Chapitre 14 : Magie intra

Le lendemain matin, Marlène était excitée comme une puce en se rendant en cours de maniement de la magie. Elle allait enfin apprendre à se servir de la magie ! De la magie intra, certes, donc ses parents n'en profiteraient pas, mais tout de même !

Maître Gourdon s'occupa de Marlène en dernier. Amanda dut reproduire une partition de violon. Elle la déchiffra d'abord et fit quelques tests. Julie dut créer une ferme, avec tous les animaux, qu'on puisse les toucher, les voir, les entendre et également les sentir. Frédéric dut préparer un couscous. Naturellement, il ne nourrirait pas la personne qui le dégusterait, mais il devait donner l'illusion d'un vrai couscous. Maître Gourdon continua pour enfin arriver à Marlène.

- À ton tour d'utiliser la magie intra.

Marlène sourit.

- Ne t'attends pas à des miracles trop vite. Ça a l'air simple comme ça, fait par les autres, mais c'est en fait compliqué.

Marlène fit la moue mais décida de relever le défi. Elle allait lui montrer de quoi elle était capable.

- Comme toujours lorsqu'il s'agit de magie intra, continua le professeur, les sons sont les plus faciles à reproduire.

À ces mots, maître Gourdon fit apparaître un xylophone qu'elle lui tendit. Marlène s'en saisit, ainsi que du petit marteau en bois qui allait avec.

- Le but est que tu parviennes à créer, en magie intra, les notes de ce xylophone. Concentre-toi sur l'une d'elle et quand tu auras réussi, passe à une autre.

Marlène s'empara du petit marteau et frappa l'une des lattes de bois, au hasard. Le son se propagea dans l'air et Marlène n'eut pas la moindre idée de comment le reproduire.

- Rappelle-toi la théorie, dit maître Gourdon. Écoute ta gnosie, vois comme elle réagit au bruit et ensuite, reproduis la vibration.

Marlène essaya. Elle reproduisit le son, regarda comment la magie annonçait son arrivée. Elle vibrait d'une façon très particulière, qu'elle avait appris à interpréter comme un son depuis plusieurs semaines. Marlène tenta de faire en sorte que la magie agisse de la même façon. Une vibration, légère, se propagea dans la magie mais ça ne ressemblait en rien au son du xylophone.

- Entraîne-toi, finit maître Gourdon avant d'aller aider un élève en difficulté.

Julie se tourna vers Marlène qui affichait un air dépité. Julie sourit à son amie et lui fit un clin d'œil. Marlène sourit en retour et se mit au travail. De tout le cours, elle fut incapable de reproduire le son, ne produisit que des échos sans consistance ni signification dans la gnosie. Elle sentait d'ailleurs qu'elle dérangeait ses camarades mais elle s'en moquait. Elle ne comptait pas arrêter juste pour leur faire plaisir. Elle voulait y arriver, coûte que coûte.

- Dans cette classe, tout le monde sait utiliser des objets magiques simples ou dissociés, annonça monsieur Toupin au cours suivant. Nous allons donc désormais nous concentrer sur la recherche de l'effet des objets magiques.

Les élèves exprimèrent leur mécontentement mais monsieur Toupin ne s'en inquiéta nullement. Le professeur distribua à chacun une flûte en bois.

- À quoi bon ? grommela Marlène qui ne voyait pas l’intérêt.

- C’est nécessaire pour obtenir son DM3, indiqua Julie.

- Je m’en fous, murmura-t-elle.

Julie lui lança un regard ahuri.

- C’est vrai ! Qu’en ai-je à faire des diplômes ! Je ne suis pas là pour en obtenir mais pour apprendre à utiliser la magie. Je ne compte pas utiliser des objets magiques. Je veux manipuler la magie, faire voler des trucs.

- Faire voler des trucs ? répéta Julie, abasourdie.

