… je…
— Prends ton temps, dit Amélia en lui tapotant le dos. Un tel déluge ! Je n’avais pas vu ça depuis des mois. Ou même des années, ajouta-t-elle en tapotant ses lèvres, sourcils froncés. Le ciel était si bleu que nul ne se serait douté que la pluie se montrerait aujourd’hui.
Nicoleï approcha ses lèvres du bol, obligea ses mains tremblantes à rester immobiles un instant. La première gorgée de soupe le réchauffa agréablement. Et ce parfum ! C’était un véritable délice. Comment de simples carottes pouvaient-elles être ainsi sublimées ? Même en cet instant, alors qu’il était mort d’inquiétude pour Axel, alors qu’il était inquiet de la disparition de Maitre Kenog, il ne pouvait s’empêcher d’être surpris par la qualité de la cuisine niléenne.
Patiente, Amélia attendit qu’il termine. Lorsqu’il lui tendit le bol, vide, un soupir de contentement lui échappa. Ce repas lui avait fait du bien.
— Est-ce dans les habitudes de Maitre Kenog de disparaitre à l’improviste ? s’enquit-il prudemment.
Sourcils froncés, Amélia le dévisagea.
— Pas récemment, dit-elle enfin. Mais cela lui arrive. Parfois, l’illumination le frappe. Un besoin irrépressible de chercher l’inspiration, d’aller chercher de nouvelles couleurs.
— Et il emporte tous ses étudiants ?
Amélia éclata de rire.
— Et pourquoi le ferait-il ? Non, il renvoie les apprentis chez eux.
Nicoleï se rembrunit.
— Je suis passé voir, mais, il n’était pas chez lui. Axel n’est pas là ? questionna-t-il avec espoir.
Amélia eut un signe de dénégation.
— Je le croyais avec toi. Vous vous êtes fâchés ? J’ai l’impression que vous ne vous entendez pas très bien, mais à votre âge, c’est normal.
Nicoleï se mordit les lèvres pour éviter de répondre. Il connaissait peu Axel, à part ce qu’on racontait sur lui. Tout le monde avait entendu parler de ses parents.
— Vous savez si le bureau de poste est encore ouvert ? hasarda-t-il.
— Aucun Courrier ne sortira pas ce temps, déclara Amélia. Est-ce important ?
Nicoleï hésita. Pouvait-il se fier à Amélia ? Il se retrouvait seul dans une ville inconnue, sur une planète qui n’était pas la sienne.
— J’aurais aimé envoyer une lettre à mes parents, éluda-t-il.
Heureusement qu’il y avait vaguement songé à son arrivée ici, car il n’aurait jamais pu l’énoncer s’il n’y avait pas eu un fond de vérité dans sa phrase. Même si c’était davantage à son Messager qu’il pensait. Si seulement il avait été déjà Lié ! Il aurait eu accès au Wild et aurait pu communiquer directement avec Ishim. Cela aurait été bien plus pratique et surtout bien plus rapide.
Amélia approuva sa décision.
— C’est bien de penser à ses parents. Vous Massiliens êtes gens d’honneur ! Crois-tu que mon fils me donne de ses nouvelles ? Non ! Un vrai ingrat. Depuis qu’il a quitté Orein pour Samalan avec cette belle fleuriste… enfin. Va donc prendre un bain, mon garçon ! Tu vas attraper un rhume à rester ainsi trempé.
Nicoleï la remercia pour la soupe, et se leva pour se diriger à l’étage, vers les bains. Une fois au sec et après une bonne nuit de sommeil, il saurait quoi faire.
Surtout, il espérait secrètement que tout s’arrange, qu’Axel et Maitre Kenog l’attendent demain à l’atelier.