Li’Dawn tremblait, sonnée. Un frisson la parcourut, et elle prit conscience qu’elle avait froid.
– Est-ce que vous allez bien ? demanda Saeda en cherchant son regard.
– Où est Ran ?
Li’Dawn avait parlé sans réfléchir. Perdue, elle cherchait autour d’elle la silhouette de son garde du corps. Il lui fallait quelque chose de familier pour contrecarrer l’angoisse qui l’envahissait : tout, même son propre corps, lui semblait étranger.
– Il ne va pas tarder à vous rejoindre. N’ayez crainte.
Elle devait se ressaisir. Li’Dawn prit une grande inspiration et tenta de calmer les battements lourds et rapides de son cœur étourdi. Elle s’était sentie, pendant quelques secondes, si proche du monde : les odeurs, les sons, tout jusqu’aux perceptions les plus discrètes, avait résonné en elle, mais depuis qu’elle avait traversé, ses sens diminuaient. Les couleurs semblaient plus ternes, les lumières moins vives. Cet affaiblissement la plongea dans une profonde torpeur ; il lui semblait qu’elle devenait aveugle, que le monde s’éloignait d’elle.
– En traversant, je… J’ai eu l’impression d’entendre le monde respirer.
Saeda haussa un sourcil :
– N’aviez-vous jamais emprunté de portail ? Quand on nous y habitue dès l’enfance, les traversées ne nous font plus aucun effet.
– C’était agréable, se défendit Li’Dawn. Comme si j’avais trouvé une forme d’harmonie. Mais, maintenant que je m’en sens coupée, c’est comme si… J’étais une coquille vide.
Saeda allait répondre quelque chose, mais son regard fut attiré par la silhouette de son frère qui, derrière Li’Dawn, lui adressait une interrogation muette. La noble Maart acquiesça silencieusement et se retourna vers la princesse :
– Nos obligations doivent écourter notre conversation, expliqua-t-elle poliment.
Elle revint vers son frère pour accueillir les nobles qui, l’un après l’autre, traversaient le portail : certains membres de la délégation Maart rentraient dans leur contrée, mais l’on comptait aussi des nobles de la cours Dawnarya venus accompagner leur princesse. Leurs épais bagages laissaient présager qu’ils considéraient cette excursion comme une marque de prestige et de confiance de la part de l’impératrice, et Saeda se retint de se mordre la lèvre – les contrées Maart n’avaient pas besoin de multiplier les convives… L’impératrice ignorait-elle la mesure de la crise sanitaire et économique qui les touchait ? Au rythme où allaient les choses, quelques festins suffiraient à réduire les réserves qu’ils avaient si durement accumulées, et la famine les heurterait de plein fouet.
Rozen dut sentir l’appréhension de sa sœur car il lui adressa un clin d’œil rassurant. Ce signe la fit sourire ; il était bon d’être réuni. Se contentant de cette petite satisfaction, elle s’avança vers ses invités et afficha le sourire et l’air affable qu’on attendait d’elle. Certains répondirent à ses saluts avec hauteur, mais d’autres s’adressèrent à elle comme s’ils la connaissaient de longue date. Une femme, notamment, s’approcha avec empressement et lui saisit les mains pour prendre de ses nouvelles. Elle souriait, ravie, et comme elle secouait la tête, ses longues boucles d’oreilles tintèrent autour de sa chevelure soigneusement coiffée en un haut chignon. C’était une noble de la cour Dawnarya. Les rides qui plissaient son front et son cou étaient soulignées par des lignes dorées, maquillées de sorte que sa vieillesse colore son visage et rayonne à l’image d’un soleil.
– Saeda, c’est un tel plaisir de vous retrouver ! J’aurais tant aimé vous revoir au palais, mais je n’ai appris la nouvelle de votre venue qu’après votre départ ! Quand j’ai eu vent de ce voyage, je me suis proposée dans l’espoir de vous retrouver, vous et votre mère.
La noble femme couvait de son regard Saeda et Rozen comme une mère veille sur ses petits. Rozen dut la reconnaître plus aisément que Saeda car il lui présenta un salut courtois et moins cérémonieux que la bienséance l’aurait souhaité :
– Madame la duchesse, c’est un honneur pour nous de vous recevoir.
– Ôtez-moi ces politesses de votre vocabulaire, mon garçon. Vous m’appeliez Camilla quand vous étiez enfant, et je ne crois pas avoir changé de patronyme !
Le prénom de la vieille femme éveilla de vagues souvenirs, et Saeda se remémora un printemps innocent passé en compagnie de ses deux parents ; Camilla était là, assise à une table blanche, un chapeau en travers de la tête pour se protéger du soleil, et Rozen tirait sur le napperon qu’elle brodait pour attirer son attention. Son frère avait toujours apprécié cette femme sans âge qui s’adressait à quiconque avec un franc-parlé déroutant, régentait tout en s’offusquant d’un rien. Aujourd’hui, le temps la rattrapait, mais elle affichait ses rides avec fierté et semblait profiter au mieux des avantages de la vieillesse.