C’était la représentation mentale que Marlène s’était toujours faite d’un magicien : un mec faisant voler des trucs. Jusque-là, la réalité était bien décevante. Seul le PBM faisait briller ses yeux.

- Mesdemoiselles ! gronda monsieur Toupin. L’exercice, je vous prie !

Julie et Marlène se rendirent près d’une bibliothèque, se mirent devant et continuèrent à bavarder.

- Pourquoi tu veux faire voler des trucs ? demanda Julie, intriguée et amusée.

- Pourquoi pas ? Pour que mes parents le voient. Pour que tout le monde le voit ! C’est nul la magie intra. Je veux faire de la vraie magie !

- Les objets magiques sont des trucs visibles par tout le monde ! répliqua Julie.

- C’est de la triche, grommela Marlène. Un moyen pour les magiciens de pacotille de faire croire. Je vaux mieux que ça.

Julie se figea, glacée. Sa mâchoire se mit à trembler et elle s’éloigna en serrant les dents. Marlène ne l’en empêcha pas. Elle se saisit de son instrument. Une simple flûte en bois. Elle avait appris à en jouer dans son collège non magique. Sans l’activer, elle joua un petit air. Beaucoup d'élèves firent de même. Marlène rejoignit ses copines.

- Bon, on essaye réellement de trouver, cette fois ? proposa Julie à Amanda.

- Elle est en bois, commença Amanda.

- Quelle essence ? interrogea Julie.

Marlène se rendit dans le parc aux arbres avec sa gnosie et compara les essences.

- C’est de l’érable, annonça Marlène.

- Merci, magicienne douée, d’accepter d’aider les pauvres sorcières de pacotille que nous sommes, cingla Julie.

- Je ne disais pas ça pour toi ! s’exclama Marlène. Je comprends que ça vous soit nécessaire. Ne peux-tu comprendre que moi, ça ne m’intéresse pas ?

- Pourquoi viens-tu dans ce cours en ce cas ? interrogea Julie, amère.

- Pour vous accompagner, indiqua Marlène.

- Et pour avoir son DM3 éventuellement ? proposa Amanda.

- Elle a dit qu’elle s’en fichait des diplômes, précisa Julie.

- Elle n’a pas tort, dit Amanda.

Julie lui lança un regard éberlué.

- Ben quoi ? Je doute qu’elle ait besoin d’un quelconque diplôme. Franchement !

Amanda lança à Julie un regard signifiant « Vu ce qu’elle est ».

- Elle veut faire voler des trucs, maugréa Julie.

- Si elle sait faire voler des trucs, elle sera prise dans l’équipe de PBM, même sans diplôme, insista Amanda. C’est un luxe que je ne peux pas me permettre.

- Pourquoi ? demanda Marlène.

- Parce que je suis douée mais que je n’ai pas de magie à disposition. Je ne vise pas le DM3, Marlène, mais le diplôme maximal : le DM10. Pour l’obtenir, il me faut un accès à de la magie… beaucoup de magie.

- Tu veux te faire embaucher à l’école, comprit Marlène.

- Ou ailleurs mais dans tous ces endroits, les diplômes sont nécessaires, précisa Amanda. Je m’en vais dans trois semaines. D’ici là, j’aurai automatisé mon classement, me permettant d’obtenir le DM2. Je sais déjà utiliser la magie intra. Il ne me reste que les objets magiques pour obtenir le DM3.

- Il faut mettre les bouchées doubles ! s’exclama Marlène. Je devrais peut-être arrêter de venir en cours d’objets magiques. Je ne fais que vous empêcher de travailler en bavardant alors que pour vous, les diplômes sont importants.

- Oh non ! Reste, s’il te plaît ! Ça ne serait pas pareil sans toi, supplia Julie et Amanda confirma d’un geste de la tête.

Marlène soupira puis s’assit à côté de ses copines.

- Donc, c'est une flûte, commença Julie. Ça doit être lié à la musique, ou au moins au son. Et comme c'est de l'érable…

Marlène attendit la suite qui ne vint pas. Elle se tourna vers Julie, circonspecte.

