Lucy se laissa choir contre un arbre. Son asthme avait repris depuis qu’elle avait retrouvé ses souvenirs, comme si le fardeau de son ancienne vie la poursuivait toujours. Ses poumons la brûlaient, elle savait qu’elle ne devait pas faire un pas de plus, mais elle avait peur que les traces de l’équipe de Klein ne s’effacent.
Elle mit la main sur sa gorge, maudissant cette faiblesse qui arrivait au pire moment. Elle fouilla le sous-bois des yeux. Heureusement pour elle, les flocons ne parvenaient presque pas ici et les empreintes pour être conservées, elle s’autorisa un instant de repos.
Elle sut qu’elle rêvait lorsqu’elle vit la silhouette nébuleuse de Katharina se profiler à l’ombre des sapins.
- Encore cet asthme ? demanda la jeune femme en s’approchant de sa démarche légère.
Lucy hocha la tête, elle n’avait pas la force de parler.
- C’est un signe, lui souffla Katharina dont le visage était caché dans l’ombre. Le signe que tu ne dois pas tenter d’arrêter Klein.
La jeune fille secoua vivement la tête, le regard déterminé.
- Je ne peux pas te laisser t’opposer à lui, tu comprends ? murmura le fantôme. J’ai une dette envers lui, une dette que jamais je ne rembourserai.
- M… mais… quelle… dette… ? parvint à articuler Lucy.
Katharina s’approcha, et sur son visage pâle se dessina un sourire triste. Elle se pencha sur la jeune fille.
- Je vais te montrer, souffla-t-elle en lui baisant le front.
Aussitôt, Lucy fut transportée loin de la forêt enneigée, dans une vision qui n’était pas la sienne.
***
La pièce était plongée dans une obscurité ouatée, timidement éclairée par un rayon de lune qui se faufilait entre les rideaux, dessinant sur le tapis de velours une ligne argentée. Une petite silhouettes croulante sous une masse de cheveux noirs slalomait sans but entre les sofas et les fauteuils capitonnés. Sa robe de chambre bleu sombre se confondait avec la tapisserie, donnant à la fillette un air éthéré. Ses lèvres formaient des mots en des murmures à peine discernables, tandis que sur son regard azuré reposait un voile diaphane.
Un peu plus loin, le bois des grands escaliers craqua sous de lourds pas, ce son se fracassa dans la pièce fantomatique. La silhouette sursauta, dirigeant ses yeux troubles vers l’immense ombre qui s’était profilée dans l’embrasure de la porte.
- Katharina ? fit la voix profonde de Père.
La fillette voulut répondre, mais ses lèvres ne lui obéirent pas, et formèrent au lieu de mots un sourire sarcastique.
- Katharina, c’est toi ? répéta Père en s’approchant.
- Bonsoir, Hans, lâcha finalement la bouche de Kat’. Belle nuit, n’est-ce pas ?
Père eut un léger mouvement de recul, un frisson violent sembla traverser son échine.
- Toi… , grinça-t-il d’une voix sombre.
- Et oui, moi, mais sais-tu qui je suis réellement ?
Le colosse ne répondit pas, les coins de ses lèvres s’étaient tendus.
Un léger rire traversa la pièce, un rire moqueur qui sonnait faux sur les lèvres de Kat’.
- Alors, on ose pas répliquer, hein ? On a peur, peut-être, de la réponse ?
- Ne dis pas un mot de plus, ordonna Père avec la-voix-qui-fait-peur.
Le rire retentit de nouveau, pourtant Kat’ n’avait pas du tout envie de rigoler.
- Crois-tu me faire peur ? Je ne suis pas une de tes domestiques ou ta femme stupide.
- Tais-toi.
Kat’ sentait son cœur se révolter dans sa poitrine, elle avait envie de pleurer mais les larmes ne venaient pas. Elle lutta contre elle-même, tentant de reprendre le contrôle de son corps, en vain.
- Je vais te le dire, moi, qui je suis ! s’énerva soudain la fillette d’une voix aux accents de folie. Je suis ta victime, celle que tu as tué jalousement ! Te rappelles-tu de ce jour où tu m’as poussée du haut des escaliers ?! J’espère que tu aimes le bruit des nuques qui se brisent, car bientôt ce sera la tienne que tu entendras ! Meurtrier ! Tu…
- SILENCE !