– Mais madame, balbutia une domestique, ne souhaitez-vous pas assister à la cérémonie de bienvenue préparée à l’intention de votre délégation ?
– Et quoi, encore ? Vous voudriez obliger mes pauvres rotules à demeurer droites comme des piquets ? Et me priver de retrouver une vieille amie ? Vous n’aurez qu’à faire porter dans mes appartements les éventuelles gourmandises que j’aurais ratées, et ce sera comme si j’avais été là tout du long. Maintenant faites-moi plaisir et annoncez-moi chez Sonja.
– Ce ne sera pas nécessaire, la rassura Rozen.
Ce dernier posa un bras sur celui de Camilla :
– Je vais vous y conduire moi-même pendant que ma sœur s’occupera de nos hôtes.
« Quelle chance… », songea Saeda. Mais elle adressa un sourire bienveillant à la vieille femme ; Rozen semblait ravi de la retrouver, et elle ne souhaitait pas gâcher son plaisir. Comme elle se tournait vers la petite foule de nobles qui débarquaient, elle les observa se retrouver, se saluer. Plusieurs semblaient attendre leur tour avant de s’approcher d’elle. Elle fit le premier pas. S’en suivirent une ribambelle de révérences. Lorsqu’elle eut une seconde, Saeda regarda derrière elle : Camilla et Rozen avaient disparu.
Le portail crépita avant de disparaître : plus personne ne traverserait. Saeda se tourna vers ses invités et leur proposa de s’avancer vers le salon adjacent afin de se restaurer. Leurs affaires seraient portées dans les chambres qui leur étaient attribuées. Tous attendirent que la princesse héritière fasse le premier pas, puis la suivirent jusqu’à une grande salle où de longues tables de bois avaient été dressées. Les bancs qui servaient d’ordinaire aux banquets avaient été glissés sous les nappes afin de libérer de la place ; toutes les cheminées brasillaient sur les côtés afin de réchauffer les convives.
Habituée à la blancheur du marbre et aux couleurs des vitraux, Li’Dawn s’étonna de l’atmosphère sombre qui régnait dans la pièce : les murs étaient de pierres grises, le sol de même, et seules de larges tapisseries égayaient les lieux. De hautes fenêtres grimpaient jusqu’au plafond, sous des voûtes peintes et ornées de symboles. On apercevait au loin des monts couverts d’épaisses forêts : un océan de verts aux nuances diverses, plus ou moins sombres selon que le soleil épousa ou non le versant des hautes collines. C’était la première fois que Li’Dawn voyait un tel spectacle. Elle peina à détacher son regard du panorama, et plus encore à résister à l’envie de s’approcher des fenêtres pour mieux le contempler. Ran, qui l’avait rejointe, lui adressa un sourire lorsqu’il lui promit qu’elle aurait sans doute une belle vue depuis la chambre qui lui serait attribuée. La princesse ne parvint pas à savoir si son rictus était ironique ou non.
Comme elle approchait du centre de la salle, une jeune femme s’avança. C’était une noble vêtue aux couleurs des Maart. Elle fut bientôt sous le large lustre qui éclairait doucement la salle, et Li’Dawn put distinguer les traits de son visage. Elle était d’une grande et étrange beauté : ses traits étaient finement ciselés, son nez droit donnait à sa figure un air altier, et ses hautes pommettes ainsi que son menton légèrement arqué formaient des reliefs particuliers. On eut dit une poupée. Ses cheveux blonds ondulaient autour de son front et retombaient dans son dos en une basse queue de cheval. Sa mise était simple, son maquillage de même, se résumant à de fines lignes venant orner ses paupières.
– Votre altesse, dit-elle en effectuant une révérence.
– Princesse Li’Dawnarya, je vous présente Cass Maart, notre sœur à Rozen et à moi.
Saeda avait rejoint le haut du cortège et s’apprêtait à poursuivre les présentations, mais la jeune femme l’interrompit :
– Votre cousine, rectifia-t-elle.
Quoique son expression fusse affable et souriante, Cass s’exprimait avec froideur. Sa voix s’y prêtait bien ; cristalline, elle faisait tinter les mots comme carillonnent des petits grelots, sans ajouter de couleurs à ses phrases.
– Enchantée de faire votre connaissance, répondit Li’Dawn.
