Tout était devenu noir.
Après leur retour de la capitale, Kerst avait décidé de punir Ira. Il lui avait donc enlevé toute source de lumière et l’avait enfermée à clef dans sa chambre.
Il lui amenait son repas, sans un mot.
Cela dura des jours.
Ira fit face les premières heures. Puis, au fur et à mesure, alors que ses yeux ne pouvaient se raccrocher à aucune lueur, l’obscurité grandit en elle, amenant dans son sillon une terreur incontrôlable. Elle fut incapable de dormir d’un sommeil profond : son corps et son mental s’étaient tendus à l’extrême. Elle percevait le moindre son, guettait le bruit de ses pas, craignant qu’il ne rentre pour la frapper encore. Elle mangeait à peine, la faim creusait son corps déjà menu et l’épuisait. Elle resta allongée sur son lit, ses pensées tourbillonnant dans son crâne, se demandant quelle serait la suite du supplice.
Un matin, il entra et lui balança sans détour :
- Tu pues.
Il lui jeta de quoi se nettoyer, comme on jetterait des déchets à un chien errant. Il ralluma la chandelle de sa chambre et il referma la porte. Il attendait derrière qu’elle eût terminé. Il lui fallut un moment avant de parvenir à se mettre debout. Ses yeux lui brulèrent atrocement. Elle était aveuglée par cette lumière retrouvée, aussi ténue soit-elle. Ses muscles n’obéissaient pas comme elle l’aurait voulu. Son esprit embrumé par la faim et l’épuisement ne pouvait se concentrer convenablement, elle avait du mal à réfléchir et à poser ses pensées. Elle s’avança vers la glace, s’agrippant à son meuble pour ne pas fléchir. D’une main, elle saisit l’éponge sale et râpeuse qui baignait dans l’eau glacée. Elle ne s’attarda pas sur la vision de son reflet cadavérique, sur son teint cireux, ses joues et ses orbites creuses, son regard vide, ses cheveux sales, et ses nouvelles cicatrices rosées, seules couleurs dans ce camaïeu de tristesse.
Quelle ironie.
Il n’attendit pas qu’elle eut terminé. Il entra de nouveau, sans se soucier de son intimité.
- Habille-toi, et suis-moi.
Elle s’exécuta. Il l’amena dans l’une des salles d’entraînement. Elle n’y était jamais allée auparavant. C’était une grande pièce vide, pavée, carrée, avec quelques chandelles. Elle remarqua des chaînes accrochées au mur, des armes, quelques réserves de nourriture.
Avant qu’elle n’eût achevé son observation, il la poussa à terre en lui frappant violemment le dos. Elle en eut le souffle coupé. Elle s’écorcha les mains et les genoux au sang mais mordit ses lèvres à peine guéries pour ne pas émettre le moindre son. Elle aurait voulu disparaître.
- Qui suis-je ? demanda-t-il d’une voix glaciale.
- Kerst, articula-t-elle en se relevant.
Il lui donna un autre coup dans le dos.
- Qui suis-je ?
Elle ne répondit pas, ne se releva pas. Elle ignorait qui il était. Elle ne s’était jamais posé la question, et cette erreur allait lui coûter cher. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il était effrayant, et qu’elle ne pouvait pas lutter contre lui. L’ampleur de sa naïveté lui donna le tournis. Qui était-il pour elle ? Pourquoi cette vie ? Pourquoi ce visage dissimulé ? D’où venait-il ? Pourquoi ces entraînements ? Pourquoi ce voyage ? Pourquoi, pourquoi…
- Qui suis-je ! cria-t-il.
Elle ne pouvait pas s’enfuir.
Elle ne pouvait pas se battre.
Elle ne pouvait que subir.
Il lui asséna un coup de pied, elle roula sur le sol glacé.
- Je ne sais pas ! hurla-t-elle avec désespoir.
- Tu ne sais pas ? Tu es vraiment idiote alors. Et tu n’as rien appris. Mais je vais t’expliquer.
Il souriait. Il fit une pause et commença à tourner autour d’elle, tel un fauve prêt à bondir sur sa proie. Elle n’osait pas lever la tête. Elle suivait ses pieds du regard, tout en essayant de se tenir prête à encaisser le prochain coup.
- Je suis ton maître.
Elle frissonna.
- Cela fait vingt ans que je m’occupe de toi, que je te nourris, t’éduque, t’entraîne. Crois bien que je n’ai pas fait ça par plaisir. J’ai un projet pour toi. Et je n’admettrai pas la déception. Sois rassurée, je ne te tuerai pas. Cela serait trop simple, tu te laisserais faire pour m’échapper. Mais si tu me désobéis, alors la vie que tu as depuis notre retour d’Aimsir sera un jardin d’enfants à côté de ce qui t’attend. Tu as compris ?
Elle acquiesça d’un signe de tête, mais elle ne comprenait pas vraiment ce qui était en train de se passer. Tous ses repères avaient volé en éclat. Terminé, la grande illusion. Tout ce sur quoi sa vie était fondée avait été remis en question de la plus brutale des manières.
- À partir d’aujourd’hui, continua-t-il, tu vas t’entraîner encore plus dur. Je veillerai à ce que ton maître d’armes soit encore plus exigeant.
