Chapitre 12 : Le pari.

Par Cléooo

Chapitre 12 : Le pari.

 

Sept mois plus tard.

Le Quatrième – Mois de juillet de l’an 2698.

 

Je suis assis sur le confortable fauteuil qui fait face au bureau de mon père, celui situé dans ses locaux du Quatrième. Il doit y rencontrer des clients, plus tard, quand moi j’irai prendre le thé chez les Quasielle.

Avant cela, il a indiqué qu’il devait me parler. J’attends calmement qu’il ait terminé de signer des documents urgents. Quand c’est chose faite, il appelle son secrétaire, qui repart avec la liasse sous le bras.

Il s’appuie alors contre son dossier.

— Tu te sens prêt ?

Ah, je me demandais quand elle arriverait, cette fameuse discussion. Je souris et hoche la tête.

— Ne me fais pas cette tête d’amoureux transi. Je ne parle pas du mariage, je parle de ton entrée dans la milice.

— Ah.

Presque malgré moi, j’éclate de rire. Il m’observe avec un sourire mal dissimulé.

— Oui, je suis prêt.

— Tu commenceras sous les ordres de Rivière.

— C’est parfait.

— Il t’estime beaucoup.

— C’est un excellent instructeur.

— Je ne choisis que les meilleurs.

Un silence s’installe entre nous. Je commence à avoir le sentiment qu’il veut me dire quelque chose en particulier. Il tourne autour du pot. Ce doit être important. Je ne romps pas le silence. Je négocie d’en savoir plus. Père m’a au moins appris ça. Dans l’art de la négociation, le premier à rompre le silence, c’est celui qui perd.

— Tu retiens bien les choses. Quand je m’entretiens avec Hector, il ne peut pas s’empêcher de briser chaque silence.

Je hausse les épaules.

— Il veut bien faire.

— Ça m’étonne que tu le défendes…

Je souris.

— Ça reste mon frère.

Il a une moue méprisante. Puis, lentement, il pose ses coudes sur le bureau, et joint les mains sous son menton. Son regard se fait inquisiteur.

— Penses-tu que la milice te suffira, Ajax ?

Ah, il n’a pas longtemps tourné autour du pot, finalement.

— Je ne suis pas intéressé par la production bovine.

— Tu es plus fin négociateur que ton frère, et dans ce métier, la négociation est primordiale.

— Peut-être, mais ça l’anéantirait.

— Il n’y a pas de pitié, en affaire.

— Si tu lui demandais plus souvent de t’accompagner, il prendrait confiance en lui.

— J’ai horreur de ça…

— De Hector ?

Il a un léger rire.

— Tu es le plus qualifié, d’entre vous trois, pour prendre ma succession. Tes frères… Qu’ont-ils jamais fait ? Hector se contente d’attendre sagement que je lui confie l’œuvre de ma vie… Il a trouvé un beau parti insipide en espérant que je le considérerais mieux… Ulysse passe sa vie dans les bordels, à s’enivrer… C’est certes relié à ses objectifs, mais je ne peux m’empêcher d’être légèrement dubitatif sur sa capacité à diriger. Je ne dis pas que je déshériterai tes frères, ils auront leur part en argent. Mais leur confier les rênes…

— Je vais être un peu pris, avec la milice, père.

— Je ne compte pas quitter l’entreprise demain. Je pense long terme. Tu es le seul à t’être réellement investi. Quand tu as décidé de t’intéresser à la milice, tu as tout de suite pris le pli de t’entraîner avec eux. Quand tu es retourné à l’école, tu n’as pas pour autant tout laissé derrière toi. Rivière m’a dit que tu n’avais jamais manqué la moindre séance. Ton intérêt est réel.

— Pour te citer, on ne peut pas dire qu’Ulysse ne s’intéresse pas au produit…

— Je suis sérieux, Ajax.

Je ravale mon sourire.

