Lorsque Louis Krigna entra dans la chambre d'Annabelle, il avait perdu son sourire. Il affichait un visage autoritaire.
- Suis-moi, ordonna-t-il à la jeune fille.
Elle s'exécuta. Elle le suivit comme son ombre pendant un très long moment. Puis, il la conduisit dans ce qui devait être son bureau. Louis ordonna à la jeune fille de s'asseoir sur le meuble principal puis annonça :
- Maintenant, les exercices. Nous allons cesser d'appeler cela des jeux, puisque ça n'en sont pas. Allons-y.
Louis lui ordonna de tenter d'éteindre une boule de feu. Annabelle s'appliqua et finit par y parvenir. Cette fois, elle ne reçut ni félicitation, ni cadeau.
Les exercices d'entraînement continuèrent pendant tout le reste de la matinée. Elle s'y soumit sans se rebeller. Lorsque Louis considéra enfin que le travail était suffisant, il lui ordonna de continuer à le suivre et sortit.
Il l'amena dehors. Annabelle constata qu'il était presque midi. À l'extérieur, une foule impressionnante se pressait. Louis s'assit au premier rang d'un gradin juste devant une arène au centre de laquelle se dressait une estrade de bois.
Annabelle s'avança à ses côtés. Des gens s'asseyaient derrière Louis mais aucun siège n'était au même rang ni même devant celui de Louis. Annabelle regarda les gens avec attention. Ceux qui s'asseyaient ici n'étaient pas habillés comme ceux qui l'avaient enlevée mais plutôt comme des nobles. Elle avait l'impression de reconnaître des habits de duc, marquis, comte, vicomte ou baron. Louis lui fit signe de s'approcher. Elle obéit.
- Sais-tu ce qui va se passer ? demanda Louis.
- Non, maître.
- Un homme va être exécuté. C'est pour cela que mon peuple est ici. Pour y assister. C'est une grande joie pour eux.
- Votre peuple, maître ?
Louis lui sourit et annonça :
- Oui, dans mon pays, l'école est le centre du système gouvernemental. Le directeur de l'école gouverne le pays.
Annabelle était sous le choc. En fait, Louis Krigna était le roi de ce pays. Elle se sentit ridiculement petite face à lui.
- Pourquoi va-t-il être exécuté, maître ?
- Parce que c'est un espion, cher enfant. Il vient de ton pays. L’archimage a d’abord refusé de recevoir ma délégation, puis m’envoie un émissaire et en même temps un espion. Pour faire simple : il se moque de moi. La tête de l’émissaire est déjà en route vers ton pays. Le corps de celui-là suivra et l’archimage comprendra alors qu’on ne joue pas avec moi.
Annabelle ne comprenait pas. Certes, elle était noble mais elle était encore trop jeune pour appréhender avec une réelle compréhension la politique et la diplomatie.
- J'ai déjà assisté à des exécutions, dit Annabelle, mais je n'ai jamais vu ce type d'estrade. Comment est-ce censé se passer, maître ?
- Oh ! C'est une technique très particulière. Vois-tu, j'aime quand les exécutions sont longues et douloureuses, et le peuple apprécie également le spectacle. Donc, lorsque j'ai le choix, je préfère tuer à la roue. Tu sais ce que c'est ?
Annabelle hocha la tête. Elle n'avait jamais assisté à cela mais on le lui avait décrit. Elle s'était juré de ne jamais regarder un tel spectacle.
- Seulement voilà, le condamné étant un Morden, il doit être tué comme les Mordens le décident. Or, les Mordens adorent tuer par strangulation. Bien sûr, la pendaison – sans nuque brisée – s'est imposée comme une évidence. Seulement… la pendaison… ça va trop vite… les gens se plaignent… qu'ils se déplacent pour seulement quelques instants de spectacle… nianiania…
Annabelle n'était pas sûre de beaucoup apprécier le ton léger avec lequel le roi lui narrait cela. Il semblait follement s'amuser. Il continua :
- Donc, j'ai inventé ce merveilleux système. Le condamné est amené sur l'échafaud, il reste debout et la corde lui est passée autour du cou. Cette corde est maintenue par magie, si bien qu'il ne peut pas se l'ôter. La corde est placée de manière à ce qu'elle soit déjà tendue lorsque le condamné est debout. Lorsque le sol disparaît, par magie également, notre chère victime se retrouve dans une mauvaise situation. Tu me diras, où est la différence avec la pendaison habituelle ? Hé bien, très chère enfant, la différence est que notre condamné n'a pas les mains liées. Il peut donc tenter de se soutenir avec les bras. En général, ils ne tiennent pas très longtemps. Afin de faire durer le spectacle, le sol est remis de temps à autre en position. Ainsi, le peuple est content. De plus, le condamné souffre vraiment très longtemps. Il voit la mort lui sourire beaucoup de fois avant de réellement la rejoindre. Chose importante : le condamné est prévenu la veille de son exécution de ce qui l'attend. Ainsi, il peut tout à loisir faire des cauchemars avant que ça n'arrive vraiment.
Annabelle aurait voulu ne pas écouter cela.
- Ah ! Voilà notre condamné ! annonça Louis d'une voix guillerette.
Un homme était encadré d’un sixty. Il ne se débattait pas. Il semblait résigné et prêt à mourir. Son visage était comme muselé par des cordes étranges. Annabelle n'en comprit pas la raison. Louis lut sa question dans ses pensées et expliqua :
- Il parle la magia verborum, la magie des mots. Il vaut donc mieux le faire taire. Les lianes sont magiques.
Pour le moment, le prisonnier avait les mains liées dans le dos mais si Louis n'avait pas menti, elles seraient bientôt libres.