Les mains furieuses de Père avaient enserré le cou fragile de Kat’ dans un étau puissant. Elle se sentit soulevée de terre et se mit à battre des jambes. Elle voulut articuler des mots de supplications, mais sa gorge comprimée ne laissait passer aucun air. Réalisant vaguement qu’elle avait repris le contrôle de son corps, elle jeta un regard empli de larmes terrifiées à Père. Les yeux gris de ce derniers s’écarquillèrent soudain, il sembla se rendre compte de ses actions. Il la relâcha d’un coup. Elle tomba sur le sol, et dans l’inconscience.
***
Lucy sursauta, suffocante, elle avait encore l’impression de sentir les doigts épais de Klein autour de sa gorge. Elle sécha rapidement ses larmes et releva la tête vers Katharina.
- Qu’est-ce que… c’était que ça… ?
- Un de mes souvenirs. Celui de ma dette.
- Mais… quelle dette… ? Ton père t’as étranglé…
- À mon réveil je lui ai promis de toujours retenir le fantôme qui sommeillait en moi. Mais je n’ai pas tenu parole. Voilà ma dette.
- Mais…
- Le temps presse, Lucy, tu dois te réveiller. Rejoins Reine, tu seras à l’abris avec elle.
- Reine ?
- La louve qui t’as guidée jusqu’au bateau. Je l’ai rencontrée lors de ma courte vie avec Aja, elle est pour moi ce qu’est Oka pour lui. Allez, débout, il n’y a pas de temps à perdre. Réveille-toi !
- Katha…
Mais elle avait disparu, Lucy se redressa. Combien de temps avait duré la vision ? S’était-elle réellement endormie ?
Lucy se remit en route, la tête bouillante de questions.
Elle stoppa sa marche en entendant des éclats de voix. Elle se dirigea précipitamment vers la source du bruit. Un rugissement familier retentit soudain. Son cœur rata un battement.
Elle émergea du couvert des arbres, sa vision fut engloutie par les flocons tourbillonnants. Malgré le peu de visibilité, elle s’approcha des silhouettes sombres qui se découpaient sur le fond blanc et vit bientôt se dessiner sous ses yeux une scène qu’elle redoutait.
Oka s’était dressée sur ses pattes, le pelage hérissé et les oreilles plaquées sur le crâne. Ses longs crocs étaient dévoilées, menaçant la dizaine d’hommes qui se tenait devant elle. Ceux-ci brandissaient lances de fortune, couteaux, et quelques canons d’armes à feu qui firent frémir Lucy. Klein était debout derrière les marins, le visage impassible mais implacable.
- Écarte ton animal de mon chemin ! s’exclama-t-il d’une voix si puissante qu’elle couvrit sans mal le sifflement du vent.
Ajaruk jeta un regard plein de doute à Oka, malgré son visage sévère ses yeux brillaient de détresse. Mais l’ours se plaça en rempart devant l’indien en grondant férocement.
Le visage de Klein se durcit.
- Alors vous êtes prêts à faire tous les sacrifices pour protéger votre Maät ? Soit.
Alors qu’il ouvrait la bouche pour commander à ses hommes d’attaquer, Oka les devança en se jetant sur le groupe. Des marins s’envolèrent, propulsés par la force titanesque de ses pattes. D’autres avaient le ventre lacéré par ses longues griffes. D’autres encore se firent écraser par son poids. En à peine une minute, presque tout le groupe était à terre, tandis que les carcasses d’armes brisées jonchaient le sol.
Klein n’avait pas bougé d’un pouce, il ne bougea pas plus quand l’ourse le chargea. Arrivée à sa hauteur, elle leva une patte en rugissant.
Mais le colosse d’airain ne frémit même pas, ses yeux d’acier transperçant le regard de l’animal. L’énorme patte griffue s’arrêta à un pouce de la tête de son ennemi. Un instant de silence lourd passa, Oka et Klein semblaient mener une lutte meurtrière et silencieuse.
Qu’un coup de feu interrompit.
L’ourse eut un mouvement de recul et un cri de douleur. Une tache rouge se détacha sur son pelage blanc, et s’écoula doucement le long de son épaule.
- Oka ! hurla Ajaruk en accourant.
Il banda sur arc et pointa le carreau de sa flèche sur le tireur.
Curtis.
Lucy ouvrit la bouche pour leur crier d’arrêter, mais ses poumons la brûlaient alors qu’elle tentait de rejoindre la scène en courant.
