- Je… Je suis sorti, articula-t-il, la gorge serrée.
- Et si tu veux que ça dure, il va falloir que tu y mettes du tien, rétorqua Hart.
- Je suis dehors, répéta Lyslir sans se préoccuper de la jeune femme.
L’air hagard, il contempla le monde autour de lui, cherchant jusqu’où se prolongeait l’horizon, et lorsqu’il porta son regard vers les lointains bâtiments qui se perdaient dans d’épais nuages de fumées, des larmes brillèrent au coin de ses yeux avant de rouler sur ses joues. Après s’être heurté durant tant d’années à des murs, son regard se portait désormais vers l’ailleurs ; il n’avait qu’à tendre le bras, faire un pas… Il fut pris d’un désir, d’une nécessité soudaine ; il lui fallait sortir, sortir coûte que coûte de la Tour, ne plus voir de murs mais le ciel, le soleil, la verdure. Comme il sentit monter en lui une panique incontrôlable, il ferma les yeux, tenta de maîtriser sa respiration pour qu’elle ne s’accélère pas. Hart, à côté de lui, insista pour savoir s’il allait bien :
- Ça va aller, souffla le garçon qui sentait son rythme cardiaque décélérer.
Puis, relevant les yeux, il adressa un timide sourire à la jeune femme.
- Merci, murmura-t-il.
Comme Hart haussait un sourcil, le garçon se répéta, et se répéta de nouveau, incapable de formuler autrement la multitude de sentiments qui, englués les uns les autres dans la nasse de sa torpeur, formaient en lui un tourbillon de désirs, de joies, de peurs, de gratitude. Il la considéra soudain, remarquant son jeune âge maquillé de sueur, d’épreuves, aussi, qui perlaient sur ses membres en autant de bleus, de plaies :
- Il faut qu’on avance, balbutia-t-elle, embarrassée par l’attitude du garçon, par son regard, surtout, qui la traversait de part en part.
Celui-ci opina, prêt à suivre la jeune femme. S’il titubait encore légèrement, il sentait que ses forces lui revenaient. Il put bientôt, en concentrant son attention sur ses jambes, se mouvoir normalement. Si elle s’en trouva rassurée, Hart ne put tout à fait balayer ses inquiétudes à l’égard d’Alec ; comme ils étaient poursuivis, le garçon était resté en arrière pour leur permettre de s’enfuir. Elle espérait que son ami était sain et sauf, et qu’il ne tarderait pas à les rejoindre. Bien qu’elle eut connaissance d’un chemin plus rapide lui permettant de remonter vers les hauteurs des Quartiers Gris, Hart se faufila entre les bâtisses des bidonvilles afin de rejoindre une large poutre qui lui donnerait une vue surplombante sur les artères en contrebas. Quand elle fut parvenue là-haut, elle se pencha pour aider Lyslir à s’y hisser puis, le nez vers le chemin parcouru, elle scruta les passerelles, les balcons, les ruelles : rien. Si Lyslir perçut son inquiétude, il n’en dit rien, se contentant de guetter les alentours. Comme il remarquait la présence d’une patrouille, il attira l’attention de sa camarade en les pointant du doigts. Silencieusement, ils se faufilèrent entre deux plaques de tôle puis escaladèrent le toit d’un cabanon en prenant bien garde à rester accroupi et à couvert. Les Quartiers Gris étaient tortueux, nid d’une multitude de cachettes ; le terrain de jeu idéal pour deux prisonniers en fuite. Pour autant, Hart s’étonna de la facilité avec laquelle ils évoluaient ; peu de gardes étaient sur leurs talons, et peu, également, leur avaient barré la route lorsqu’ils étaient encore terrés comme des rats dans les couloirs des prisons.
C’est une pensée que Naste aurait aimé partager… Alors qu’elle enfonçait une porte du palais, elle entendit des cris à sa gauche suivis d’une détonation. Elle ne se retourna pas, et poursuivit sa course à travers une chambre richement décorée. Son groupe avait déjà subi de lourdes pertes, ne serait-ce que pour atteindre les étages surplombants de la Tour. Seule la cohue créée par l’assemblée lui avait permis de se faufiler à l’intérieur, pendant que, devant le palais, d’autres attiraient l’attention des gardes armés. Plusieurs attentats avaient été menés à des endroits éparpillés : un au Quartier de l’Horloge, un autre aux Quartiers Maritimes. L’incendie du carrousel avait été le premier à faire rage. Les troupes de l’Empire, éparpillées, s’étaient rapidement concentrées au niveau du Palais dès lors que des mouvements rebelles furent remarqués aux alentours.
