Chapitre 14

Stephen cligna des yeux. L’obscurité venait de disparaître d’un seul coup. Ce qui n’était plus que le noir complet, parcouru de cliquetis de plus en plus proches, n’avait comme jamais existé.

— L’avez-vous vue ? demanda-t-il, hébété, aux deux autres.

Le regard inquiet que lui adressa Azem diffusa en lui une onde de déception et de honte mêlées. À nouveau, il se comportait comme un enfant.

— L’avez-vous vue ? répéta-t-il tout de même.

Il avait besoin de savoir. De pouvoir se raccrocher à quelqu’un. Il n’avait pas rêvé. Il n’avait pas imaginé cette soudaine et épaisse obscurité, encore moins les cliquetis effrayants qui l’habitaient. Il dormait quelque chose dans ces tunnels, et Stephen craignait qu’ils l’eussent réveillé. C’était là une peur irraisonnée. En tout cas, son cerveau lui en envoyait-il les signaux : impulsivité – il aurait couru comme un dératé si ses jambes le lui avaient permis –, difficulté à se concentrer, obsession naissante pour l’obscurité et ses cliquetis... Peut-être ne dormait-il presque plus à cause de troubles anxieux, lesquels déclenchaient son rêve récurrent ? Peut-être que celui-ci n’était en rien à l’origine de son sommeil chaotique, auquel cas, il avait pris le problème à l’envers...

— Stephen !

Azem posa les mains de part et d’autre des épaules de Stephen et le secoua doucement.

— Que sont ces tunnels ?

— Je te l’ai dit, répondit Azem. La commune envisageait d’y faire passer le métro.

Stephen secoua la tête.

— Aucune ville ne dispose du métro. Enfin, pas à ma connaissance.

— Ervicje a investi dans le tramway à la place, répliqua Azem, qui s’impatientait. Où veux-tu en venir ?

— Loin de moi l’idée de te faire peur...

— C’est trop tard, interrompit-il.

Stephen en resta brièvement muet.

— Il y a quelque chose dans ces tunnels.

Il déglutit péniblement.

— C’est avec nous. Ça...

— Sûrement d’autres personnes qui...

— Ça émet des cliquetis dans le noir.

Azem fronça les sourcils. Stephen n’aurait su dire s’il était intrigué, soucieux ou en colère. Il n’osait pas se poser la question de peur de focaliser son attention là-dessus. Il était conscient de sa peur irrationnelle, mais quelque chose rôdait vraiment dans les tunnels, et le groupe était en danger. Stephen ne pouvait pas passer à côté.

— Il y a quelque chose dans le noir, et ça se rapproche, dit-il plus calmement.

Il tremblait encore de l’expérience qu’il venait de vivre et s’efforçait d’en réunir les éléments principaux afin de les exposer à Azem.

— J’étais dans l’obscurité avec cette...

Il jeta un coup d’œil dans son dos.

— Avec ces cliquetis. Il faisait complètement noir. Tu n’as pas remarqué qu’il faisait complètement noir ?

Sa voix chevrota.

— La luminosité est vacillante depuis le début, Stephen.

— Non !

Il se rendit compte de son cri.

— Non. Là, j’étais dans le noir complet, et il y avait ces bruits. Clic. Clic. Clic-clic.

Clic.

Azem se redressa.

 

— Tu me crois ? demanda Stephen, les yeux bordés de larmes.

Azem hocha la tête.

— Le bruit est lointain, ajouta-t-il.

Il ne savait pas si c’était pour rassurer Stephen ou se rassurer lui-même.

Fanny, qui les laissait discuter, s’était rapprochée.

— À part le métro, qu’est-ce qui était prévu dans ces tunnels ? questionna-t-elle comme Stephen juste avant.

Azem haussa les épaules. Comment voulait-elle qu’il le sût ? Il était au courant pour le métro parce qu’il en avait déjà vu les plans, bien qu’il ne se souvînt plus où. Si un autre projet avait été pensé pour cet endroit, il n’en connaissait ni les tenants ni les aboutissants.