Ajaruk tira, mais un heureux - ou malheureux - coup de vent dévia sa flèche qui disparut dans l’épaisseur de poudreuse. Curtis tira en retour, et sa balle en revanche ne fut pas perturbée.
Oka s’effondra en soufflant bruyamment, un filet de sang serpenta sur son museau. Ajaruk tenta de riposter mais le vent était trop fort, il se précipita sur son ourse, s’agrippant à ses longs poils, essayant au mieux de la protéger de son corps.
Le visage ravagé par des émotions contradictoires, Curtis tira de nouveau.
- Stop !
La détonation ébranla l’air et se perdit dans le vide, sans qu’elle n’ait effleurée l’ourse. Lucy avait bondi sur le pistolet que tenait Curtis et bataillait pour le lui arracher.
- Lu… Lucy… , bégaya-t-il en résistant faiblement.
La jeune fille sentait le sol tournoyer sous elle et avait l’impression de suffoquer, mais elle rassembla ses dernières forces pour jeter le pistolet au loin. Son ami contemplait d’un air effaré l’arme décrire une jolie courbe au milieu des flocons.
- Qu’est-ce que tu fais ! s’exclama-t-il en semblant réagir.
- Je…
- Curtis ! tonna la voix de Klein. Ils s’enfuient !
Il fixait d’un air mauvais Oka et Ajaruk qui titubaient vers la forêt.
- Debout ! hurla-t-il aux hommes qui reprenaient connaissance.
Sous l’injonction puissante de leur chef, ils se relevèrent tant bien que mal, et, aussi effrayés par Klein que par le fauve, disparurent à l’ombre des sapins à la suite des fuyards.
- Curtis, reprend ton arme et suis-moi, ordonna le colosse.
- Non ! protesta Lucy en barrant la route de son ami.
Klein jeta un regard intense à la jeune fille qui osait le braver, le visage impassible. Elle résista à l’envie furieuse qu’elle avait de baisser les yeux, et réunissant tout son courage, mit toute sa détermination dans ses prunelles. Les contours anguleux du visage de son adversaire semblèrent se durcirent. L’éternel seconde s’écoula et, contre toute attente, il partit à la suite de ses subordonnés sans un mot.
- Attendez ! cria Curtis.
- Non ! cria Lucy.
Il la fixa avec colère.
- Lâche-moi ! Je dois le rejoindre !
- Non ! Ça suffit ! Arrête !
Elle avait repris un peu de souffle.
- Tu te rends de ce que tu es en train de faire ? Tu veux… tu veux tuer Oka ?
Le visage de Curtis se déforma de fureur et de tristesse mêlées.
- Parce que tu crois que je vais préférer la vie d’un animal à celle de ma sœur ?! Tu ne comprends pas que je fais ça pour la sauver ?! Tu crois que ça me plaît peut-être ?!
- Ce n’est pas la question ! Ce que tu fais est mal !
- Mal ?! Qui es-tu pour dire ça, Lucy ?! Laisse-moi passer où je te tue !
Elle eut l’impression de recevoir une gifle à ces paroles, elle jeta un regard effaré à Curtis. Les larmes dévoraient les joues de ce dernier, tandis que s’affrontaient sur sa peau des émotions violentes. Lucy sentit elle aussi les larmes lui piquer les yeux.
- Ne dis pas ça, souffla-t-elle d’une voix emplie de détresse.
Curtis déglutit difficilement, réalisant ce qu’il venait de dire. Un calme illusoire tomba sur la scène.
- Je… je suis désolé… , murmura-t-il. Désolé.
- Cur…
Il la poussa violemment en arrière. Tout en tombant, elle vit un éclair argenté lui perforer la poitrine.
La dague lancée avec force pénétra entre ses côtes avec un bruit mate. Pendant un instant, il sembla à peine se rendre compte de ce qui se passait. Un rouge palpitant auréola la garde de la dague, imbibant avec une lenteur tortionnaire ses couches successives de vêtements.
Lucy ouvrit la bouche en cri un muet et fit volte-face alors que Curtis s’affalait au sol sans un son.
- Qu’est-ce tu fais ! hurla-t-elle en avisant Craig.
Celui-ci haussa les épaules.
- Je supprime un ennemi, voyons. C’est eux ou nous. Es-tu une ennemie, White Lucy ?
Elle n’eut pas le temps de répondre, un gémissement l’interrompit.