- Quoi ? s'exclama Julie. Tu connais les propriétés magiques de l'érable ?

Marlène secoua la tête.

- Moi non plus ! confirma Julie. Il va falloir chercher.

Marlène sourit à la colère de son amie, puis se leva pour aller récupérer un livre dans la petite bibliothèque. Marlène prit "Arbre et magie" et le rapporta. Marlène utilisa le sommaire pour trouver rapidement l'érable, tandis que Julie annonçait :

- J'ai activé l'objet, sans rien constater. J'y ai joué, tout en l'activant, et je n'ai remarqué non plus.

Marlène hocha distraitement la tête car ces informations n'étaient guère surprenantes. Avec monsieur Toupin, l'effet n'était jamais visible, ni évident.

- D'après le livre, seules les essences d'érables permettant la création de sirop d'érable ont des propriétés magiques. S'il s'agit d'une autre essence, il faut se contenter des propriétés magiques communes à tout ce qui est fait en bois.

- C'est le cas pour notre flûte ? interrogea Julie.

- Qu'en sais-je ? Dans le parc, il est simplement indiqué "Érable" sans précision supplémentaire.

- Quelles sont les essences permettant de créer du sirop d'érable ?interrogea Julie.

- Le livre ne le précise pas mais je peux aller chercher ailleurs.

Julie hocha la tête. Marlène retourna devant la bibliothèque. Aucun livre ne parlait du sirop d'érable. Elle alla donc voir monsieur Toupin, qui, assis à son bureau, observait ses élèves.

- Pourrais-je avoir un livre sur le sirop d'érable, s'il vous plaît ?

Monsieur Toupin fit apparaître un livre, qu'il tendit à Marlène, sans même la regarder.

- L'érable noir, l'érable à sucre ou l'érable rouge, annonça Marlène à Julie lorsqu'elle eut trouvé l'information dans le livre. Ça ne nous avance pas, puisque nous ne savons pas à laquelle nous avons affaire ici.

- Un expert en botanique pourrait nous le dire, dit Julie.

- On pourrait aller voir le jardinier qui s'occupe du parc, proposa Marlène.

Julie hocha la tête. Marlène demanda la permission à monsieur Toupin d'aller dans le parc et l'obtint. Sortir de la salle de classe lui plaisait beaucoup. Les filles se promenèrent en bavardant sans mettre beaucoup d’effort dans leur recherche du jardinier, qu’elles finirent tout de même par trouver. Ce dernier s'y connaissait fort bien en érable. Il annonça que l'espèce dans le parc était un érable du japon, magnifique car très coloré. Il précisa que la flûte n'était pas faite dans cette essence-là.

- Pourtant, cette flûte a la même signature magique que cet arbre, fit remarquer Marlène.

- Bien sûr, jeune fille, répondit le jardinier, partagé entre l'agacement et le plaisir de partager son savoir. Les signatures magiques d'arbres de la même espèce sont si proches qu'il est difficile de les différencier. Du coup, toi, tu ne vois pas la différence. Cette flûte est bien faite en érable, mais pas dans cette essence-là. Moi, j'ai l'habitude alors je sais voir les infimes différences dans leur signature.

- Pouvez-vous déterminer de quelle essence il s'agit ? interrogea Julie.

- Je ne connais pas cette essence-là mais je ne suis pas un expert en érable, avoua le jardinier. Désolé, mais non.

- Pourriez-vous déterminer s'il s'agit d'érable à sirop ? demanda Marlène sans trop y croire.

- Leurs signatures, je les connais et… non, ça n'en est pas.

Julie et Marlène sourirent. Si elle n'avait pas trouvé l'essence exacte, au moins, elles pouvaient éliminer une piste.

- Merci beaucoup ! s'exclamèrent les deux adolescentes avant de retourner dans la salle de classe.

- Du nouveau ? murmura Samuel.

