La lumière opalescente de la lune, œil gigantesque au milieu de la tapisserie noire du ciel, caressait les feuilles des arbres élégants et puissants. En marchant sur les sentiers de plus en plus sauvages, au côté de ses compagnons, Abbie avait l’impression de plonger dans une sylve ancestrale, dans un autre monde. Les lumières, les voix, les bruits de la ville avaient disparu. Elle respirait un air pur rempli de senteur d’humus, de sève et de feuille qui la revivifiait.
Le souvenir confus d’une marche similaire dans cet endroit remontait à la surface de son esprit et soudain elle comprit où elle s’était rendue la nuit où le fragment de Gaïa l’avait possédée. Ce dernier, toujours silencieux, commençait à bouillonner. Sous les pas de la vampire s’agitaient, juste sous la surface, les racines des buissons, des arbres et des plantes.
Au bout d’une vingtaine de minutes, ils quittèrent le sentier balisé et s’enfoncèrent entre les épais buissons épineux. Des affleurements rocheux envahis de mousse apparurent sous leur pas et le sol commença à descendre légèrement. Au-dessus d’eux la canopée laissait à peine filtrer la lumière de la lune. Les troncs larges, à l’écorce épaisse, vêtus de lierre et de mousse, se resserraient, sentinelles vigilantes et protecteurs du Sanctuaire. Sans hésitation, Sébastian guidait sa meute à travers ce dédale.
Pour Abbie, le temps sembla ralentir ; le silence, qui devrait l’oppresser, était doux et odorant. Elle se sentait apaisée, malgré l’urgence de leur situation, malgré le danger qu’ils avaient exhumé. Elle ne savait pas si ce sentiment était celui du fragment qui vivait en elle, attentif et impatient, ou s’il venait d’elle, mais, elle n’en avait cure.
Une dizaine de minute plus tard, les rochers devinrent plus nombreux et les arbres s’écartèrent. Le regard de la vampire plongea dans une combe peu profonde. Au milieu d’un cercle de pierres se dressait un Hêtre gigantesque, dont le feuillage d’un vert profond dansait dans l’air léger de la nuit. Ses racines épaisses s’étalaient autour de lui, en circonvolutions noires. Au centre de son tronc une balafre suintait d’une sève ambrée. Son cœur se serra : il paraissait malade ; ses feuilles formaient un amas pourrissant à ses pieds, son écorce était parsemé de traces noirâtres. Et pourtant elle le sentait se battre vaillamment, elle percevait une pulsation sourde et tenace en son cœur.
Abbie retint son souffle en le contemplant. C’était donc ça le Sanctuaire. Elle était déjà venue ; elle en était certaine. Mais ses souvenirs étaient embrumés. Elle se rappela des silhouettes vagues et lupines, une incantation à la fois gutturale et douce, une prière teintée de supplication et de désespoir.
— C’est ici que vous êtes venue, après m’avoir possédée, chuchota-t-elle en pensée.
— Oui, ma fille, répondit immédiatement le fragment. Je devais être présente.
Des silhouettes émergèrent des bois autour d’eux : deux énormes loups, l’un au pelage brun orné d’une tâche blanche sur le poitrail, l’autre aux poils noir et gris. Ils s’assirent juste à l’entrée de la Combe et fixèrent leurs pupilles ambrées sur Sébastian. Puis trois autres personnes, deux hommes et une femme, vêtus d’une tenue de randonnée simple et confortable, s’avancèrent.
La femme, aux cheveux très courts, rasés sur l’un des côtés, portaient plusieurs piercings. Ses sourcils épais et broussailleux mettait en valeur l’éclat sauvage de ses yeux marron. Son visage aux traits fins semblait portait un regard sérieux sur ce qui l’entourait. A sa démarche, Abbie sentit sa bestialité, comme dans celles de ses compagnons. Elle n’eut aucun mal à reconnaitre des membres de la meute de Tomàs.
L’autre homme, au crâne rasé, une cicatrice sur la tempe droite, les sourcils d’une blancheur éclatante et le regard gris, un peu pâle, leur sourit et se laissa tomber sur un rocher. Sortant une étrange pipe de la poche de son blouson et une blague à tabac, il se concentra sur eux.
Le second resta un peu en arrière, guettant les ombres des sous-bois. Plus jeune que ses compagnons, il paraissait plus nerveux. Sa silhouette gracile, ses traits fins et ses yeux en amande, apportait une féminité à son apparence. Ses cheveux longs et ondulés réunis en queue de cheval étaient noirs. Ses traits étaient concentrés et durs.
— Stan, Emma, Béral, tout va bien ? s’enquit Sébastian en descendant le long de la légère pente.
L’homme à la pipe leva les yeux vers son alpha.