— Je propose que nous reprenions notre chemin, déclara-t-il le plus sereinement possible.

Il sentait naître des tensions. De la part de Stephen avec ses cliquetis, d’abord. Puis de Fanny qui commençait à se poser des questions. Elle croyait peut-être Azem capable de les avoir envoyés face à un danger dont il avait eu vent.

Et quand bien même, soupira Azem intérieurement. Ça doit être la cohue, en haut.

Il ne souhaitait évidemment pas y penser, mais s’imaginait sans peine des scènes hors de tout contrôle. Les agents de police devaient veiller à la sécurité des habitants des beaux quartiers, ceux qui se situaient un peu plus en hauteur. Pendant ce temps, les habituels tapageurs foutaient la merde. Des familles entières pliaient sûrement bagage pendant que d’autres se cachaient dans les caves insalubres des immeubles. Si l’un d’eux explosait, il les ensevelirait, et qui irait les chercher là ? Pas les agents en faction dans les beaux quartiers, en tout cas.

Stephen avait raison : il était difficile de quitter Ervicje, d’autant qu’ils auraient pu participer à des missions de sauvetage. Surtout, Azem y avait grandi avec sa sœur et son frère. Leurs parents reposaient dans le cimetière sud, dont une partie se situait dans la bordure. Étonnamment salubre – les morts, c’était tout ce que respectaient ces pourris de la bordure –, il n’abritait aucune tombe fraîche. Ses dépouilles les plus récentes se composaient de victimes de la guerre, toutes impossible à identifier. Des visages mutilés, des mâchoires fracturées, des yeux éclatés, des chairs calcinées. Azem en avait vu défiler des tas dans l’espoir – ou peut-être pas, finalement – d’identifier son petit frère, mais celui-ci avait disparu en même temps que l’Arluuvie. Affirmation de l’armée, puis du Ministère de l’Intérieur. Azem les avait immédiatement crus. Par dépit. C’était mieux que de chercher indéfiniment après son frère parmi des gueules éclatées. L’État avait érigé une haute et large stèle à l’entrée du cimetière sud et fait aménager des casiers afin que les proches pussent y déposer gerbes et bouquets. Azem ne s’y rendait jamais. Son frère ne se trouvait pas là-dessous, mais quelque part dans le rien ; puisque c’était bien ça, non ? L’Arluuvie avait disparu pour ne laisser qu’une vaste brume de laquelle rien ne ressortait. Le terme de néant convenait alors à Azem.

Perdu dans ses pensées, il en oublia les cliquetis dans les profondeurs des tunnels. Le groupe n’avait qu’à suivre le même que depuis le début, le plus large. Il les mènerait à la surface.

Dans le chaos, mais un peu plus loin de la menace que pressentait Stephen.

 

Dès que Chloe aperçut ces trois silhouettes dans la nuit et la fumée piquante, elle sut qu’elle devait les rejoindre. Elle errait devant l’hôpital depuis un temps indéterminé. Ça ressemblait à l’éternité. Une insupportable éternité, le cœur lardé d’épines. Ses collègues l’enjoignaient à les aider. Des malades attendaient. Des blessés arrivaient par vagues, mais Chloe errait depuis cette insupportable éternité. La gorge nouée, elle marcha d’un pas erratique vers les trois silhouettes. Elle se dirigea, avec ses automatismes de femme fraîchement endeuillée, vers la fumée piquante, du côté de la ville. Derrière elle, c’était presque la bordure. Si elle voulait quitter Ervicje, il lui faudrait traverser cet endroit peuplé de légendes et d’histoires sordides.

Elle tituba sur les derniers mètres. De sa position, elle reconnut une femme et deux hommes. L’un d’eux portait une sacoche, fermement entre ses bras. Il ne paraissait pas bien solide, n’importe qui aurait pu la lui subtiliser d’un coup sec sur le côté.

— Êtes-vous blessés ? demanda-t-elle pour ouvrir le dialogue.