- Occupe-toi de ta flûte ! répliqua Julie avant de s’asseoir.

- Donc, cette flûte n'a rien de plus que les propriétés magiques du bois, rappela Marlène. Quelles sont les propriétés du bois ?

- C'est lié à la nature, plus précisément la terre, mais également au feu et aussi à la lumière. Ça va être compliqué parce qu'on a déjà l'air – par le fait que c'est une flûte et donc que ça produit du son. Maintenant, on a rajouté la terre et le feu. En ce qui concerne les quatre éléments, on peut éliminer l'eau, mais c'est bien tout. Pour ce qui est des cinq sens, on a l'ouïe, mais aussi la vue s'il s'agit de lumière et le toucher si c'est du feu – qui peut produire de la chaleur. On n'est pas sorties de l'auberge ! s'exclama Julie.

Marlène partageait son sentiment.

- Comment est-on censé s'y prendre pour trouver de manière rapide et facile ?

- Avoir davantage écouté en cours ? proposa Julie.

Marlène dut admettre que la réflexion se tenait. Dimanche, Julie et Amanda passèrent leur journée à la bibliothèque, cherchant l'effet que pouvait avoir la flûte, tandis que Marlène lisait les aventures de Julien, le petit magicien.

- Ça doit forcément être lié au son, marmonna Julie en froissant une feuille de notes. Impossible qu’un instrument de musique enchanté n’agisse pas sur ce qu’il produit.

Amanda hocha la tête en griffonnant dans un carnet :

- Et vu que c’est du bois, c’est lié à la nature. Mais… trop vague. Ça pourrait être la terre, les plantes, même les animaux…

- On a joué toutes les trois pendant une heure, rappela Marlène tout en lisant son livre pour enfant. Si les plantes avaient poussé plus vite, on s’en serait rendues compte quand même !

Amanda soupira et referma bruyamment un grimoire poussiéreux :

- Et aucun animal n’est venu non plus. Peut-être que cette flûte est juste... inutile.

Julie la foudroya du regard :

- Inutile ? Monsieur Toupin ne donne jamais d’objets sans effet. Il est tordu, mais pas comme ça. La remarque arracha un sourire à Amanda, mais le silence retomba rapidement. Leur motivation semblait s’étioler au fil des heures, et même Amanda finit par jeter l’éponge avant le dîner.

- Dis, Julie, demanda Marlène le soir dans leur chambre. Tu vises quoi, toi, comme diplôme ?

- Aucun, répondit la blonde, surprenant la néomage. Mes parents veulent que je décroche mon DM4 mais ils rêvent. Jamais je ne l’aurai. Je galère déjà en magie intra alors la magie inter ! Ils ont le DM4 tu comprends. Ils espèrent la même chose pour moi mais moi, je m’en fiche. Je ne veux pas travailler dans le monde magique.

- Tu veux faire quoi ?

- Toiletteuse pour chiens, dit Julie sur la défensive.

Loin de se moquer, Marlène lança :

- C’est cool.

- J’adore les chiens, continua Julie, rassurée par la réponse de son amie. Je vais essayer, pendant les vacances de Noël, de les convaincre que ça ne sert à rien et qu’il vaudrait mieux que je quitte l’école dès le DM3 en poche.

- Tu penses l’avoir quand ?

- Pfff… J’en suis toujours à essayer de reproduire des couleurs en magie intra. Dans dix ans ?

Marlène grimaça. Autant cela lui convenait que son amie reste près d’elle, autant elle lui souhaitait une réussite plus rapide.

Jeudi, en cours de maniement de la magie, Marlène se concentra sur son xylophone. Après avoir réussi à reproduire un "la", elle tenta de produire un "sol".

- Tu dois d'abord l'entendre, Marlène. Tu étudies comment la magie réagit puis tu reproduis, expliqua le professeur.

- Vous voulez dire qu'on ne peut créer par magie que ce qu'on a déjà vu ou entendu ?