Elle précipita auprès de Curtis.
Ce dernier tentait de se relever et semblait étonné de ne pas y arriver. Il jeta à son amie un regard paniqué.
Les larmes inondèrent le visage de la jeune fille tandis qu’elle serrait contre elle la main du mourant, terriblement impuissante.
- Ma… ma… , balbutia Curtis dans un dernier souffle de vie.
- Oui ? s’étrangla Lucy.
- Ma sœur… ma sœ…
Ses yeux agités s’immobilisèrent.
Lucy se courba sur le cadavre tandis qu’un sanglot douloureux lui déchirait la gorge. Agitée de tremblements, elle avait l’impression que sa tête allait exploser. La vision d’Abe reparut et augmenta sa tristesse.
Combien de ses proches auraient pour tombeau cette neige meurtrière ?
Elle resta un temps infini, brûlant, au-dessus de la dépouille. Elle ne se releva que lorsqu’elle eut la force de voir les yeux vides de Curtis. D’un geste tremblant, elle les ferma.
Elle se mit lentement debout, ses jambes ne lui avaient jamais parue si lourdes. Elle entama une marche, sans but, les yeux noyés dans le sol immaculé. Ce n’est qu’en entendant un bruissement derrière elle qu’elle releva la tête.
Une courte silhouette se confondait avec les flocons, face à elle. Son pelage argenté était devenu nacré, mais ses yeux conservaient une force pénétrante.
« Tu dois suivre Reine » avait dit Katharina.
Mais pour l’heure ce n’était pas la louve qui intéressait Lucy.
La jeune fille interpela l’homme qui se tenait dans son dos.
- Alors tu es vivant, Wolfheim, dit-elle.
Et moi aussi j’ai cru qu’il s’était pris un coup dans le dos parce que la lame rejaillit devant ? Contente du come-back de Wolfheim. :)
Ok je note, c'est vrai que c'est un point à retravailler ! Pour les personnages qui tombent comme des mouches... c'est pas fini XD
Non non, il se prend la lame dans la poitrine tout simplement. Encore un point à préciser ^^'
Yeah tu vois les loups sont pas méchants dans mes histoires <3
Merci pour ta lecture et ton com' !
j'ai beaucoup aimé le flashbck, encore une fois. Alors Kat était possédée ? Est-ce que ça a voir avec la Maat ? Qui don Klein a poussé dans les escaliers ? J'aime bien le voir un peu plus humain avec sa fille, quand il se rend compte qu'elle est redevenue elle-même.
Oka : tut tut, tout va bien. Elle s'est pris quoi, deux balles ? C'est costaud ces bestioles, c'est pas deux riquiquis grammes de plomb qui vont lui faire du mal... attention hei ! je guette et je commence à amasser les cailloux...
Curtis : j'ai eu de la peine. Quelle fin triste. "Combien de ses proches auraient pour tombeau cette neige immaculée ?" superbe phrase ! Craig, pas cool le poignard dans le dos. EN même temps, une mutinerie c'est ça. J'adore quand il demande à Lucy dans quel camp elle est, même si c'est un peu dommage que ça en reste la.
Wolfheim : AH BAH PUTAIN ! la théorie du "on n'a pas vu le cadavre" qui marche une deuxième fois o/ ! champaaaaagne ! o/ ! bon en vrai je trouve ça un peu louche... mais je pense a Martha et ça me fait trop plaisir pour elle !
Très bon chapitre bourré d'action et d'émotion ! je ne te déteste toujours pas <3
À propos du flashback, tu ne l'as pas trouvé mal placé ? À la base je comptais le mettre avant, mais j'ai oublié (oui, oui, j'ai oublié) et du coup je la fais s'endormir sur le chemin XD
Je ne vais pas faire de commentaire. Tu verras.
Oui... et merci pour la phrase, en plus j'y avais porté une attention particulière^^. Heu, par contre le poignard c'est pas dans le dos, hein, c'est dans la poitrine. Pour l'histoire du camp, ce sera développé dans le prochain chapitre
Oui, bon, t'emballe pas ça marche pas à chaque fois d'abord :P Louche dans quel sens ? Martha... *toux gênée* tu verras tout ça dans le prochain chapitre...
Merci^^et contente de l'entendre^^À propos, tu n'as pas trouvé ce chapitre trop bordélique ? Moi c'est l'impression qu'il me donne
Merci pour ta lecture est ton commentaire <3