L'homme monta sur l'estrade sans avoir besoin d'y être poussé. Le regard terne, il acceptait son sort. La corde lui fut passée autour du cou et elle se serra sans l'aide de personne. Puis, elle se rétracta par magie pour s'adapter à la taille de l'homme. Les lianes entourant les mains du prisonnier tombèrent.
Louis leva la main droite, puis la baissa. Le sol disparut comme par enchantement sous les vivats de la foule. Le prisonnier attrapa la corde et parvint à respirer. De temps en temps, ses bras glissaient mais il tenait bon.
- S'il tient deux jours, il est gracié, annonça Louis dans un sourire.
Il était parfaitement évident que personne ne pouvait tenir deux jours. L'homme dut tenir un très long moment avant que le sol ne réapparaisse. Il était en sueur et tremblait mais il resta droit et fier.
Abigaël avait vu Elmarion être amené sur l'estrade et avait admiré son courage. Elle savait qu'il priait. Il était prêt à rejoindre ses dieux si cela était nécessaire, si son heure était venue. Abigaël et Marc regardèrent sans trop savoir quoi faire. Lorsque le sol réapparut, ils comprirent l'horreur de la situation et surtout pourquoi l'exécution durait aussi longtemps.
- Que peut-on faire ? demanda Abigaël.
- Pas grand-chose, je le crains, dit Marc. Cet endroit grouille d'êtres magiques.
- Nous sommes protégés de la magie, et nous pouvons la retirer. Ils ont bâillonné Elmarion afin qu’il ne puisse utiliser sa magie. Les lianes sont créées par des druides. Si tu lances tes pouvoirs, elles tomberont.
- Et ? Vous croyez qu’Elmarion pourra abattre les milliers de Morden ici présents à lui tout seul ?
- Non, mais… murmura Abigaël, perdue et abattue. On ne peut pas rester là à ne rien faire ! Il faut…
- Abigaël, je comprends votre détresse. Elmarion est quelqu’un d’important pour mon peuple. Vous êtes des gens importants, tous les deux. C’est grâce à vous que la magie de notre déesse est désormais dans l’air à égalité avec celle de vos dieux. C’est grâce à vous que Baca est libre. Nous vous sommes éternellement redevables mais je sais reconnaître un combat perdu d’avance et celui-là en est un. Si nous intervenons, nous rajouterons nos corps à celui de votre époux.
Marc était très triste de ne rien pouvoir faire pour le mari d'Abigaël. Le sol disparut à nouveau de l'estrade sous les cris joyeux de la foule et Abigaël dut à nouveau regarder son époux se débattre contre la mort. Combien de temps tiendrait-il ainsi ? Jusqu’au milieu de l’après-midi ? Pousserait-il jusqu’au coucher du soleil ? Elle en douta. S'ils ne l'avaient pas nourri ces derniers jours, peut-être ne tarderait-il pas à faiblir. Abigaël sentit son visage se couvrir de larmes. Alors que le sol réapparaissait, Abigaël annonça :
- Marc, je ne peux pas laisser faire ça. Je l'aime trop. Je vous en prie. Aidez-moi !
Le minuel se tourna vers elle. La femme le suppliait des yeux.
- Abigaël, je suis désolé, mais cette bataille est perdue. Elmarion est condamné. Je ne vais pas risquer ma vie pour une cause perdue d'avance. Je ne vous aiderai pas.
Abigaël hocha la tête.
- J'irai seule. Je refuse de le laisser mourir ainsi. Au moins, s'il doit partir, il ne le fera pas seul.
Abigaël ferma les yeux. Marc s'éloigna, peu désireux de se montrer en sa présence. Lorsque l'ensorceleur en charge de faire disparaître le sol sur ordre du roi lança ses pouvoirs et que rien ne se passa, la foule hurla son mécontentement. Elmarion, lui, ne comprit pas. Louis, de son côté, plissa des yeux.
- Annabelle, chérie, sois une gentille fille et recherche des endroits où la magie n'existe pas, ordonna Louis.
- Mais, je ne sais pas…
- Fais-le. Obéis et ne réfléchis pas ! dit-il d'une voix dure.
Annabelle hocha la tête et se concentra. Elle ignorait comment réaliser ce miracle mais elle sentit ses pouvoirs être guidés. Elle détesta cette sensation. Elle sentit un trou dans la magie tout autour du condamné mais Louis passa rapidement dessus. Il passa la foule en revue avec minutie jusqu'à s'arrêter sur une femme, les yeux clos, qui présentait un vide dans la magie.
- Suis-moi, dit-il.
Il se leva, sortit des gradins et descendit vers la foule. Des sixty le suivirent. Lorsqu’Abigaël sentit des lianes entourer ses mains et ses pieds, elle sut qu'elle avait perdu. Elle pria pour que Marc change d'avis, mais les lianes ne tombèrent pas. Alors que les cordes vivantes enserraient ses poignets déjà douloureux, Abigaël fondit en larmes. La douleur la transperçait. Des hommes l'attrapèrent et la menèrent sur l'échafaud, aux côtés de son époux et la mirent à genoux. Des lianes s’enroulant autour du sol la privèrent de tout mouvement.
- Je t'aime, Elmarion, dit Abigaël. Pardonne-moi. Je ne peux pas vivre sans toi.
Elmarion se tourna vers elle, les yeux embués de larmes. Les lianes l'empêchant de parler, il ne put que hocher la tête. Il lui caressa le bras et remarqua les pansements sur ses poignets.
- Des lianes de druide, précisa Abigaël. J'ai trop tiré dessus. Mes mains sont mortes.
Elmarion baissa les yeux. Il se retenait avec peine de pleurer. Un homme et une fillette montèrent sur l'échafaud.
- C'était bien la peine de la sauver pour en arriver là ! dit l'homme.
- Vous ! s'exclama Abigaël en reconnaissant celui qui l'avait libérée quelques jours auparavant.
- Qui est-ce, maître ? demanda la fillette.