Elle souhaitait, en réalité, partir avec eux. Elle le devait. Elle ignorait les raisons de sa conviction toute neuve, née avec l’apparition de ces trois-là comme un signe que l’on attend depuis l’insupportable éternité. Avant cela, Chloe n’envisageait pas le départ. Rester, oui. Errer un peu, puis reprendre le dessus.

Le plus grand répondit.

— Tout le monde va bien.

Il adressa un regard à la femme, puis à l’homme à la sacoche pour s’en assurer.

— Stephen ?

Celui-ci agita la tête pour confirmer, puis il y eut un vide dans ses yeux.

— Hobbes, murmura-t-il.

Celui qui avait parlé fit un pas vers Chloe et arracha l’épingle qui indiquait son nom de famille.

— Une petite sœur infirmière, dit-il.

Plus exactement, Chloe eut le sentiment qu’il se souvenait.

— Mary Hobbes est-elle votre sœur ? demanda-t-il.

À cet instant, le monde faillit se dérober sous Chloe. Le poing crispé dans la poche de sa blouse, elle tint bon, pourtant, la voix ferme, mais le cœur en miettes.

— Était, corrigea-t-elle l’inconnu. Mary Hobbes était ma sœur. On vient de m’annoncer son décès par téléphone. Pourquoi ? La connaissiez-vous ?

L’homme à la sacoche parut disparaître derrière l’autre, les yeux baissés, visiblement gêné.

— J’ai eu l’occasion de la rencontrer, répondit le plus grand.

Il tendit à Chloe une main qu’elle hésita à serrer. Elle n’avait pas besoin d’aide. Elle savait que ce geste n’était qu’une politesse de plus dans cette ville aux codes précis, mais ici, dans la fumée piquante et au terme de cette conversation inhabituelle, elle ressemblait à une bouée de secours... qu’elle saisit par courtoisie.

— Je m’appelle Azem, se présenta l’homme. Voici Stephen et Fanny.

— Emmenez-moi, lâcha Chloe, n’y tenant plus.

 

Non, non, non, non, non, pensa Stephen. Ça ne va pas du tout.

Il tordit les doigts contre le cuir craquelé de sa sacoche. Le contact rugueux le maintenait dans la réalité. Sans lui, il aurait déjà sombré. Crise de panique ou de sérieuse somnolence. Il tenait à peine debout, rongé par la fatigue et l’anxiété. S’il fermait les yeux, là, tout de suite, il était autant capable de s’endormir sur ses jambes que de partir dans une nouvelle démonstration de l’étendue de sa peur. Il n’oubliait pas les cliquetis. Pour l’instant, ils demeuraient dans les tunnels, mais s’ils sortaient ?

Le peuvent-ils, déjà ? se raisonna-t-il.

Et pourquoi pas ? Rien ne lui indiquait qu’ils viendraient goûter à l’air pollué d’Ervicje, mais rien ne lui indiquait non plus qu’ils resteraient cloîtrés là-dessous.

Tant d’incertitudes...

Et cette parfaite inconnue qui souhaitait se joindre à eux. C’en était plus que les nerfs de Stephen pouvaient supporter. Fanny et tout le reste avaient fait basculer son équilibre, si cette infirmière les accompagnait...

— Vous n’avez pas besoin qu’on vous emmène, répondit Azem, plein de cette bonté que lui reconnut Stephen. Vous êtes la bienvenue.

Satanée bonté, oui !

La lumière qui s’alluma dans les yeux de la femme dut émouvoir Azem, pensa Stephen. C’était la raison pour laquelle il agissait ainsi, pour la satisfaction de faire plaisir à quelqu’un. Pour voir cette lumière dans ses yeux, alors qu’ils s’apprêtaient à s’enfoncer dans une nuit sans doute interminable jusqu’à l’Arluuvie. Parce qu’ils se rendaient là-bas, n’est-ce pas ? Ils ne quittaient pas simplement la capitale, ils partaient en quête des réponses qu’ils ne trouveraient pas ici. Ce n’était pas juste une page qui se tournait dans leurs vies, mais une ère tout entière ; une ère et son rythme, ses marques... et tous ces signes qu’ils n’avaient pas su voir ?