Déjà sur place, La Major s’était hâtée d’ordonner à tous de protéger les familles nobles. Le couple impérial fut rapidement évacué, de même que les membres les plus influents des ambassades. L’attaque eut été rapidement contrôlée si certains gardes sous couvertures ne s’étaient pas retournés contre leurs pairs ; d’autres, infiltrés parmi les spectateurs de l’assemblée, prirent certains membres des ambassades en otage afin de négocier une sortie du palais. Pas un rebelle n’y croyait, sans doute, mais ils savaient que la manœuvre leur ferait gagner du temps ; et si ce n’était pas l’espoir qui les faisait se mouvoir, c’était cependant la certitude qu’ils n’avaient plus rien à perdre, mais tout à gagner, en revanche, avec cette ultime attaque.
Aggloméré à un groupe de la petite noblesse, Soren fut conduit vers la salle du conseil jusqu’à ce qu’un garde Erlkoning le reconnaisse et l’escorte vers l’une des navettes qui fuyaient le palais. Le garçon fut ainsi baladé à travers un long couloir bordé de colonnades. Ses questions demeurèrent sans réponse lorsqu’il interrogea son guide et, de la même manière qu’il avait suivi la foule, le nez bas, l’esprit embrumé par l’effet de groupe et l’anxiété, il s’efforça de suivre les longues foulées du garde afin de ne pas se faire distancer. Plusieurs fois, ils durent s’interrompre, se cacher derrière un mur avant de se faufiler dans un énième couloir. Lorsqu’ils longèrent les pans circulaires de baies vitrées donnant sur un jardin intérieur, ils se retrouvèrent à découvert. Soren pressa contre sa bouche et son nez le long tissu de ses manches, espérant se préserver de la fumée qui lui brûlait la gorge.
Alors qu'ils allaient entrer dans une grande salle, une détonation derrière eux les surprit, suivie par des rafales de coups de feu. Le garde, protégea Soren avec son corps avant de le pousser à l'intérieur. Quand il eut fermé la porte derrière eux, il s'effondra, se tenant la poitrine. Soren voulut lui porter secours, mais le garde lui intima l’ordre de s’enfuir, arguant qu’ils retiendraient leurs poursuivants. Soren n’osa pas effleurer son protecteur, de peur de sentir se déverser en lui l’information de son destin qu’il imaginait tragique.
- Je vais chercher de l’aide, murmura-t-il, l’air perdu.
- Et mettre mes camarades en danger ? Sûrement pas.
- Alors laissez-moi vous aider à vous cacher.
Sur ces mots, Soren essaya de basculer le poids de l’homme sur son épaule. S’il s’y refusa d’abord, l’inconnu finit par se laisser porter jusqu’à un renfoncement caché par les pans épais d’une tapisserie. Des yeux, Soren chercha meilleure cachette, mais la vaste pièce semblait être une salle de bal dépouillée de toute fioriture, sinon d’un large piano à queue et d’immenses miroirs.
- Je vais me débrouiller, maintenant. Filez !
Soren hésita puis, pressé par le garde, finit par s’éloigner. Il n’aurait su dire s’il était soulagé de pouvoir libérer sa conscience de l’étau dans lequel il l’avait confiné, afin de ne pas attiser son Code, ou s’il se sentait coupable, au contraire, d’abandonner un homme au danger. Il se retourna une dernière fois avant de pousser les lourds battants de la salle de bal, vérifiant que, pour un œil inattentif, le soldat demeurait invisible. Il déboucha dans un grand hall où les murs comme les lustres et les meubles avaient été ravagés par les balles. Comme il entendait des cris non loin, Soren préféra escalader les marches du grand escalier. Il connaissait trop mal le palais pour savoir où il se rendait, aussi poussa-t-il au hasard une porte en bois, préférant quitter les couloirs dégagés.