- C'est la femme que tu m'as suppliée de sauver, lui apprit Louis. Quelle ironie, ma chère Abigaël.
Abigaël sursauta. Cet homme la connaissait bien mieux qu'elle ne le pensait. La fillette elle aussi sursauta. Elle se mit à trembler et à regarder intensément Abigaël puis Elmarion. Elle paraissait totalement désemparée.
- Vous voilà réunis, vous et votre époux, dans votre mort prochaine. C'est tellement… inattendu… siffla Louis.
Abigaël lança ses pouvoirs sur l'homme. Elle jura intérieurement lorsqu'il ne se passa rien. Il sourit et annonça :
- Perdu. Je suis ensorceleur, pas magicien… Par contre, la fillette ici est magicienne. Vous ne voudriez pas lui faire de mal, n'est-ce pas ? Alors, je vous conseille de remballer votre petit pouvoir ridicule.
Abigaël reprit sa magie. Cette enfant semblait aussi terrorisée qu'elle. La foule, tout autour, regardait la scène en silence. Tous se demandaient ce qui se passait et qui était cette femme qui avait été rajoutée sur l'échafaud.
- Je vais vous laisser assister au premier rang à la mort de votre époux et ensuite, vous retournerez au manoir. À ce propos, sauriez-vous où se trouve le minuel ?
Abigaël lui envoya un regard noir.
- Il a dû vous accompagner jusqu’ici, continua Louis. C’est en cumulant vos pouvoirs que vous avez réussi à nous échapper. Astucieux… Désormais, il est aussi vulnérable que vous. Il ne tardera pas à retourner dans sa cellule, lui aussi.
- Annabelle ? murmura Abigaël, peu certaine.
La jeune fille leva les yeux, surprise.
- C’est bien Annabelle Meriat, confirma Louis. Il s’agit en effet de la jeune fille pour laquelle vous vous êtes aventurés sur mes terres. Belle réussite. Au fait, à partir de maintenant, un Morden s’occupera de faire apparaître et disparaître la trappe sous votre mari. Inutile donc de continuer à projeter vos pouvoirs. Cela sera sans effet. Je vous laisse à votre spectacle.
Louis commença à s’éloigner mais Annabelle ne bougea pas et demanda :
- Maître ? Puis-je parler à ces gens ?
- Reste ici autant que tu le souhaites, ma chérie. Tu peux même les regarder mourir de près si cela te chante ! répondit Louis avant de partir.
Louis descendit de l'estrade et se dirigea vers les escaliers menant à ses gradins. La fillette se tourna vers Abigaël et interrogea :
- Vous vous nommez Abigaël et cet homme est votre époux ? Comment se nomme-t-il ?
- Elmarion, répondit Abigaël.
- Si je vous dis
Mundus morbidus restituat
Sibi juventam magnificentiamque
Que me répondez-vous ?
Abigaël reconnut le début de l'incantation permettant de redonner la vie au monde. Elle répondit :
Develet in toto suo splendore
Secundam vitam nobis offerat
- C'est vous... C'est bien vous ! s'exclama la fillette. Mais je… Non, ce n'est pas possible… Vous… Vous ne pouvez pas mourir !
- Ça semble mal parti, annonça Abigaël. Qui est cet homme ?
- Lui ? dit-elle en désignant du doigt Louis qui venait d'entrer dans les gradins. Il s'appelle Louis. C'est le roi de ce pays.
Abigaël sursauta. Elmarion, lui, sentait le gouffre s'ouvrir de plus en plus sous ses pieds.
- Pourquoi es-tu avec lui ? demanda Abigaël.
- Il se sert de mes pouvoirs… Il cherche à percer leurs mystères…
- Mystères ? Il y a des dizaines de magiciens ici alors…
Soudain, quelque chose troubla Abigaël.
- Comment connais-tu la magia verborum ? interrogea Abigaël.
- Je ne la connais pas, répondit Annabelle. Les mots que j'ai prononcés, j'ignore ce qu'ils signifient. Je les ai vus en vision.
- En vision ?
- En rêve, plus exactement. Mon don de voyance doit y être pour quelque chose.
- Tu ne peux pas être voyante, petite. On ne peut pas être magicien et voyant en même temps.
- Je suis tout en même temps. Il m'a fallu du temps pour le comprendre mais aujourd'hui, je le sais. Je peux tout faire, madame. C'est pour ça que Louis s'intéresse autant à moi.
- Aide-nous ! supplia Abigaël.
- Je ne peux pas, pleura la gamine. Il contrôle mes pouvoirs.
- Quoi ? Mais c'est impossible !
Abigaël réfléchit. Elle ne pouvait pas envoyer ses pouvoirs sur la fillette. Cela la priverait de ses pouvoirs de magicienne, ce qui était inenvisageable. Or, le roi était maintenant assis sur ses gradins, hors d'atteinte.
- Tu m'as dit que tu avais tous les dons, répéta Abigaël. Il contrôle lesquels de tes pouvoirs ?
- Tous. Sauf la voyance, étant donné que j'ai encore des visions. Toutefois, je ne vois pas en quoi cela pourrait vous aider.
Dans les gradins, Louis fit signe de faire disparaître le sol. Elmarion fermait les yeux et respirait avec calme. Il semblait être capable de tenir encore longtemps. Abigaël attendit que le sol réapparaisse avant de continuer sa discussion avec l’enfant.
- Annabelle, tu m'as dit ne pas connaître la magia verborum. Il y a donc de fortes chances pour que le roi ne t'empêche pas de le faire ! C'est le seul pouvoir qu'il ne bride pas !
- Vous pourriez m'apprendre ? s'exclama Annabelle les yeux brillants.