Maître Gourdon esquissa un sourire en coin.

- Pas exactement. Disons que c'est beaucoup plus simple. Lorsque tu auras étudié, compris et reproduis des centaines de sons, d'images, d'objets alors peut-être seras-tu en mesure d'en faire que tu n'as jamais vu ou qui n'existent pas. Cela demande du temps et beaucoup d'entraînement.

Marlène hocha la tête avec gravité. Dix minutes plus tard, elle avait réussi à produire un "sol" presque parfait. À la fin du cours, elle maîtrisait la gamme complète, et son enthousiasme débordant la poussa à expérimenter. Des petites comptines pour enfants, simples mais joyeuses, résonnaient dans la salle, et elle ne se lassait pas de jouer "Frère Jacques" en boucle.

Au déjeuner, Marlène continua de jouer en tapotant distraitement sur le bord de son plateau. La mélodie flottait autour d’elle, mais Julie et Amanda, occupées à dévorer une montagne de nourriture, ne semblaient pas s’en formaliser.

Pour Amanda, pensa-t-elle avec une pointe de culpabilité, cela représentait trois semaines d’économie rigoureuse. Elle détourna les yeux, mais son enthousiasme ne faiblit pas. C’était la première fois qu’elle utilisait réellement la magie, qu’elle ressentait son pouvoir à l’œuvre. Et si cela signifiait sacrifier son énergie pour quelques comptines enfantines, tant pis. Elle comptait bien explorer chaque possibilité, quitte à finir épuisée.

L'après-midi, Marlène décida d'aller en cours de méditation avec maître Beaumont. La salle était baignée d’une lumière douce, tamisée par des rideaux épais qui isolaient l’espace du tumulte extérieur. Maître Beaumont, assis en tailleur sur un tapis moelleux, l’accueillit d’un sourire serein.

- Tu n'es pas obligée de classer ton esprit à longueur de journée, annonça maître Beaumont. Tu peux aussi faire autre chose !

Marlène s’assit face à lui, ses genoux frôlant le sol froid.

- J'aimerais apprendre à contrôler mes protections mentales.

Maître Beaumont acquiesça.

- J'approuve. Comme pour le classement de tes connaissances, il faut choisir le bon tunnel.

Marlène entra en méditation et regarda ses tunnels. Comme la fois précédente, elle en choisit un sans attendre que le professeur la rejoigne.

Elle se retrouva sur une plage bordée d’un océan calme mais imposant. Le vent chargé de sel caressait sa peau tandis que les vagues clapotaient contre une digue basse faite de galets. Marlène sourit. Elle aimait décidément l’élément marin, si imprévisible et apaisant à la fois. Elle fronça les sourcils en remarquant que la digue semblait fragile, presque dérisoire face à l’immensité de l’eau. Mon bouclier mental, comprit-elle.

Il était plutôt faible. La moindre vague et elle serait submergée. Sur la plage se trouvaient des galets. Marlène en prit et entreprit d'augmenter la hauteur du mur. Un filament de magie, la spirale de sphère si on la regardait en gros plan, sortit du sable et s'enroula autour des galets, les maintenant en place. Ainsi, comprit Marlène, plus le mur était haut et plus il demandait de l'énergie. Marlène voulut continuer à monter le mur mais il n'y avait plus galet. Elle désira qu'il y en ait davantage. Des vers énergétiques apparurent, traversèrent les galets déjà existants et de nouveaux apparurent. Marlène s'arrêta pour vérifier qu'elle ne manquait pas de nourriture.

En apparaissant dans la salle de classe, son estomac criait famine mais ça n'était pas insurmontable. Maître Beaumont, toujours immobile, ouvrit les yeux et l’observa avec intérêt.

- Une question avant que je ne file manger, dit Marlène en se redressant.

- Je t'écoute, répondit maître Beaumont, curieux.

