Luni lui fit l’amour avec douceur et savoir-faire. Couchée dans le grand lit normand qui meublait la chambre du silfe, elle se laissa porter par son désir, sourde à tout ce que sa raison pouvait lui hurler. Sa sauvage nudité, que la chevelure lâche cachait en partie, s’offrait aux caresses de son amant. Elle ne se lassa pas d’effleurer du bout des doigts les muscles qui se nouaient sous l’effort et de s’enivrer de son corps en sueur.
Je suis une femme…
En cet instant, alors qu’elle le sentait, dans un déchirement atroce et délicieux, se glisser dans son intimité, elle comprit tout ce qu’englobait cette affirmation. Il lui sembla qu’un écho lointain lui soufflait les mots qui se formaient dans son esprit.
Une femme, vibrante et aimante.
Elfes, magie, destinée… tout s’effaça.
Ne subsista que la passion.
La route défile, défile, défile. On l’emmène hors d’ici. On lui a dit que c’était pour son bien, pour sa sécurité. Mais n’était-elle pas à l’abri auprès de sa nourrice ? Les elfides se sont arrêtés subitement. Elle frissonne. Elle ferme les yeux et se sert un peu plus contre son protecteur, mais rien n’y fait. Les bras vigoureux qui l’enlacent ne suffisent pas à la réchauffer.
Cris, mouvements, douleur. On l’a arrachée de son étreinte et jetée à terre. Le froid lui tord les entrailles, les larmes jaillissent de ses paupières. Ne pas pleurer ! C’est Lun’ qui le lui a demandé. Il lui a dit qu’elle était une grande fille maintenant. Les épées tintent autour d’elle. Pourquoi pense-t-elle à Lun’ ?
Quelqu’un a crié, mais elle n’a pas compris quoi. Elle court pour échapper à la mort qui lui sourit, son beau visage auréolé d’une chevelure jais.
Elle court, elle trébuche, elle tombe…
Réveil. Keina cligna plusieurs fois des paupières pour revenir à la réalité. Dieu merci, il ne s’agissait que d’un cauchemar ! Elle soupira, ramena le drap contre sa poitrine et tourna le menton.
Il se tenait face à elle, assis sur l’extrême bord d’un tabouret, les deux mains jointes entre ses genoux, dans cette pose qu’il adoptait si souvent. Il la contemplait, une tristesse insondable au fond de ses pupilles. Il la contemplait comme on contemple…
… une morte ?
Elle se redressa subitement, cœur battant. Puis, pour se donner contenance :
— Quelle heure est-il ?
— Pas encore six heures. Le jour n’est pas complètement levé. As-tu bien dormi ?
Il parlait d’une voix douce, rassurante. Elle referma les paupières afin d’en apprécier le timbre. Quelques secondes plus tard seulement, elle répondit.
— Plutôt bien, oui. Mais je dois rentrer chez moi à présent ; personne ne doit savoir que j’ai passé la nuit ici. Ton majordome peut-il tenir sa langue ? Il fait tellement peu de cas de son rôle de maître d’hôtel qu’il est bien capable de répandre la nouvelle dans le Royaume entier.
Tout en parlant, elle se leva, enfila ses dessous puis sa toilette de la veille. Les attaches de son chemisier blanc résistèrent à son empressement.
— Peux-tu m’aider à refermer ce satané corsage ? demanda-t-elle comme s’il s’agissait d’un rituel de vieux couple.
Bon gré, mal gré, Luni s’approcha pour lui prêter main-forte.
— Keina…
Le ton hésitant, comme pour annoncer une mauvaise nouvelle. La silfine sentit son cœur se serrer dans un étau implacable. Elle fit volte-face et planta son regard dans les yeux de Luni.
— Je n’ai pas su te combler, c’est ça ? Je n’ai pas été à la hauteur de tes autres maîtresses. Laisse-moi une seconde chance, s’il te plaît !
— Il ne s’agit pas de ça, Nana. Tu as été… c’était parfait. Cependant… je vais devoir quitter le Royaume dès aujourd’hui. (Keina fixa son amant, interdite.) La Reine m’a confié une mission spéciale. Je n’assisterai pas à la Grande Réunion. Toi non plus, tu n’y seras pas. Dame Aëlle a estimé que tu n’étais pas encore prête. Pierre restera ici pour continuer à t’entraîner.