- Euh… en fait, dit Abigaël en se tournant vers Elmarion. Il y a un petit souci. J'ignore comment… Seul Elmarion le sait…
Annabelle regarda l'homme condamné, muselé et se dit qu'ils avaient perdu. Elmarion toucha sa femme afin d'attirer son attention. Abigaël se retourna. Elmarion traça dans l'air trois lettres : F O I.
- Foi ? Je ne comprends pas, dit Abigaël.
Elle réfléchit puis lança :
- Il faut avoir la foi, c'est ça, la clef des incantations. Il suffit d'y croire.
Elmarion hocha la tête.
- C'est si simple que ça ! s'écria Abigaël avant de se tourner vers la fillette et de s'exclamer : Annabelle, tu dois y croire. Tu en es capable. Dis-toi que tu es en train de lancer une incantation. Il faut que tu y croies vraiment ! Ista ligamenta cadant devrait suffire comme formule. Ça signifie "Que ces lianes tombent". Concentre-toi sur les cordes qui entourent le visage de mon époux, crois-y puis lance le sort. Tu peux le faire, Annabelle !
La fillette secoua la tête en gémissant. Le sol disparut à nouveau sous Elmarion. La foule hurlait de joie. La fillette était complètement perdue. Terrifiée, elle ne se sentait capable de rien. Au bout du temps imparti habituellement, Louis ne fit pas signe de remettre le sol. Il comptait apparemment faire durer la torture plus longtemps.
Elmarion parvenait à tenir sans trop de difficulté. C’était sûrement pour cette raison que Louis ne faisait pas réapparaître la dalle. Le spectacle n’était pas assez intéressant. Elmarion restait calme, les yeux fermés. Ses mains ne tremblaient pas. Un instant, Abigaël se demanda si son époux ne serait pas en mesure de tenir deux jours. Elle comprit que c’était impossible car Louis trichait.
Annabelle regarda cet homme perdre doucement des forces. Ses bras se mirent à trembler sous l’effort et sa respiration s’accéléra. Annabelle comprit que Louis trichait.
Son esprit se rebella contre tout ce qui lui était arrivé. La mort de sa mère, de sa nourrice, la fuite dans les bois, les humiliations des Mordens, la raclée de Martial, les sixty qui lui déchiquetaient l'esprit et enfin la trahison de Louis, tout lui revint en mémoire. Elle ne pouvait pas laisser faire cela. Elle devait agir. Elle ferma les yeux et se concentra. Elle pensa aux lianes. Lorsqu'elle les vit devant ses yeux comme si elle avait les yeux ouverts, elle prononça d'une voix forte :
- Ista ligamenta cadant.
Elmarion était prêt. Depuis cinq minutes, il se représentait chaque sixty de l'école. Il avait fini par tous les voir aussi clairement que s'ils étaient devant lui. Seulement, ils étaient trop nombreux. S'il s'attaquait à chacun d'eux, il en mourrait. Il décida de ne s’attaquer qu’aux druides, nécromanciens et Mordens. Les voyants n’étaient pas dangereux et Abigaël les protégerait des ensorceleurs et des magiciens. Elmarion désigna tout de même un ensorceleur : Louis. Lorsque la muselière tomba, il murmura :
- Dormire.
Instantanément, les sixty s'écroulèrent. Les cordes se détachèrent. Elmarion et Abigaël tombèrent au sol. La foule cria de peur. Abigaël se releva tandis qu'Elmarion restait au sol. Abigaël s'approcha de lui. Il respirait à peine. La dépense d'énergie avait été violente.
Abigaël regarda les gradins. Tout le monde dormait mais elle savait que cela ne durerait pas. Les ensorceleurs et les magiciens envoyaient leurs pouvoirs sur leurs compagnons pour les éveiller. Abigaël secouait encore son époux lorsqu’un Morden apparut déjà devant elle.
- Mortuus, dit-il.
Abigaël savait qu’elle n’était pas désignée. Son pouvoir était trop unique pour être tué. Il en était de même avec Annabelle. Abigaël regarda son époux. Il respirait toujours. Le sort n’avait pas fonctionné. Elle ne comprenait pas. Marc apparut près d’elle. Il lui sourit avant de sortir son épée et de s'attaquer aux sorciers. Le minuel était entraîné depuis des années pour combattre les Mordens. Son adversaire tomba rapidement sous ses actions répétées. Annabelle descendit de l'estrade et rejoignit Abigaël. Elle prit l'enfant dans ses bras.
- Merci, Annabelle. Tu es la meilleure ! Dis-moi, pourrais-tu aider mon époux, s'il te plaît ?
Annabelle hocha la tête et s'exécuta. Maintenant que Louis était évanoui, ses pouvoirs étaient libres. Elmarion ouvrit les yeux. Il sourit à sa femme et l'embrassa. Annabelle tourna les yeux en rougissant.
- Il faut y aller, s'écria Marc. Les sixty rappliquent et je ne donne pas cher de notre peau, surtout avec elle qu’on ne peut pas protéger des ensorceleurs et des magiciens, continua le minuel en désignant Annabelle.
- Je sais m’occuper de moi ! s’exclama l’enfant. Regardez !
Annabelle prit les poignets d’Abigaël dans ses mains et ferma les yeux. Abigaël sentit la douleur disparaître et des fourmis lui traverser les doigts. Elle se crispa et ses poings obéirent en se fermant. Abigaël n’en revint pas. Cette enfant venait de lui rendre ses mains.
- Merci, dit sincèrement Abigaël.
- Allons-y, vite ! s’écria Marc.
Abigaël hocha la tête et en profita pour sortir sa dague. Elle projeta ses pouvoirs sur son mari et sur le minuel, en prenant bien garde à ne pas toucher Annabelle. Ils se dirigèrent en courant vers la foule. Pour la première fois, quelqu’un semblait être en mesure de battre les sixty. La population fut terrorisée. Les gens s’enfuirent en hurlant, offrant ainsi une merveilleuse couverture aux fuyards. Les sixty eurent beaucoup de mal à les suivre dans cette cohue.