Son estomac se noua complètement. L’autre était là. C’était un cauchemar.
- Quand le moment sera venu, je t’expliquerai ce que j’attends exactement de toi.
Il l’enjamba et quitta la pièce, la laissant transie de froid et de peur sur les pavés humides. Elle entendit la porte de ses appartements claquer. Elle entreprit de se relever, mais elle tremblait tellement que ses bras ne la soutenaient pas. Elle ravala les larmes qui l’étouffaient. Elle devait faire face, elle n’avait pas le choix. Elle se remit maladroitement sur ses jambes qu’elle sentait à peine. Lorsqu’elle se retourna, sur le seuil de la porte, l’attendait une autre silhouette. Le désespoir se transforma instantanément en rage sourde. Il la toisait de toute sa hauteur, avec ses cheveux broussailleux, sa barbe hirsute et son nez cassé. Son regard posé sur elle, dur et froid ; sa bouche pincée.
Elle comprit alors pourquoi elle le haïssait tant : depuis qu’elle était enfant, Kerst avait veillé à ne pas lui révéler son vrai visage. Il avait laissé le soin à son maître d’armes d’endosser ce rôle de méchant, qu’il prenait très à cœur de toute évidence. Elle finissait rarement indemne après leurs séances. Il se fichait qu’elle soit plus fragile, plus faible que lui, qu’elle ne soit qu’une enfant. Il frappait comme si elle était à son niveau, sans empathie, sans ménagement. Il n’avait jamais un mot d’encouragement, de félicitations, toujours des humiliations.
Et le pire : il savait. Il connaissait Kerst, suffisamment pour que ce dernier lui donne sa confiance pour cette tâche, pour l’inviter dans ce qui s’apparentait plus à un repaire qu’à une véritable maison comme elle avait pu en voir à Aimsir. Au lieu d’aider la misérable enfant qu’elle était, il a contribué à son malheur. Oui, c’était lui le pire de tous. Il n’avait aucune excuse.
Il jeta à ses pieds deux sabres courts incurvés. Ses armes personnelles, celles avec lesquelles elle s’exerçait depuis toujours. Il avança, ferma la porte, sans la quitter du regard.
Elle ramassa les armes, défiant ses yeux sans expression.
Mille mots se bousculaient derrière ses dents serrées, mais elle ne put en prononcer aucun.
À la place, elle laisserait parler ses sabres.
C’était la première fois qu’elle avait eu l’avantage sur son maître d’armes. Leurs passes avaient été d’une violence extrême. Tous deux étaient en sang, lacérés de toute part, mais lui, plus qu’elle. En fait, c’étaient les premières cicatrices qu’elle lui infligeait. Elle était debout, essoufflée, les poings encore tendus sur ses sabres. Elle le fixait, battu, accroupi. Il avait du mal à respirer. Il n’était plus tout jeune.
Il ne détachait pas son regard d’elle. Avait-il été surpris par sa soudaine puissance ? Par sa colère ? Était-il lui-même vexé d’avoir été vaincu ? Il n’en montrait rien. C’était toujours ce regard froid et sans émotion, qui inondait ses yeux.
Elle se sentit emplie d’une énergie nouvelle.
De la rage.
Pure.
Elle sut, alors, que c’était ce qui la maintiendrait en vie.
Plus de tristesse, plus de désespoir.
Grâce à sa fureur, elle survivrait, envers et contre tout.
La porte s’ouvrit sur l’ombre de Kerst en contre-jour, qui applaudissait lentement, satisfait.
- Parfait, ma petite Ira.
Il avait repris ce ton mielleux derrière lequel il s’était dissimulé pendant toutes ces années. Maintenant qu’Ira connaissait son vrai visage, elle eut la nausée devant tant de fausseté.
- Encore quelques semaines, et tu seras fin prête.
Il baissa les yeux sur le maître d’armes qui, encore accroupi, lui tournait le dos.
- Bravo. Tu as fait sauter le verrou. Tâche que cela ne se retourne pas contre toi.
Ira saisit, dans une fulgurance, une émotion étrange traverser les yeux de l’autre. Comme une lassitude.
Kerst retourna dans ses appartements, les laissant seuls. Son maître d’armes se releva enfin, soutint le regard d’Ira quelques secondes, puis sortit finalement de la pièce sombre sans un mot.
Elle resta immobile de longues minutes. Elle attendait, à l’affût, qu’on l’attaque de nouveau. Tous ses sens étaient décuplés. Elle sentait une énergie animale la consumer et la sublimer à la fois. Lorsque le visage d’Iwan passa devant ses yeux, elle réprima cette image.
Plus de faiblesse.
La rage, que la rage.
Elle savait qu’un jour, elle serait à la hauteur. Elle leur rendrait, oui, au centuple, ce qu’ils lui avaient fait, et ce qu’ils lui feraient encore.
Très bon chapitre. J'ai adoré ma lecture.
2 coquilles :
"Elle resta allongée sur lit" - manque un mot
"Ses yeux lui brulèrent atrocement" - le "lui" me gêne... Ils la brûlèrent ?
Vivement la suite !
À bientôt.
Les chapitres avec Ira sont ceux, en général, où je suis la plus inspirée donc je suis ravie qu'il t'ait plu!
Merci pour les coquilles ^^"