Reconstituant la généalogie des Maart, la princesse n’eut aucun mal à y situer Cass. Cette dernière était l’héritière légitime des contrées Maart, mais sa mère, Christina Maart, s’était vue déshéritée lorsqu’elle avait choisi d’épouser une autre femme. Les grands-parents de Cass, avaient refusé cette union de crainte qu’elle ne demeure stérile et n’offre nul descendant à leur dynastie. Aussi le père de Rozen s’était-il vu attribuer et le glaive de la justice et la couronne des Contrées Maart. C’était un homme bon et charismatique, et son peuple l’avait accueilli avec chaleur. Sa sœur avait même fini par se faire à l’idée, à la différence de son épouse, laquelle n’avait jamais accepté qu’on subtilise l’héritage de ses filles. Après s’être longuement insurgée, celle-ci avait fini par fomenter l’assassinat de Rozen Maart. L’affaire n’avait jamais été rendue publique, mais Cass avait été contrainte, très jeune, de quitter sa famille pour être élevée aux côtés de Rozen et Saeda. C’était une punition autant qu’une mise en garde ; si Rozen venait à être menacé, la sécurité de Cass le serait également. C’était une décision cruelle, et sans doute en avait-il résulté beaucoup de rancœur. Cass avait toujours été bien traitée, éduquée comme l’étaient les frères et sœurs Maart, mais Li’Dawn imaginait sans mal qu’une enfant séparée de ses mères et de sa sœur pour des raisons politiques eusse pu avoir des difficultés à s’intégrer tout à fait dans sa famille d’accueil.
Cass, avec ses cheveux blonds et son teint pâle, détonnait – tous les Maart étaient bruns, le teint légèrement hâlé –, mais c’était sa vêture qui tranchait avec celle des autres nobles : sa robe blanche était simple, elle ne portait nul bijou, nulle ceinture, nul ornement. Elle n’avait pour elle que sa beauté naturelle au milieu d’une cour apprêtée et clinquante.
– Si vous me le permettez, la corrigea Cass, nous nous sommes déjà vues, mais vous étiez sans doute beaucoup trop jeune pour vous souvenir de moi.
Li’Dawn songea aux quelques voyages qu’elle avait menés lorsqu’elle était enfant ; on l’avait succinctement présentée aux grandes familles nobles du royaume avant qu’elle ne s’en retourne au palais des Portes pour ne plus le quitter. Si la princesse ne s’en souvenait pas, Ran, au contraire, en gardait une image plus nette : il était venu aux côtés de la sœur aînée de Lior. Les Contrées Maart lui étaient apparues comme un lieu hospitalier et chaleureux. Leur délégation avait été accueillie par le père de Rozen et Saeda, mais les enfants avaient rapidement été regroupés dans la cour intérieure du château afin de laisser les adultes discuter en paix.
Ran avait suivi les sœurs Dawnarya pour faire la connaissance des Maart. Ils s’étaient amusés tous ensemble, puis avaient été rejoints par quelques enfants de domestiques. Leurs jeux n’avaient pas laissé la place aux distinctions d’ordre social ; pour autant, Cass était demeurée en retrait. Ran se souvenait d’une petite fille au tempérament autoritaire et farouche. Bien qu’initialement placée au centre du groupe lorsqu’ils commençaient une nouvelle activité – elle était parmi les plus âgés et bénéficiait de cette aura propice à la prise de décision – , la moindre contrariété finissait par l’éloigner des autres ; elle s’écartait, boudeuse, les lèvres durcies sur une expression légèrement hautaine. Ran s’était d’abord senti agacé par ses manières, mais, les jours suivants, comme leurs jeux se répétaient, il s’était rapidement rendu compte que Cass recevait, non pas de la part des enfants mais de celle des adultes, un traitement particulier, et il en était venu à se demander si sa tendance à l’ostracisme n’était pas un pur mécanisme de défense : Cass était légèrement plus grande que Rozen – enfant chétif au tempérament timide – , et chaque fois que, emportée par la fougue et l’envie de gagner, elle le bousculait, se montrait trop assertive voire compétitive, les adultes qui les surveillaient lui ordonnaient de se montrer plus douce, la tançaient et lui donnaient une calotte si, par malheur, elle avait fait tomber le garçon. Sans doute la jeune fille, dans l’espoir d’éviter un énième sermon, avait-elle fini par laisser volontairement ses camarades gagner aux jeux qui les occupaient.
Comme Ran se remémorait ces détails, il songea qu’il lui faudrait les partager avec la princesse.
Je reprends ma lecture tout doucement. J'aime beaucoup ce nouveau personnage, Cass, avec son histoire trouble, sa beauté cristalline, et son mauvais caractère. Le point de vue se promène d'un personnage à l'autre alors qu'elle apparaît, mais j'avoue que j'avais envie de rester dans le regarde de Li'Dawn qui arrivait un peu plus longtemps. J'imagine qu'on y retourne, de toute façon, je vais lire la suite !
une coquillette, mais je ne suis pas totalement sûre :
- selon que le soleil épousa => épousât ?
C'est toujours un plaisir de te lire,
A très vite
Cass est toute nouvelle, dans la bande, tant mieux, donc, si tu l'aimes bien. Je crois que moi aussi, d'ailleurs. On va pouvoir concocter une belle histoire, avec elle aux côtés de Lys, Soren et tous les autres !
Merci pour tes retours et à bientôt !