Marlène lui décrivit la plage, la digue, et les galets, puis demanda :

- Mon mur protège mon esprit, c’est évident. Mais si je dois laisser passer un objet dissocié, comme les stylos quatre couleurs de monsieur Toupin, que se passe-t-il ?

Maître Beaumont sourit.

- Pour le moment, tu détruis le mur, annonça maître Beaumont, et tu le reconstruis après.

- Mais en ce cas, il y a une inondation.

- Exactement. C’est la manifestation symbolique d’un élément étranger pénétrant ton esprit. Mais il existe une solution. Plutôt que de détruire tout le mur, pourquoi ne pas créer une porte ? Une ouverture contrôlée qui laisse entrer ce que tu veux, tout en maintenant le reste intact.

Marlène acquiesça. Elle avait intérêt à le faire. Elle se rendit dans le réfectoire et demanda un bon goûter. Pendant qu'elle mangeait, elle réfléchit. Elle avait perdu beaucoup d'énergie pour monter à peine vingt galets sur son bouclier. Or, même si elle avait beaucoup d'énergie, elle n'en avait pas assez pour apprendre à se servir de la magie intra et pour bâtir son mur protecteur. Elle choisit la magie intra. Elle avait trop envie de s'amuser avec ses pouvoirs pour les perdre à monter un stupide mur dont elle n'avait que faire.

Elle passa le reste de l'après-midi à augmenter ses réserves de magie, afin de rattraper tout ce qu'elle avait perdu en montant son mur, mais également en prévision du cours de maniement de la magie du lendemain.

Le lendemain, maître Gourdon accueillit Marlène avec un sourire énigmatique. Devant elle, à la place du xylophone de la veille, trônait un piano aux touches immaculées, s’étendant sur plusieurs octaves. Marlène sentit son cœur s’accélérer. Ce n’était pas seulement un nouvel instrument, mais un défi bien plus ambitieux.

- Aujourd’hui, nous allons passer à un niveau supérieur, annonça maître Gourdon. Produire des notes isolées est un bon début, mais la magie musicale exige bien davantage. Je veux que tu apprennes à jouer des accords et à suivre une partition.

Marlène s’installa sur le banc, scrutant le clavier avec une curiosité mêlée d’appréhension. Elle passa ses doigts sur les touches, testant le son de quelques notes simples, avant que le professeur ne dépose devant elle une partition complexe. Deux portées se déployaient sous ses yeux : celle du haut ornée de la familière clé de sol, et celle du bas marquée par une clé de fa.

- Je ne connais pas cette clé, avoua Marlène, un peu gênée.

Maître Gourdon hocha la tête, indulgente.

- C’est normal. La clé de fa représente les notes pour la main gauche. Cela te demandera un effort supplémentaire, mais tu as les bases. Tu vas devoir coordonner les deux mains, et donc les deux flux magiques. Ce sera difficile, mais instructif.

Marlène déglutit. Ses souvenirs des cours de musique au collège lui revinrent en mémoire. Elle se souvenait avoir appris à déchiffrer les notes en clé de sol, mais sans jamais s’y appliquer sérieusement. À l’époque, elle préférait discuter avec ses amies ou dessiner des petits cœurs dans la marge de son cahier. Maintenant, elle le regrettait.

La lecture des notes fut une épreuve en soi, mais ce n’était rien comparé à la tâche qui l’attendait. Produire plusieurs sons en même temps, avec la précision et le rythme imposés par la partition, s’avéra un véritable casse-tête. Elle tenta de séparer sa concentration entre ses deux mains, mais les mélodies se mélangeaient, les notes résonnaient fausses ou arrivaient trop tard.

Elle essaya, encore et encore. Ses efforts lui semblaient sans fin. Quand enfin la cloche retentit, signifiant la fin du cours, Marlène était à bout. Elle quitta la salle, affamée, épuisée, et frustrée par ses échecs répétés.