Au départ, les sixty furent tellement troublés par leur incapacité à utiliser la magie sur les fuyards qu’ils en perdirent leurs moyens mais rapidement, ils sortirent leurs armes.
Marc, Abigaël et Elmarion furent impossibles à arrêter. Tous trois rompus à l’art du combat, chacun à leur manière, ils mettaient en échec tous leurs adversaires. Abigaël était souple et agile. Elle tuait avec finesse et habileté. Marc était tout en muscles. Tel un taureau, il chargeait et rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Elmarion était calme et posé. Il ne frappait souvent qu’une seule fois, au bon moment, et le coup était mortel. L’assemblage de personnalités aussi différentes, de manières de combattre aussi éloignées, rendait le groupe quasi invulnérable.
Aucun des trois combattants n’eut à s’occuper d’Annabelle. Elmarion l’avait incluse dans sa bulle protectrice. Elle lançait des sorts en utilisant son côté ensorceleur pour protéger son esprit de magicienne des autres, tout en attaquant avec sa nature druidique. Ainsi, elle repoussait les assauts des ensorceleurs et des magiciens, sans difficulté apparente. La jeune femme, trop heureuse d’avoir retrouvé l’usage de ses pouvoirs, s’en donnait à cœur joie. Elle souriait gaiement au milieu des morts et du sang.
À la sortie de la ville, Elmarion avisa une écurie. Il entra et prit quatre chevaux, tandis que ses compagnons tenaient l’entrée.
Quelques instants plus tard, les quatre fuyards volaient vers la liberté, leurs chevaux lancés à pleine vitesse. Elmarion mena le groupe. Ils galopèrent toute la journée. Marc et Annabelle cessèrent de projeter leurs pouvoirs. De toute façon, leurs adversaires savaient où ils se rendaient : le pont sur le Berryl. Il était inutile de brouiller les pistes. En revanche, pouvoir sustenter les chevaux par magie leur serait très utile.
Annabelle se trouva être une très bonne druide. Les chevaux tinrent toute la journée sans difficulté. Les voyageurs ne s'arrêtèrent même pas pour manger. Abigaël leur expliqua comment leur druide la nourrissait par magie et Annabelle s’exécuta. La fatigue fut supprimée par un sort de magia verborum, lancé par Elmarion. Ainsi, ils ne dormirent ni ne mangèrent, avançant comme poursuivis par les chiens de l’enfer.
Elmarion et Annabelle étaient complètement éreintés lorsque le groupe arriva en vue du pont sur le Berryl. La vue de l’arche de pierre sur le fleuve rugissant leur redonna le sourire. Ils allaient enfin pouvoir se reposer. Ils furent surpris de trouver un véritable camp armé de l'autre côté du pont. On ne pouvait plus passer sans montrer patte blanche.
- Cet endroit grouille de minuels ! s'exclama Marc.
- Vraiment ? Je vois également des Mordens, dit Elmarion alors que le groupe s'avançait sur le pont.
- J'ai l'impression que tous les êtres magiques sont là, dit Abigaël.
Les soldats – qui étaient en fait des sorciers, des ensorceleurs, des Mordens et des nécromanciens – s'agitèrent lorsqu'ils virent des cavaliers venir vers eux. Elmarion s'arrêta sur le pont et attendit. Lorsqu'il vit venir Taïmy, il descendit de cheval, sourit et s'avança vers le magicien. Taïmy leur fit signe d'avancer et ordonna aux gardes de les laisser passer.
- Je suis content de vous voir, s'exclama Taïmy. Nous craignions qu'il ne vous soit arrivé malheur !
- Il nous est arrivé malheur, précisa Elmarion. Ceci dit, nous n’avons pas tout raté. La jeune fille dans mes jambes est Annabelle Meriat.
Annabelle rougit et baissa les yeux.
- Où est Pierre ? interrogea Taïmy en ne montrant que de l’agacement en constatant son absence.
Elmarion eut envie de lui envoyer son poing dans la figure. Il fut stoppé par la sonnerie d’une trompe.
- Quelqu'un vient ! s'exclama Taïmy. Mettez-vous à l'abri !
Des écuyers prirent les chevaux et les emmenèrent alors que le groupe suivait Taïmy en arrière. Il rejoignit Yohan et Julia qui observaient des parchemins, debout autour d’une table. Ils se tournèrent vers le pont et constatèrent qu'un cavalier se tenait devant le pont et attendait. Un soldat s'avança. Il portait le long vêtement noir des nécromanciens.
- Sonorus, murmura Elmarion.
Tous entendirent la conversation comme s'ils furent à un pas des deux interlocuteurs.
- J'apporte la réponse de mon roi, annonça le cavalier venu du nord. La voici.
Il détacha une besace qui semblait lourde et la tendit au nécromancien. Ce dernier ouvrit le sac et hocha la tête.
- Bien. Je vais porter votre message au grand magicien.
Le cavalier tourna la bride et partit au petit trot. Elmarion coupa son sort alors que le nécromancien s'avançait. Lorsqu'il fut devant Taïmy, il s'inclina.
- Le sac contient la tête tranchée de votre émissaire, grand magicien.
- Quoi ? Mais c’est un crime odieux ! Il est interdit de s’attaquer aux émissaires ! Comment a-t-il osé ? s’écria Taïmy.
- Il m’a dit qu’il voulait vous faire comprendre à quel point il s’était senti insulté, annonça Annabelle.
Taïmy se tourna vers l’enfant et lui jeta un regard noir. Il était clair qu’il n’appréciait pas que cette gamine puisse prendre la parole dans ce qu’il considérait être une conversation d’adultes.
- Il m’a dit que vous aviez refusé de recevoir sa délégation, puis que vous aviez envoyé l’émissaire en même temps que des espions. C’est pour ça qu’il…
- Qui ça, il ? s'écria Taïmy.