— Chloe, se présenta l’infirmière.

Elle lâcha la main d’Azem et lui offrit un maigre sourire de gratitude.

— Bienvenue parmi nous, Chloe, lui souhaita Fanny.

Elle aussi souriait, comme si le reste n’existait plus. La fuite, la nuit menaçante... les cliquetis dans les tunnels.

Ils approchent, murmura son subconscient à Stephen.

Où s’agissait-il d’une voix ? Une voix enfouie en lui, qui s’échauffait... et qui lui indiquait que l’Arluuvie était assurément le bon choix.

Ils approchent.

— Nous devrions sans doute y aller, proposa Stephen précipitamment.

Il n’aimait pas l’idée d’une proximité avec les cliquetis et glissa à Azem un regard entendu.

— La route risque d’être longue, renchérit son compagnon.

Chloe se rembrunit.

— Vous ne comptez pas traverser la bordure de nuit ?

— Par le cimetière sud, ça ne craint presque rien.

— N’importe qui pourrait se cacher derrière les pierres tombales pour nous dévaliser, insista Fanny.

Azem la soutint du regard.

— On ne transporte rien qu’un peu de nourriture, soupira-t-il.

Stephen raffermit son étreinte autour de sa sacoche.

— Sans te vexer, chéri.

Il secoua la tête.

— On entre par la grille principale et on ressort par une plus petite qui donne sur quelques kilomètres de la bordure, expliqua Azem. Après ça, on est tranquille ; ce sont les remparts. Je le sais, mes parents sont enterrés près de cette grille.

— Il se recueille régulièrement sur leur tombe, ajouta Stephen avec une petite voix.

— C’est le moyen le plus sûr de sortir d’Ervicje, confirma Chloe. Ma sœur m’emmenait souvent dans ce cimetière pendant la guerre. C’était le seul endroit qu’on n’osait pas bombarder. À cause des morts.

Et de leurs fantômes, soupira intérieurement Stephen.

Fanny émit un soupir, avant de tendre, à son tour, la main à Chloe.

— Au fait, moi, c’est Fanny.

 

Jusqu’à présent, Chloe n’avait pas encore réalisé qu’elle s’apprêtait à quitter Ervicje pour de bon. Elle y reviendrait peut-être, plus tard, quand ses plaies ne saigneraient plus. Elle se recueillerait sur la tombe de Mary, mais assister à ses funérailles, ça, non... Elle préférait honorer la mémoire de sa grande sœur en se remémorant leurs moments ensemble. D’ici là, elle suivrait les trois autres, au moins jusqu’au-delà des remparts d’Ervicje. Après... Elle supposait que l’attendait le vaste monde. Elle pourrait s’établir n’importe où et y proposer ses services d’infirmière.

Et mendier ta pitance d’ici là ? Tu avais un travail, ici. Un travail honnête, et il te permettait de vivre convenablement.

Elle louait une petite chambre dans une pension modeste, mais propre. La logeuse n’était pas tendre et demandait à ses locataires de participer aux tâches ménagères comme la cuisine, mais Chloe les préférait à la vie dans les rues, surtout par ce froid qui persistait.

Le groupe se mit en marche, Stephen et Azem l’un contre l’autre, Fanny un peu en avant.

Le cimetière sud se situait tout près du grand hôpital. Un ou deux kilomètres sans foule compacte. En cette nuit étrange, le trajet risquait de durer plus longtemps. Chloe entendait la rumeur des mécontents depuis juste après l’explosion du tramway. Elle s’apparentait à un bourdonnement logé au fond de l’oreille et dont on n’arrive pas à se débarrasser. Elle enflait parfois, mais sans jamais gagner les abords de l’hôpital. Quand Chloe s’y confronta véritablement, elle réprima un haut-le-cœur. À l’odeur de la fumée se mêlaient celles de la transpiration, de l’alcool dans les haleines, et du sang, parfois. Pourquoi ceux-là ne se rendaient-ils pas à l’hôpital pour bénéficier de soins ? Ils préféraient essayer de quitter Ervicje, eux aussi. La fuite, plutôt qu’une auscultation. La fuite, plutôt que rester ici, dans la fumée piquante et la nuit interminable. La capitale s’apprêtait à assister à un véritable exode. Chloe remarqua les baluchons sur les épaules, ainsi que les bras chargés de tout ce que les gens avaient pu emporter. Çà et là, une petite fille serrait un poupon miteux contre sa poitrine. De petits garçons, la larme à l’œil, avançaient péniblement, de la neige jusqu’aux chevilles. Des mères portaient leur nourrisson en pleurs. Des hommes tentaient vainement de frayer un chemin à leur famille. Ils ne laisseraient derrière eux que des souvenirs et leurs ombres mortes. Chloe aussi, de même que ses compagnons de voyage.