Je n’ai même pas réussi à jouer correctement une seule fois, pensa-t-elle en traînant les pieds jusqu’au réfectoire. Sa frustration était teintée d’un étrange mélange de détermination et de doute. Elle voulait s’améliorer, mais le chemin semblait interminable.

L'après midi, elle augmenta ses réserves de magie, tombées bien bas après les multiples tentatives de produire une mélodie agréable. Heureusement, le classement des boîtes avait permis une création de magie plus facile et encore plus rapide qu'avant, ce qui était peu dire. Elle remonta rapidement ses réserves.

Lorsqu’elle rejoignit ses amies à la bibliothèque, Julie et Amanda avaient l’air absorbées, penchées sur un cahier rempli de figures géométriques et de calculs.

- Ça avance ? interrogea Marlène en s’asseyant à côté d’elles.

Julie laissa échapper un soupir dramatique, les cheveux en bataille.

- On essaie de comprendre le théorème de Pythagore, mais franchement, c’est du charabia !

- Je ne pourrai pas vous aider, assura Marlène, levant les mains en signe d’impuissance. Je suis nulle en maths.

Amanda haussa un sourcil avec un sourire moqueur.

- Aussi "nulle" qu’en magie ? lança-t-elle, l’air espiègle. Parce qu’à force de t’entendre répéter ça, on pourrait croire que tu parles de quelqu’un d’autre.

Marlène roula des yeux, mais son sourire trahissait son amusement. Julie se pencha vers elle, son ton baissant d’un cran.

- D'ailleurs, tu sais, ton utilisation de la magie intra commence à attirer les regards, murmura Julie.

- Je ne vois pas pourquoi, répliqua Marlène, surprise. Les sons, c'est censé être facile.

- Ce n'est pas ce que tu fais mais la quantité d'énergie que ça te coûte qui attire l'attention, précisa Julie.

Marlène fronça les sourcils, réfléchissant.

- J'en utilise davantage que les autres élèves ?

Julie secoua la tête.

- Non, au début, ça nous coûtait autant qu'à toi sauf que du coup, on devait s'arrêter au bout de quelques minutes, et aller méditer, avant de pouvoir recommencer. Toi, tu travailles sans relâche pendant deux heures et tu ne sembles pas vidée. C'est pour ça que tu arrives à rattraper ton retard.

Un éclair de compréhension traversa le visage de Marlène.

- Parce que j'ai davantage d'énergie.

Julie hocha la tête, lançant un regard furtif autour d’elle.

- Oui. Pour le moment, ils se contentent de regarder, mais si ça continue, ils voudront comprendre pourquoi.

Avant que Marlène puisse répondre, Amanda s’exclama :

- Ça y est ! Je crois que c'est bon.

Elle vérifia la correction et laissa échapper un rire satisfait.

- Oui ! J'ai réussi. Je passe à l'exercice suivant.

Marlène profita de l’occasion pour lui poser une question qui lui brûlait les lèvres.

- Amanda ?

L’adolescente releva la tête, attentive.

- Alors, c'est sûr ? Tu ne reviens pas après les vacances de Noël ?

Amanda acquiesça, un mélange de résignation et de détermination dans le regard.

- Oui, ça y est, l'inscription au collège non magique est confirmée. Il ne nous reste plus que trois semaines ensemble…

Marlène enlaça Amanda pour lui montrer son amitié et Amanda lui rendit volontiers son affection. Le classement de ses connaissances étant devenu automatique, Amanda avait obtenu son DM2. Elle maîtrisait la magie intra. Ne lui restait plus que les objets magiques et elle ne pouvait décemment pas y passer toutes ses journées alors elle travaillait aussi les matières non magiques, désireuse de ne pas redoubler.

Marlène resta un instant silencieuse, le poids de cette séparation imminente pesant sur elle. Amanda allait laisser un vide immense. Certes, Julie resterait, mais pour combien de temps ?

Elle chassa ces pensées sombres et s’efforça de sourire. Trois semaines, c’était encore du temps. Elle comptait bien en profiter au maximum.

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