- Louis, le roi de ce pays, expliqua Annabelle sans s’énerver ni se soumettre sous le regard noir de Taïmy.
Annabelle riait intérieurement. Après avoir rencontré Louis, le roi charismatique et puissant du pays du nord, ce chef-là semblait minuscule. Il ne lui arrivait même pas à la cheville.
- Acceptes-tu enfin de reconnaître que tu as eu tort ? intervint Yohan.
- Moi ? Tort ? s'exclama Taïmy. C'est toi qui m'as dit d'envoyer un émissaire ! C'est ton idée qui était ridicule !
- Je t’avais aussi dit de n’envoyer QUE l’émissaire, précisa Yohan.
- Je croyais qu’Elmarion et Abigaël seraient capables de réussir cette mission. Ce n’est pas de ma faute s’ils ont échoué !
Elmarion sentit la colère monter.
- Tu les as envoyés en aveugle dans un pays dont personne ne sait rien ! répliqua Yohan. Leur échec n’est que la preuve de ton incompétence.
Taïmy allait s’énerver mais Yohan le prit de vitesse :
- De plus, leur mission n’est pas un échec ! Ils sont là, bien vivants et ils ont ramené Annabelle.
- Pierre n’est pas là, rappela Taïmy.
- Marc est là, dit Abigaël.
- C’est qui, Marc ? interrogea Taïmy d’un ton froid et cassant.
- C’est moi, dit le minuel. J’ai risqué ma vie pour sauver celle d’Elmarion et d’Annabelle. Des remerciements sont de mise.
- Pourquoi étiez-vous là-bas ? interrogea Taïmy, et il était clair que lui non plus n'avait pas reconnu le minuel.
- J’étais prisonnier avec Annabelle et Abigaël. Abigaël m’a permis de m’enfuir.
- Donc, c’est bien grâce au fait que j’ai envoyé Elmarion et Abigaël là-bas que vous êtes libre aujourd’hui. C’est vous qui devriez me remercier, conclut Taïmy.
Marc trembla. Il semblait sur le point de se jeter sur le magicien pour l’étriper.
- Ceci dit, continua Taïmy, vous n’avez pas répondu à ma question. Je ne sais toujours pas pourquoi vous étiez là-bas. J’ai rencontré la délégation Thorens et personne ne m’a parlé de la présence de l’un d’eux au pays de Turiel.
- J’ai été enlevé, précisa Marc, sur le point d’exploser de fureur. Ils m’ont torturé.
- Pour quelle raison ? interrogea Taïmy.
- Ils étudient la magie, expliqua Abigaël. Ils m’ont amenée au même endroit que Marc pour m’étudier, moi aussi. Ils tentaient de comprendre mon pouvoir, afin d’essayer de reproduire ses effets.
- Ces gars-là ne rigolent pas avec la magie, continua Elmarion. Ils ont une école dans laquelle tous les êtres magiques mélangés apprennent. Une fois en pleine possession de leurs pouvoirs, les êtres magiques ont le choix entre devenir sixty et protéger le peuple, ou rester à l’école pour enseigner ou devenir chercheur. Ils ne connaissent la magie que depuis peu de temps, mais ils sont meilleurs que nous.
- Vous n’avez passé que quelques jours sur leurs terres, cassa Taïmy. Votre jugement me semble bien hâtif.
- Tous leurs Mordens sont des sorciers, capables d’utiliser la magia verborum, expliqua Elmarion.
- Pourquoi ont-ils enlevé Pierre, en ce cas ? fit remarquer Taïmy. Non, ils ont fait de l’esbroufe et vous avez eu peur.
Elmarion en fut bouche bée. Le magicien faisait preuve d’une prétention sans nom.
- Et Annabelle ? Savez-vous ce qu’ils lui voulaient ?
- L’étudier, elle aussi, annonça Abigaël.
- Étudier une Ar’shyia ? s’exclama Taïmy. Quel intérêt ? Je croyais qu’ils avaient des magiciens !
- Annabelle n’est pas une Ar’shyia, dit Elmarion.
- Pauline ne peut pas s’être trompée, assura Taïmy.
- Elle est Ar’shyia, commença Elmarion, mais aussi ensorceleuse, druide, nécromancienne, Morden et voyante.
- C’est ridicule ! répliqua Taïmy. Personne ne peut…
Taïmy se tut avant de dire d’une voix morne :
- Je suis un idiot.
Puis, il secoua la tête, se tourna vers Yohan et sans prévenir, lui balança son poing dans la mâchoire. Tous entendirent les os craquer tandis que Yohan tombait à la renverse, totalement pris de court par l’attaque fulgurante et imprévisible de son magicien.
- Comment oses-tu ? s’exclama Taïmy.
Yohan prit sa mâchoire dans sa main et dit difficilement :
- Ce n’est pas moi qui viens de te contrôler ! C’est elle, finit-il en désignant Annabelle.
Yohan utilisa ses pouvoirs pour soigner sa blessure puis se releva, la chemise maculée de sang.
- Tu n’as rien fait pour l’en empêcher ! s’exclama Taïmy. Tu es censé être mon assistant. Tu devrais me protéger de ce genre d’attaque !
- Au moins, maintenant, tu es convaincu qu’elle est ensorceleuse, en plus d’être magicienne, cingla Yohan.
Taïmy regarda la fillette. Elle souriait, fière d’elle. Taïmy avala difficilement sa salive. Soudain, il craignit cette enfant d’apparence si innocente. Autant de pouvoirs en une seule personne avait de quoi donner le tournis. L’archimage comprit qu'on puisse s'intéresser à elle.