— C’est tranquille, pour l’instant, mais les loups sont nerveux.
Abbie descendit juste derrière Tomàs, concentrée sur sa silhouette vacillante. Son état s’aggravait de minute en minute : les veines noirâtres avaient envahi tout le côté droit de son visage et elle apercevait un bout d’écorce sous son col, au niveau de sa gorge et de son épaule. Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux et, à travers leur lien psychique, elle sentait sa souffrance.
— Qu’est-ce qu’elle fait là ?!
Le grognement attira son attention. Stan s’était levé, oubliant sa pipe fumante et la fixait de ses yeux étrécis. Sébastian s’interposa immédiatement.
— Du calme. Elle est avec nous.
— Tu plaisantes ?!
— Elle est notre alliée, fit l’alpha d’une voix ferme, en rivant son regard dans les yeux clairs de l’homme.
Celui-ci le soutint quelques secondes, puis recula. La femme, Emma, s’était tendue en la voyant, mais elle ne dit rien. Béral, lui, avait pâli. Les deux loups fixaient sur elle leur regard impénétrable. Dépassant ses frères et sœurs de meute, Sheraz s’avança jusqu’à l’arbre et posa sa main sur le tronc. Elle ferma les yeux et le caressa doucement.
— Il tient le coup, fit-elle au bout d’un moment. Mais je peux sentir le Voile autour de nous : il n’est pas stable, je sens des ruptures dans son harmonie, des brèches, minuscules, mais nombreuses.
Sébastian se tourna vers Abbie.
— J’espère que vous savez ce que vous faites, asséna-t-il, les sourcils froncés.
La vampire eut un rire sans joie.
— Je n’ai aucune idée de ce que je fais là, Alpha. Mais je pense que votre Sceau le sait.
— Espérons-le, murmura Sébastian, alors que son regard inquiet se posait sur son frère au regard absent, debout non loin d’eux.
Abbie posa une main légère sur le bras du chef de la meute. Celui-ci, surpris, sursauta, mais ne le retira pas. Puis elle avança vers Sheraz. Soudain, Sébastian se figea, les sens aux aguets. Il souleva son visage comme s’il humait l’air. Il pâlit et se retourna. Les autres garous, à son image, se tendirent brutalement. Abbie regarda autour d’elle, interloquée, puis, avec un instant de retard, ses sens surnaturels furent envahis par des effluves magiques.
Tous leurs regards convergèrent vers leur gauche. Là, à deux mètres du sol, l’air sembla soudain convulser. La silhouette des arbres et des buissons se brouilla, comme s’ils les voyaient à travers une étendue aquatique.
Puis la lumière s’assombrit, les feuillages s’agitèrent, comme pris de folie. Des éclairs bleutés partirent du centre de cette étrangeté et ils eurent l’impression que l’air se déchirait : sous leurs yeux effarés s’ouvrit une faille, légèrement en biais, qui s’élargissait lentement.
Leurs esprits étaient parcourues de frissons alors que la puissance magique déversée par cette … chose … les enveloppait. L’écho du fragment de Gaïa au cœur d’Abbie se colora de sa frayeur. Les loups avaient déjà fui au fond de la forêt et le reste de la meute tremblait sous l’assaut. Ils étaient figés, épouvantés devant cet évènement impossible.
Un grognement de douleur interrompit leur contemplation. Les yeux écarquillés et brumeux, Tomàs se tenait la poitrine. Son visage couvert de sueur se déforma en une grimace de souffrance, et ses paupières se crispèrent une seconde. Lorsqu’il les rouvrit, des filaments noirâtres recouvraient entièrement le blanc de ses yeux. Abbie sentit la terreur l’étreindre. L’étrange écorce avait envahi la quasi-totalité de son visage, ne laissant que la bouche et les yeux encore libres. Sa main droite était tordue en un entrelac de branches hideuses et anormales.
Il s’avança vers son frère d’une démarche vacillante. Sébastian se précipita vers lui et le soutint, juste au moment où il allait s’effondrer. Tomàs s’accrocha à lui de sa main gauche. Jamais Abbie ne l’avait vu aussi terrifié et son cœur se brisa.
— Tue-moi, chuchota-t-il d’une voix qui n’était déjà plus la sienne. Tue-moi !
Sébastian se figea. Il secoua la tête mais Tomàs serra davantage son emprise et riva ses yeux déterminés sur lui.
— Tue-moi. Ne me laisse pas devenir cette chose et vous faire du mal. Tue-moi.
— Non, souffla Abbie.