Il traversa plusieurs appartements, hésita maintes fois à s’immobiliser sous un lit, dans une armoire, qu’importe, mais chaque fois, se sentant plus acculé, il quittait les lieux, persuadé qu’on finirait par le trouver, le déloger. Sans connaître la raison de sa panique, il restait persuader que les agresseurs en avaient après lui ; la certitude sourde et incohérente qu’au moment où il s’immobiliserait il serait pris au piège le poussait à avancer, à l’aveugle, et à parcourir une à une les pièces du palais. Il finit par déboucher sur une large bibliothèque. Quoiqu’elle fusse enfumée, elle était silencieuse : pas une voix, pas un cri. Comme il considérait les lieux, Soren parvint à discerner, à travers la fumée, d'épaisses colonnes qui grimpaient en cercle jusqu'au plafond.
Soudain, des portes s’ouvrirent avec fracas ; elles devaient être loin, cependant, mais elles dévoilèrent un groupe de servantes aux yeux des rebelles qui les firent sortir en les menaçant à grands cris. Il y eu à nouveau un coup de feu, des ordres lancés à des hommes qui se dispersèrent. Soren n'entendit plus qu'un bruit de pas accompagné du cliquetis d'une arme qui battait de ses boucles la ceinture à laquelle elle était attachée. Soren hésita à revenir sur ses pas mais, craignant d’attirer l’attention, choisit de se faufiler derrière une colonne.
Les pas de l'inconnu s'approchaient. Soren rampa vers une autre colonne, s’immobilisa, persuadé de s’être fait remarqué. Comme l’envie de tousser lui vint – les fumées épaisses qui dansaient près du sol semblait s’infiltrer en lui en autant de poudre cendrée et sèche –, il se mordit le dos de la main. Alors qu’il se sentait acculé, une voix intérieure bouscula son corps : Kholia. Appelée par la peur qui lui rongeait les os, comme un instinct auquel on se fit, elle se glissait peu à peu dans sa chair. Ses poumons se gonflèrent, ses jambes se relevèrent d'elles-même, beaucoup plus agiles qu'à l'ordinaire. Elles le dirigèrent à travers le brouillard, sans bruits, contournant celui des pas pour se retrouver derrière eux.
Il sentit d’abord dans son épaule la contraction du muscle de son bras qui, mû par une pression étrangère, se plia pour asséner un coup à son poursuivant.
Ce dernier se jeta sur lui, le plaquant au sol. D'une main, il maintint son arme sous son cou pour l'immobiliser. Comme leur regard se croisèrent, Soren découvrit le visage d’une femme, et il lut soudain dans ses yeux la surprise, laquelle se répercuta en lui sans qu’il ne sache vraiment pourquoi. Profitant cependant du trouble de son ennemie, Soren la repoussa violemment, volant à Kholia les réflexes de son propre corps. Comme elle vacillait vers l’arrière, Soren saisit l’arme qui pendait autour de ses épaules et en pointa le canon vers la gorge de la femme.
Il ne reconnut pas sa voix lorsqu’il menaça son adversaire Bousculé de l’intérieur par l’exclamation de Kholia qui longea son échine, il sentit tous ses muscles se raidir, et une injure fusa à son encontre, aussi violente qu’un coup de poing. Sonné, il tenta de reprendre le contrôle, mais l’inconnue en face de lui en avait profité pour lui saisir les poignets et l’immobiliser. Elle lui flanque un coup de genou dans le ventre puis un coup de poing dans la mâchoire. Alors qu’il perdait connaissance, il eut la sensation d’être plongé dans un liquide froid. Quelque chose s’agrippait à sa cheville, le tirant en arrière. Il s’entendit parler, mais sans comprendre la nature de ses paroles. La dernière sensation qui lui parvint fut celle d’un corps entre ses bras, et d’une étreinte partagée.
- Kholia, c’est toi ? C’est vraiment toi ?
Il fut certain de nier cette allégation. Il crut même un instant, avoir repoussé cette inconnue qu’il sentait tout contre lui, mais la chaleur de ses bras ne disparut pas ; elle le rassura presque, au contraire, et il se plût soudain à sentir affluer en lui les souvenirs qu’il avait de cette femme. Elle était à ses côtés, enfant, sur les banc de l’Académie…
Un corps, debout, en garde, les deux poings levés. Et ces lèvres claires, étirées dans un sourire joueur : :
- Allez, Kholia, t'es dans la lune aujourd'hui ? s'écrie la silhouette par provocation. T'as toujours pas réussi à me toucher !