- D’ailleurs, Annabelle, maintenant que nous avons le temps, commença Abigaël, comment connaissais-tu…
Abigaël fut coupée par la sonnerie d’une autre trompe. Tous se retournèrent vers le pont. Sur la rive adverse, une centaine de cavaliers avançait, portant tous l'uniforme des sixty.
- Ce n'est pas bon, murmura Annabelle.
Les cavaliers s'avancèrent jusqu'à toucher le bord du fleuve.
- Vous savez, dit Annabelle, je ne crois pas qu'ils aient besoin d'un pont pour traverser…
- Je suis assez d'accord, confirma Abigaël.
Un cavalier sortit du lot juste devant le pont et s'avança. Abigaël, Elmarion, Marc et Annabelle sursautèrent en reconnaissant Louis.
- Taïmy, c'est leur roi ! lui apprit Abigaël.
Taïmy recula puis demanda :
- C'est un Morden ?
- Non, un ensorceleur, répondit Abigaël.
Taïmy pâlit et se tourna vers son assistant.
- Yohan, je te laisse y aller.
- Quoi ? s’exclama Yohan. C’est hors de question. C’est toi, l’archimage, pas moi. Prends tes responsabilités !
- Tu es mon assistant et je te demande d’y aller à ma place. Crois-tu qu’il soit judicieux d’envoyer le chef d’un pays discuter avec quelqu’un en mesure de le contrôler ?
- Mon rôle est de te protéger, dit Yohan, pas de prendre ta place. Tu dois aller lui parler. Je t’accompagnerai, naturellement, mais je ne compte pas agir et parler en ton nom. Débrouille-toi avec le merdier que tu as fait.
- Il est ensorceleur. L’occasion est trop belle pour lui ! Évidemment qu’il va s’en prendre à moi !
- Taïmy ! En tant que grand magicien, tu te dois de faire ce qu'il faut pour ton peuple ! Te sacrifier si besoin est ! Mais encore une fois, je serai à tes côtés pour te protéger.
- Je n'ai aucune confiance en toi. Elmarion, allez-y. Vous êtes Morden. Vous savez être diplomate.
- Je fais partie de la division justice, pas diplomatie, rappela Elmarion. De plus, archimage, avec tout le respect que je vous dois, je vais vous dire d’aller vous faire foutre.
Taïmy regarda Elmarion et resta incapable de parler. Jamais le Morden n’avait osé lui adresser la parole de la sorte.
- La dernière fois que je me suis approché de ce pays, j’ai fini pendu. Je n’ai pas du tout envie que ça se reproduise. Je trouvais ma vie chez les Suunit très calme et très reposante. Je crois que je vais y retourner.
Du mouvement sur le pont mit la conversation en pause. Louis avait avancé, seul, jusqu’au milieu du pont. Il était à la merci des milliers d’êtres magiques qui lui faisaient face mais ne semblait nullement inquiété. Il souriait. Voyant que personne ne venait à sa rencontre, il soupira ouvertement et continua à avancer.
Taïmy recula puis disparut sous une tente. Yohan, Elmarion, Abigaël et Annabelle restèrent. Même Julia choisit de rester, protégée par son assistante Tessy. Yohan secoua la tête et s’avança alors que Louis, à quelques pas d’eux, descendait tranquillement de cheval.
Louis regarda d'abord Elmarion et Abigaël. Son sourire s'élargit lorsqu’Elmarion et Abigaël lui répondirent par des regards incendiaires. Il ne regarda ni Annabelle, ni Julia, ni Tessy. Il se tourna vers Yohan, attendant visiblement qu’il prenne la parole en premier.
- Bien le bonjour, altesse, dit poliment Yohan.
Louis soupira avant de répondre :
- Bonjour, Yohan S’tebs. Je crains que ça ne soit pas à vous, mais à votre magicien que je veuille parler.
Yohan se crispa. Cet homme connaissait son identité. Pour en savoir autant, il avait dû envoyer de nombreux espions et, au contraire de ceux envoyés par Taïmy, ils avaient réussi leur mission.
- L’archimage Taïmy Valin ne souhaite pas s’entretenir avec vous. Il m’a chargé des négociations.
- Négociations ? répéta Louis. Qui a dit que je voulais négocier ?
Yohan fut pris de cours. Il n’avait jamais de sa vie pratiqué la diplomatie. Cette conversation dépassait de loin ses compétences. Il chercha l’aide d’Elmarion dans son regard mais le Morden lui indiqua qu’il n’était pas plus doué que lui dans cet art.
- Votre pays a insulté le mien. Après avoir refusé de recevoir ma délégation, vous avez envoyé un émissaire afin d’obtenir des explications sur l’enlèvement de deux de vos enfants tout en envoyant des espions. Je prends cela pour une déclaration de guerre, à laquelle je réponds. Demain, à l’aube, mes troupes entreront sur vos terres. Avant l’hiver, votre pays sera mien. Si votre archimage souhaite discuter des conditions, qu’il se présente avant l’aube dans mon camp.
Louis tourna les talons, remonta sur sa monture et retraversa le pont avant de disparaître derrière son armée. Yohan était dégoûté. Elmarion et Abigaël se sentaient très mal. Prendre le pays ? Allait-il vraiment le faire ? En tout cas, du peu qu'ils en avaient vu, Elmarion et Abigaël n'auraient pas parié sur leur victoire en cas de combat. Taïmy s'approcha.
- Je n’irai pas, annonça l’archimage. Ce type est un grand malade. Je ne vais pas entrer dans ce guêpier !
- Il est bien venu, lui, fit remarquer Elmarion.
- Taïmy, tu es censé gouverner ce pays. Cela signifie faire ce qui est le mieux pour notre peuple et non pour toi ! s'exclama Yohan. Tu ne prends que des mauvaises décisions, tu agis uniquement pour conserver ta petite sécurité. Tu as refusé d'écouter mes conseils et voilà où nous en sommes maintenant !