— J’ai besoin d’un successeur ambitieux. La Maison Byron et l’entreprise des Quasielle, sur le long terme… Tu pourrais devenir l’un des hommes les plus puissants de Délos. Ça n’est pas rien. Pour être franc, je n’ai jamais tellement eu envie de fragmenter mon entreprise. J’ai travaillé dur, pour la bâtir. Je travaille encore dur à ce jour. Je ne veux pas tout voir s’effondrer par… sentimentalisme ? En confiant tout à un seul d’entre vous, je conserve la puissance de la Maison Byron.

— Et si j’échoue ?

Il me dévisage.

— Tu n’échoueras pas.

Je le tiens. Je le sens. J’attends qu’il parle, de nouveau.

— Demain, je te montrerai certaines choses. Dans mon coffre au bureau du manoir.

Je le tiens. Je frissonne d’excitation. Je dois mettre toute mon âme à ne rien laisser transparaître. Ce pour quoi j’ai attendu. La raison même de cette immense mascarade. Il ne faut rien laissé paraître. Il faut être anodin. Il ne faut pas qu’il découvre à quel point j’ai rêvé de ce foutu coffre.

— Des choses qui garantiront ma réussite ?

— Tu acceptes, donc ?

Je souris.

— Je n’ai pas dit que j’acceptais, mais…

Je lui laisse du terrain. Il sent qu’il gagne. Parfait.

— Ne t’embête pas pour tes frères. Je leur parlerai. Après ton mariage.

— Après le mariage d’Hector, peut-être ? Inutile de lui gâcher son plaisir…

Une étincelle fait briller les yeux d’Achille Byron. L’art des mots. Mon phrasé lui laisse comprendre qu’il a remporté la partie. En bon gagnant, je veux attendre avant de porter le coup de grâce à Hector. Le laisser savourer un infime instant de bonheur avant de l’écraser, comme mon paternel écrase tous ceux qui se dressent sur son chemin.

— Marché conclu, répond-il sans cacher son large sourire. Je lui dirai donc après son mariage.

 

***

 

Tout est prêt.

Je touche au but.

 

Delilah refuse que je voie sa robe, mais sa mère me jure qu’elle est resplendissante dedans, et j’assure que je n’en doute pas.

Le mariage aura lieu le mois prochain.

J’aime la demeure des Quasielle. C’est très lumineux, ici. Ils ont une magnifique maison dans le plus beau quartier de l’étage. Grâce aux investissements de mon père, leur affaire se porte mieux que jamais. Ils vont d’ailleurs déménager au Troisième. Ils ont suggéré que nous y vivions quelques temps avec eux, après le mariage. Ce sera notre lune de miel. Delilah trouve ça romantique, puisque c’est l’endroit où nous nous sommes rencontrés. Oui… Et pourquoi ne pas célébrer le mariage à l’EST, tant que nous y sommes ?

Ma remarque la fait rire.

Tant mieux. Qu’elle rie.

Les Quasielle ont aussi eu un léger rire à ma remarque. Je leur adresse mon sourire le plus charmeur. Je sais que madame Quasielle a un faible pour moi.

Nous parlons ensuite d’avenir.

Puisque je vais intégrer la milice privée de mon père, il me faudra retourner vivre au Cinquième dès la fin de notre saison dorée.

Griselda me demande où nous vivrons. Je dis que nous trouverons un appartement, une location dans un premier temps.

« Une location ? », répète Griselda, horrifiée.

Un nouveau sourire ravageur change son expression. J’assure que ce sera temporaire, je gagnerai rapidement ma vie. Je promets à Tom que j’offrirai à sa fille ce qu’elle mérite.

 

Mes joues sont douloureuses. Je me suis éclipsé dans la salle de bains à l’étage. Je laisse les muscles de mon visage se détendre. Tous ces sourires forcés m’épuisent. À travers le miroir mural au-dessus de la vasque, j’observe le visage que Tom et Griselda ne voient pas. Celui que Delilah refuse d’envisager.

Tout est prêt. Tout le monde me fait confiance.

J’ai été patient. J’ai perfectionné ma vie. Les jours se sont additionnés en semaines, qui se sont additionnées en mois.

J’ai été très patient.