De nouveau ce prénom qui vibrait, comme un danger, et dont Soren se dégagea avec hargne. S’extirpant du souvenir, il essaya de regagner le présent, mais au lieu d’y pénétrer, de réintégrer son corps, d’en percevoir les sensations, il se trouva comme ramené en arrière, inéluctablement, sorte de débris que le courant éloigne puis ramène, rapproche, avant de le tirer de nouveau vers le large.
- Suis-moi. Il faut qu’on se tire d’ici !
Et Soren de refuser, de nouveau, et de voir, pourtant, la bibliothèque tourner autour de lui puis se changer en couloir ; une porte qui s’ouvre, une fenêtre qui file à sa droite : il court, suit cette inconnue qui se retourne, régulièrement, pour vérifier qu’il est bien sur ses talons. Et Soren de sentir un soupçon de joie devant ce sourire qu’on lui tend, discret, mais synonyme, pourtant, de retrouvailles heureuses. Et comme il essaie de nouveau d’affermir sa prise sur son propre corps, une voix le repousse, violente, le fait de nouveau basculer en arrière, vers l’obscurité froide de l’inconscience :
Une lumière blanche plane tout autour. Seul demeure net ce visage inconnu, penché vers d'épais livres d'histoire. Ses yeux se relèvent, se tournent vers l'autre, souriant d'un air embarrassé.
- Kholia, c'est gênant, lorsque tu me fixes comme ça, bredouille-t-elle, les joues rosées.
Des jours de bonheur défilent sur le ponton du quartier maritime. Des jours entourés de camaraderie, tournés vers l'ambition et l'espoir : le réfectoire toujours très animé, les salles d'entraînement, la bibliothèque où passent les heures de révision, les petites boulettes de papier et les sourires en coin, les dortoirs où l’on se faufile tour à tour, d'une chambre à l'autre.
Soren, dans les gradins d’un auditorium, soupire, soutient de sa main libre sa tête alourdie par la fatigue tandis que de l’autre, il prend en notes, rature, souligne, le cours qui se déploie en contre-bas, sur l’estrade. Comme on l’interroge, il se lève, lit le texte qu’on lui indique, puis le traduit dans sa langue – sa langue ? Comme on le félicite, il se rassoit, conscient qu’autour de lui des silhouettes admiratives le dévisagent. Lorsqu’il finit enfin par sortir de l’auditorium, une main saisit son poignet :
- Kholia ! On mange ensemble, ce midi ?
- Non, faut que j’aille au labo.
Manquant de perdre l’équilibre, Soren se retient contre un mur, le souffle court. L’inconnue se retourna immédiatement. Soren ne manqua pas de remarquer son regard inquiet. A peine avait-il ouvert la bouche qu’il lui sembla que sa poitrine se vidait, qu’une bourrasque glacée le percutait de plein fouet.
Rends-moi…
- La place ! souffla Kholia avec hargne.
Remarques :
- la multitude de sentiments qui, englués les uns les autres dans la nasse de sa torpeur, formaient en lui un tourbillon de désirs, de joies, de peurs, de gratitude. Il la considéra soudain, remarquant son jeune âge maquillé de sueur, d’épreuves, aussi, qui perlaient sur ses membres en autant de bleus, de plaies : => j’aime beaucoup ce passage.
- Le garde, protégea Soren avec son corps avant de le pousser à l'intérieur. => Une virgule en trop
-Il y eu à nouveau un coup de feu, => eut
- d'une arme qui battait de ses boucles la ceinture à laquelle elle était attachée. => si je comprends bien c’est une arme à boucles ?
-comme un instinct auquel on se fit => on se fie ?
- Elle lui flanque un coup de genou => flanqua
- et de voir, pourtant, la bibliothèque tourner autour de lui puis se changer en couloir => superbe ! Comme si c’était le lieu qui se mouvait et non le personnage.
A très vite.
Merci beaucoup d'avoir continué à me lire malgré tout et de me faire tous tes retours. Je prends note de tes remarques. Quand j'en serai à l'étape de la relecture, elles me seront d'une grande aide !
A bientôt !