- C'est de sa faute, pas la mienne ! s'écria Taïmy. Je n'avais pas imaginé qu'il avait un ego surdimensionné. Je ne pouvais pas imaginer qu'il se croyait tellement supérieur à tout le monde qu'il refuserait de te parler. Il est hautain et présomptueux !
- Comme ça, vous êtes deux ! répliqua Yohan.
- Vous savez, intervint Annabelle en regardant Taïmy. Lorsque j'étais avec ce que vous appelez un sixty, leur chef, Anthony Bree, le Morden, m'a fait une leçon – c'était un professeur. Il m'a dit que pour un bon être magique, il fallait avant tout être humble. Je crois que vous devriez aller faire un tour dans cette école. Vous y apprendriez sûrement beaucoup de choses.
Abigaël rougit. Elmarion ne put s'empêcher de hocher la tête. Yohan, lui, murmura :
- La vérité sort de la bouche des enfants.
Taïmy serra les dents. Il avait envie de frapper cette gamine mais se contenta de lui envoyer un regard noir. Yohan regarda son magicien et il se décida.
- Je ne regrette qu’une chose, murmura Yohan.
- Quoi ? dit Taïmy qui n’avait pas compris.
- Taïmy Valin, par ma qualité d’ensorceleur, je vous déclare inapte à votre poste de grand magicien.
- Quoi ? répéta Taïmy, un peu plus fort.
- Tu as bien entendu, dit Yohan d’une voix calme et posée. Julia, y a-t-il un autre magicien que toi ici ?
- Non, répondit la magicienne. Amel est à la citadelle. Il s’occupe des Ar’shyia. Pauline est sur les routes, à la recherche des Ar’shyia adultes.
- Alors tu vas devoir prendre le titre d’archimage, annonça Yohan.
- Non ! répéta Julia. Non. Je ne peux pas.
- Nous n’avons pas le choix, chuchota Yohan. Le roi du pays de Turiel veut un archimage dans sa tente pour discuter des conditions de notre reddition avant l’aube. Ni Amel ni Pauline ne pourront être là à temps. Julia, tu dois accepter ce titre. Je t’aiderai si besoin.
- Tu montres enfin ton vrai visage ! s’exclama Taïmy. La voilà, la vraie raison. Je le savais. Depuis le début, tu ne rêves que de ma place. Tu me destitues et tu mets ta femme au pouvoir en lui promettant de la seconder ? C’est un coup d’état que tu viens de faire Yohan, rien de moins.
Cette fois, Yohan fut le plus rapide. Ce fut Taïmy qui s’écroula, la mâchoire brisée.
- Désolé, dit Yohan en se tournant vers Julia qui ouvrait des yeux horrifiés. Je suis désolé mais je ne tenais plus.
- Vous m’avez seulement pris de vitesse, annonça Marc et Elmarion hocha la tête.
Taïmy se releva en reculant et s’éloigna, la mâchoire soignée par magie mais une colère, une rage et une haine parfaitement visibles sur le visage.
- Il faut cependant admettre, Yohan, intervint Abigaël, que cela ressemble fortement à un coup d’état.
- Non, assura Yohan. Je vous jure que non. Je ne veux pas du pouvoir et Julia non plus. Je veux juste préserver la paix. Je veux pouvoir écouter ce que le roi ennemi a à nous dire. Dès demain, Julia pourra abdiquer en faveur d’Amel ou de Pauline, peu m’importe. Je pare au plus pressé. Cette situation ne saurait être permanente.
Julia hocha la tête. Abigaël soupira avant de hocher la tête en signe d’acceptation. Ça ne lui plaisait toujours pas mais cette situation semblait moins pire que la précédente.
- En tant qu’archimage, annonça Julia, mon premier ordre est de demander une escorte pour rejoindre le roi ennemi dans son campement. Tessy, naturellement, viendra.
L’assistante de Julia hocha la tête.
- Yohan, un ensorceleur à mes côtés me rassurerait, continua Julia.
- Je viendrai, assura le jeune homme. Taïmy peut mourir, je m’en fiche. Je ne suis plus son assistant. Qu’il aille se faire dévorer par les loups.
- Abigaël, vous avez le pouvoir de contrer les pouvoirs d’un ensorceleur. Voudriez-vous m’accompagner ? interrogea Julia avant de continuer : j’ai conscience de beaucoup vous en demander. Vous avez été torturée par ces gens et votre époux a frôlé la mort mais je vous en prie. Je suis terrorisée. J’ai besoin de soutien.
Abigaël dut reconnaître que cette archimage-là s’y prenait mieux que Taïmy. Elle savait reconnaître ses faiblesses et n’ordonnait pas. Elle demandait. Abigaël acquiesça de la tête et Julia soupira d’aise.
- Je viendrai également, annonça Elmarion. Pour rien au monde je ne me séparerai de ma femme.
- Je ne suis pas contre, dit Julia. En revanche, j’espère que le roi voudra bien. J’avais l’impression qu’il voulait l’archimage seul.
- Il faudra qu’il fasse avec, annonça Elmarion.
- Non, le contra Abigaël. Nous ferons avec ses désirs. Ils sont du côté où ils peuvent tout se permettre. Nous devons prier pour qu’il accepte notre présence et ne surtout pas nous imposer.
- Je vais m’avancer seule, annonça Julia, et demander l’autorisation que vous me suiviez.
Abigaël fut forcée d’admettre que la magicienne, sous son air timide et réservé, ne manquait pas de courage. Le groupe tout entier s’avança jusqu’au milieu du pont puis Julia avança seule. Elle s’adressa au premier sixty. Il l’écouta puis interpella un de ses camarades. Après quelques instants, il échangea avec le premier qui s’adressa à l’archimage. Julia fit signe au groupe de la rejoindre. Tous soupirèrent d’aise. Le roi avait accepté. La suite allait être décisive.