Le regard que le miroir me renvoie, c’est celui d’un homme qui attend que le fruit de ses efforts paye. Je suis tout proche. Encore un peu de patience… Père me mange presque dans la main. Il ne doute plus de moi.

Demain, il va partager avec moi la seule chose que j’attends vraiment de lui.

J’inspire lentement.

Je me demande ce que tu en penserais, Livola.

Je suis certain que tu me sermonnerais. Tout ce que tu as toujours voulu, c’était mon bonheur. Si tu me voyais maintenant, tu trouverais un bon millier de choses à redire.

Pourtant, au fond, tu serais sûrement fière de moi.

Mais pour la forme, tu dirais que ça aurait fait de la peine à ma mère, que de me voir comme ça.

 

***

 

— Ajax ?

Je viens de faire mes adieux aux Quasielle. Je fais volte-face en reconnaissant la voix de Delilah.

— Qu’est-ce que tu fais… ? Rentre, il pleut !

Elle saute du perron et avale en trois enjambées pressées la distance qui nous sépare, se réfugie sous mon parapluie. Au loin, l’orage gronde et elle lève les yeux vers moi.

— Tout va bien ? Je t’ai trouvé un peu distant, aujourd’hui…

Les battements de mon cœur se précipitent un peu.

— Ah ? Non, tout va bien…

— Tu es sûr ? Tu as le droit d’être nerveux, tu sais. Je suis un peu nerveuse, moi aussi…

Je plonge mon regard dans le sien. C’est une chose que je fais le moins souvent possible. Je hais la manière dont elle parvient encore à faire battre mon cœur.

— Je t’aime, Ajax… murmure-t-elle. J’ai hâte. Ça va être une nouvelle vie, pour nous. Tu te souviens, quand on en plaisantait ?

La garce. Elle sait appuyer là où ça fait mal.

— Je me souviens…

— J’ai eu peur, parfois, cette année. Je sais que tu as fait des efforts pour t’entendre avec mes parents, et même avec ton père… Je te suis reconnaissante, pour ça. D’en avoir fait autant pour moi.

Embryon dévastateur, cela faisait longtemps.

Je ne parviens pas à parler.

— Je ferai tout pour te rendre heureux, dit-elle doucement. Je te le promets.

L’embryon me déchire les entrailles.

J’observe chaque détail du visage de Delilah. Son expression tendre. Mon cœur s’emballe. Je ne peux plus me détacher de ses yeux.

— Je me suis toujours demandé…

— Oui ? m’encourage-t-elle.

Ma gorge s’est un peu serrée. Le bruit de la pluie coule tout autour de nous, et pourtant j’ai l’impression que tout est sec.

— Pourquoi tu m’aimes ?

Elle hausse les deux sourcils.

— J’ai besoin d’une raison ?

Je la regarde sans ciller. Le sourire ne parvient pas à forcer mes lèvres, cette fois. Son air se fait alors plus sérieux.

— Au début… Ta façon d’être, tout simplement. Tu as toujours été si franc, si… brut. Tu me faisais rire. Parfois les choses n’étaient pas simples pour moi, mais à chaque fois que je te retrouvais… Je n’arrivais plus à me sentir seule, c’était comme si j’avais trouvé ma moitié manquante. Et puis… Je me sens en sécurité, avec toi. Je sais que tu ne me feras jamais de mal. Tu m’as toujours protégée. Je sais que moi, je t’ai fait du mal. Je… Je le regrette sincèrement. Mais ça n’arrivera plus. Je ne te ferai plus jamais de mal. J’ai fait un pari avec moi-même, il y a longtemps. Quand j’ai commencé à me rendre compte que j’étais amoureuse de toi… J’ai parié que j’arriverai à t’avoir, et que si c’était un jour le cas, je ferai tout pour qu’on reste ensemble. Ça paraît un peu abrupt, dit comme ça… Ce que je veux dire, c’est que je ne pouvais pas accepter d’être avec qui que ce soit d’autre. Je n’ai jamais voulu que toi… Ajax ?