Personne ne put l’entendre. Autour d’eux, la tempête s’était aggravée. La faille ne cessait de s’agrandir et derrière on pouvait discerner une brume informe qui s’agitait. Les yeux fixés dans ceux de son frère, l’alpha leva lentement sa main droite, pourvue maintenant de longues griffes effilées et brillantes. Le reste de sa meute restait silencieux, le visage pâle. Seule Abbie voulait se rebeller, voulait hurler. Elle s’avança d’un pas, mais n’eut pas le temps d’intervenir.
Soudain, Tomàs se cabra et un hurlement de souffrance jaillit de sa gorge, pour s’éteindre aussitôt. Il repoussa son frère qui trébucha en arrière. La substance végétale rampa sur le reste de son visage et effaça ses magnifiques yeux azurs et sa bouche. Des convulsions parcoururent l’ensemble de son corps alors qu’il s’effondrait : l’écorce membraneuse et noirâtre se répandit, déchirant ses vêtements, qui ne furent bientôt plus que des lambeaux d’humanité sur son corps meurtri.
Au bout de quelques secondes, il se releva, vacillant, dodelinant de la tête. Son frère et ses amis le contemplaient, effarés et désespérés. Dans sa métamorphose, il avait pris sa forme de loup garou. On discernait sa silhouette bestiale ; ses mains et ses pattes étaient terminées par des griffes faites d’un bois étrange. De fines lianes entouraient son crâne. Seul son visage n’avait pas retrouvé sa majesté. Il était entièrement recouvert, tel un masque informe. Puis, à la place des yeux, deux fentes apparurent, dévoilant deux billes noires et brillantes et au niveau de la bouche, une autre, remplie d’étranges crocs luisants de sève, s’agrandit en un horrible sourire grimaçant et figé. Il restait immobile, comme dans l’attente d’un ordre.
— Tomàs, chuchota Abbie, d’une voix brisée.
Le Leschein semblait dépourvu de vie, ce qui était étrange, étant donné la manière dont s’était comporté Séraphin quand il s’était transformé. Abbie l’observa avec intensité. Se pourrait-il que, au fond de lui, Tomàs soit toujours là ? Elle s’aventura doucement jusqu’à lui, grâce à leur lien mystique, mais tout ce qu’elle perçut fut le silence et l’obscurité. Et au-delà, des murmures qui lui firent grincer les dents. Elle se retira très vite.
Sébastian se tourna vers Abbie.
— Va, fit-il. Il faut réparer le Sceau avant qu’il ne soit trop tard.
— Mais … Et Tomàs ?
— Je n’en sais rien, Abbie, fit-il, sur un ton triste.
La vampire regarda une dernière fois son ami, hocha la tête et reprit son chemin vers le Hêtre. Les membres de sa meute se répartirent entre elle et le Leschein. Sheraz, les yeux scintillants de larmes, l’attendait. Au fond d’elle, Abbie sentait la puissance du fragment augmenter. Un mélange de tristesse et de joie l’engloutirent, la faisant vaciller. La fissure dans le Voile continuait à grandir. Abbie posa une main réconfortante sur le bras de la shamane, qui la remercia d’un hochement de tête. Puis en silence, la garou se recula légèrement. Abbie observa le magnifique arbre puis leva une main hésitante.
— C’est ça, ma fille. Pose ta main sur l’écorce et laisse-moi partir.
— Je n’attends que cela, vous savez, ne put s’empêcher de répondre Abbie.
Que sous-entendait-elle ? Pourquoi ne voudrait-elle pas s’en débarrasser ? Soudain, la pensée de se retrouver à nouveau seule avec sa Bête la tétanisa. Sa main se figea.
— Ne t’inquiète pas, ma fille. Tu ne seras plus jamais seule. Tu as retrouvé ta famille.
Soudain, sa mémoire s’ouvrit en grand et, sous l’assaut des souvenirs, son cœur lui donna l’impression qu’il allait exploser. Elle revit clairement sa mère et son père, souriant, au regard plein d’amour. Elle entendit la voix de son grand-père, si rempli de sagesse qui lui racontait les histoires de ses ancêtres, de sa lignée, de Gaïa. Elle se rappela qui elle était, l’identité qui lui avait été volée par Aldous. Et elle sut qu’elle ne serait plus jamais seule.
Lorsque sa main se posa sur l’écorce rugueuse, elle sentit la puissance faiblissante de l’arbre millénaire. Elle ferma les yeux, baissa légèrement la tête et son autre main alla rejoindre elle-aussi le tronc. Ses sens surnaturels percevaient le chemin de la sève depuis les racines jusqu’à la plus petite des feuilles, et, en écho, les vibrations de l’énergie qui y pulsait. Le fragment enfla en elle et s’y déversa, arrachant son propre esprit à son corps et l’entrainant avec lui. Elle entendit à peine le hurlement bestial et harmonieux qui s’éleva vers la lune.