Fuir, plutôt que continuer à vivre sous un toit qui pouvait leur tomber dessus et les tuer dans leur sommeil.

Fuir.

 

Stephen n’entendait plus les cliquetis depuis leur sortie des tunnels et escomptait ne pas les entendre au moins jusqu’à leur arrivée au cimetière sud. Il redoutait cet instant plus encore que leur traversée de la bordure. Là-bas, il savait pouvoir compter sur Azem si ça tournait mal. Il espérait aussi secrètement que son compagnon le protégerait en priorité. Il n’avait rien contre les deux femmes – bien qu’il ne comprît toujours pas qui était Fanny. Chloe, pour sa part, le laissait indifférent. Alors, si Azem s’en tenait aux mêmes a priori que lui à leur égard – pathétique instinct de survie –, il protégerait Stephen en priorité. Il se dresserait entre lui et le danger, et tout irait bien. Tout irait, en tout cas, mieux qu’ici et maintenant, à jouer des coudes pour se faufiler parmi ces innombrables porteurs de colère.

Stephen peinait à se glisser parmi les corps animés de cette incompréhension hargneuse. Leurs esprits s’y accrochaient comme s’ils ne possédaient plus qu’elle – ce qui était, à la réflexion, sûrement le cas. Stephen peinait donc, lui aussi accroché à tout ce qui lui restait, cette sacoche encombrante qui devenait de plus en plus lourde au fil des pas. Il la portait comme un fardeau, mais savoir son livre glissé à l’intérieur le rassurait pour une raison qu’il ne s’expliquait pas. Alors, il pensait à ce livre qu’il avait tant et tant lu et il redoublait d’efforts. Il suivait Fanny dans l’étroit passage qu’elle parvenait à se dégager. Il la talonnait pour s’y engouffrer comme par une porte de sortie. Leur seule et unique porte de sortie. Derrière eux s’imposait l’insoluble vérité : Stephen et Azem n’occuperaient plus leur petit appartement au numéro quatre-vingt-neuf. Le ronflement des chaudières qui les importunait tant finirait par leur manquer. Stephen en viendrait à regretter ses collègues et leurs conversations insipides, tandis qu’Azem resterait sur l’échec de son affaire en cours. Il n’en parlerait sans doute pas, mais Stephen saurait. Il ne le devinerait pas ; il le saurait. D’ailleurs, il le savait déjà.

Fanny put enfin s’extraire de la masse grouillante que formait la population en colère, de ses impitoyables slogans et de ses effluves persistants. La haute grille du cimetière sud s’entrebâillait devant elle quand Stephen la rejoignit. Branlante entre deux pilastres impressionnants malgré leur décrépitude, elle s’imposa en Stephen comme une exhortation à fuir. Fuir. Encore fuir. Mais pour aller où ? Retourner vers les cliquetis ? Ça, jamais.

L’allée principale n’était qu’une longue ligne tortueuse et enneigée dans une marée de pierres tombales, formes grisonnantes dans la nuit blanche. Un lent frisson remonta la colonne vertébrale de Stephen. Tout à l’heure, Chloe avait parlé de légendes liées au cimetière sud. Il en connaissait quelques-unes et s’efforçait présentement de ne pas y penser. Elles se révélaient pires que les cliquetis. Eux, au moins, étaient tangibles. Stephen les avait entendus. Azem aussi, du reste. Les légendes, elles, reposaient sur le vent sinistre qui sifflait entre les tombes.