Un pli vient froisser ses sourcils. Elle caresse ma joue, et du pouce, vient sécher une larme.

Je me rappelle sa joie de vivre, le jour où je l’ai rencontrée. Le bonheur fugace qui m’a traversé. Qui m’a longtemps transporté.

— Delilah…

Ma voix vibre. Je me râcle la gorge. Il ne faut pas craquer maintenant…

Ou le faut-il ?

Ce que j’ai construit pendant des jours, devenus des semaines, devenus des mois. Faut-il tout détruire ?

Elle est sincère.

Je suis mensonge.

Faut-il tout effacer, le tapir sous ma conscience et l’oublier ?

Devenir le guignol et ne plus prétendre.

Les larmes brouillent ma vue.

Elle prend mon visage dans ses mains, et se dresse sur la pointe des pieds pour y déposer un baiser.

Je passe mes bras autour de sa taille et la serre contre moi.

Quelle garce…

Me faire douter ainsi, quand je me suis tant appliqué.

J’enfouis la tête dans son cou et mes larmes pleuvent.

Le déluge s’abat sur nous, le parapluie a été emporté par une brusque rafale.

Ma respiration est saccadée. Elle me serre fort contre elle.

L’orage couvre le martèlement de mon cœur.

— Fais-moi confiance, dit-elle au creux de mon oreille. On sera heureux, tous les deux. Je te le promets.

Je cherche à nouveau ses lèvres. Je passe ma main dans ses cheveux humides. Je voudrais que ce baiser ne s’arrête jamais.

Le point culminant.

Avant la chute.

Adieu, Delilah. Je t’ai vraiment aimée.

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Iphégore
Posté le 20/11/2024
Ah ! Sept mois plus tard ! Bon, déjà, il n'y a pas encore de gosse à l'horizon, c'est pas mal :D

Un bon millier de choses à redire, Ajax ? Des millions, oui ! Car après le coup d'éclat, l'ego satisfait, que restera-t-il de toi ? Tu te le demandes bien, pourtant.

Une coquille au passage :

rien laissé paraître -> laisser
Cléooo
Posté le 20/11/2024
Non pas de gosse à l'horizon xD Il a dû prendre ses précautions. Il aurait été bien embêté, le pauvre... Ça ne faisait pas partie du plan.
Saskia
Posté le 15/11/2024
Coucou Cléo !

Génial ce chapitre, j’ai adoré ! Trop hâte de savoir ce qu’il y a dans ce coffre et ce que compte faire Ajax ^^ Un peu triste sa discussion avec Delilah quand même. Juste avant le mariage en plus…
Cléooo
Posté le 15/11/2024
Et recoucou Saskia !
Ton commentaire me fait super plaisir ! Les révélations approchent héhé.

C'est vrai que la discussion avec Delilah est triste (j'ai un goût prononcé pour le tragique). Elle lui dit à demain quand il lui dit adieu... Et juste avant le mariage, c'est vrai.
A Dramallama
Posté le 15/09/2024
Nom de Zeus quel chapitre!

Ok il y a clairement dans ce coffre quelque chose dans ce coffre qu'il attend avec impatience. Des secrets? Compte-t-il faire tomber son père? Je relis les autres chapitres en espérant trouver un indice -car je suppose que ça a un lien avec le 'geste dérisoire'.

Assez triste sa rencontre avec Delilah (il va se passer quelque chose, ça va être leur dernière rencontre j'en suis presque certaine). Ma question c'est, se doute-t-elle de quelque chose? Ajax est vraiment différent des premiers jours, et... ça sent pas bon qu'il se mette à pleurer, non?

Hâte de lire la suite!
Cléooo
Posté le 16/09/2024
Helloooo !

Oui il y a quelque chose qu'il espère trouver au coffre, lié à son objectif secret du coup héhé

Dans ce chapitre, Delilah sent que quelque chose se passe. Elle ne sait pas quoi, elle essaye de rassurer Ajax. Ça a un peu un goût de dernière rencontre c'est vrai... juste avant le mariage 🥲
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