Azem et Chloe atteignirent enfin la position de Fanny et Stephen.

— C’est plus impressionnant de nuit, reconnut Azem en s’avançant.

Il s’arrêta, avant de se tourner vers les autres, un regard plus long pour Stephen.

— Vous venez ?

Pas question, se dit Stephen.

Il fit néanmoins le premier pas. Quelque chose en lui se dressait contre l’idée de rester à Ervicje.

Chloe, puis Fanny le suivirent. Ils rejoignirent Azem et, ensemble, franchirent la grille. De si près, Stephen remarqua que les pilastres ne tenaient presque plus à rien. Usés, rongés, les joints maintenaient tant bien que mal les pierres taillées entre elles. Cette entrée devait dégager un certain charme, autrefois, quand Stephen tétait encore le sein de sa mère – bien qu’il ne s’en souvînt pas. De sa mère. Il ne se souvenait pas d’elle marchant dans les rues d’Ervicje. Il ne se souvenait pas d’elle marchant où que ce fût, à vrai dire. Son souvenir n’était même pas une silhouette floue dans des scènes auxquelles elle ne semblait pas appartenir. Il n’existait tout simplement pas.

— Attendez ! retentit une voix de femme dans le dos du groupe.

Stephen n’osa pas se retourner. Pas encore un changement de plan. Cette nuit n’aurait-elle donc jamais de fin ? Il supportait déjà la présence de Fanny, l’inconnue qu’il ne parvenait pas à cerner. Maintenant, une infirmière les accompagnait pour il ne savait quelle raison – la même que la leur, sans doute. Et quelqu’un d’autre venait de les interpeller...

— Madame, commença Azem poliment.

Stephen se tourna.

— Vous ? s’exclama Adwoa Okoye en le reconnaissant.

— Je vous présente Adwoa Okoye, doctoresse spécialiste de l’architecture d’avant la guerre, déclara Stephen. Il se pourrait que je lui aie rendu une petite visite pour en savoir plus sur l’architecture des bâtiments dans mon rêve.

— C’est l’Arluuvie, soupira Azem, ça ne fait aucun doute.

— Quel rêve ? demanda Fanny.

Stephen réprima l’envie de se boucher les oreilles. Trop d’informations à gérer, de questions auxquelles répondre, mais jamais les plus importantes comme celle de savoir ce qu’ils fabriquaient tous réellement ici, devant la grille entrouverte d’un cimetière.

Nous allons le traverser pour rejoindre la bordure, que nous traverserons aussi, se rappela-t-il avec ce faux courage censé grandir en lui à force de le feindre.

Traverser un cimetière au beau milieu de la nuit, un lieu de repos éternel sur lequel couraient de nombreuses légendes. Une terre autrefois battue sur laquelle on avait érigé, posé ces pierres tombales au-dessus de trous bien proprets ; qui avait vu apparaître des caveaux avec des colonnades, avec des statues rappelant les héros de la Vesnivie et des sculptures qui pourraient rivaliser avec celles du musée d’Ervicje. Encore un édifice dont la grandeur dans le décor urbain manquerait à Stephen.

— La sortie secondaire de ce cimetière mène à la bordure, n’est-ce pas ? s’assura la doctoresse.

— En effet, répondit Azem.

Calmement, mais Stephen voyait à son regard vide qu’il se fatiguait. Plus tôt ils rejoindraient la bordure et la traverseraient, mieux ce serait.

— C’est par là que vous quitterez Ervicje ? poursuivit la doctoresse.

— La sortie principale est inaccessible à cause des mouvements de foule, expliqua Azem.

— C’est donc par là que je quitterai Ervicje, moi aussi.

Elle aussi ?

— Les signes, avança Fanny comme si elle venait de lire dans les pensées de Stephen.

— Les signes, répéta Azem.

Et ces mots résonnèrent comme les tout derniers d’une oraison.

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