— Et pour me surveiller, c’est ça ? compléta Keina avec courroux, se reculant soudain du silfe.
Luni poussa un soupir excédé.
—Quelle tête de mule ! Tu as peut-être hérité de la beauté d’Akrista, mais tu détiens aussi son caractère, murmura-t-il, la voix lointaine.
L’allusion fusa en elle comme une révélation. Elle se figea.
Tes lèvres au goût d’amertume et de regrets,
Et cette absence au fond de tes iris bleus…
Soudain, toute sa colère s’évapora, et un sentiment nouveau lui succéda, qu’elle n’avait encore jamais expérimenté et qu’elle ne parvenait pas à définir. Un sentiment, ou plutôt un soupçon. Comme un pic de glace qu’on enfonçait dans sa poitrine. Elle se tourna, froide, en évitant soigneusement le regard de Luni.
— Nous ne nous reverrons donc pas avant la prochaine Arrivée. Je te souhaite bonne chance, Luni.
Elle quitta la chambre sans attendre sa réaction, incapable de rester un instant de plus en sa présence. Dire qu’elle avait accepté ses avances, persuadée qu’il l’aimait !
Quelle idiote.
Ce n’était pas elle qui occupait les pensées du silfe, pas elle qui lui avait ravi le cœur. C’était sa mère.
Petit à petit, le soupçon se changeait en certitude.
Elle regagna ses appartements avec hâte et s’effondra sur son lit dans un gémissement. Par chance, elle n’avait croisé âme qui vive. Il lui aurait été bien difficile d’expliquer cette sortie impromptue, si tôt le matin, dans ses nippes de la veille !
Idiote, idiote, idiote. Elle empoigna l’oreiller et y noya son visage.
Oh, bien sûr, elle savait pertinemment que Luni avait eu de nombreuses maîtresses. Elle s’était fait une raison. Comme une grande partie de ses semblables, elle ne croyait pas en l’amour éternel. Ne subsistait en elle que ce besoin – vital, entier, sincère – de vivre l’instant présent, et d’aimer pareillement.
La silfine grimaça. Malgré ces vœux pieux, imaginer Luni, son Luni dans les bras de sa propre mère ! Non. Inconcevable, tout simplement. Celle-ci s’était-elle refusée à ses avances ? Sa tutrice lui avait souvent narré l’amour de ses parents, un amour parfait, un amour de conte de fées. Mensonges ? Allez savoir…
Cependant, il lui suffisait de se remémorer les paroles de Luni, la façon dont il l’observait, comme on scrute une silhouette dans le lointain, presque effacée… une morte.
Son attitude depuis le premier jour se parait d’une nouvelle coloration. Comment avait-elle pu croire que son comportement de la veille n’était que la conséquence de ses propres charmes ?
C’était sa mère qu’il voyait lorsqu’il la contemplait, sa mère à qui il avait susurré des mots doux au creux de l’oreille, sa mère qu’il avait caressée du bout de ses doigts anguleux. Sa mère et son visage d’ange, ceinte dans une robe de princesse, son triste sourire adressé au monde entier. Sa mère, disparue à jamais. Sa mère, sa mère, sa mère !
Idiote !
Elle se tourna, la rage dévorant ses entrailles, rage contre elle-même et contre sa stupide, ridicule naïveté. Je ne vaux pas mieux qu’Anna-Maria.
Comment espérait-elle rivaliser avec une morte ? Elle se redressa, déterminée. Non, elle ne se battrait pas. Elle profiterait de son absence pour l’oublier. Elle n’était pas Anna-Maria ; elle ne supportait pas le goût de la trahison. Tant pis si elle avait perdu son innocence entre ses bras. Elle n’était plus une petite fille. Et elle saurait faire face.
Elle se changea en hâte, fit un brin de toilette et sortit de chez elle, bien décidée à tenir sa résolution. Tout au fond de son cœur, tapie dans l’ombre de ses belles promesses, une mince fissure laissait encore entrevoir le gouffre insondable de son désespoir. Il ne l’aimait pas. Il ne l’avait jamais aimée.
À l’entrée du réfectoire, elle cloîtra sa souffrance dans un rempart de volonté qui n’avait rien à envier à la Grande Muraille de Chine et pénétra dans la pièce avec un sourire factice.
Attablée à son endroit préféré, Lynn lui fit des signes enthousiastes qui l’apaisèrent aussitôt. Elle s’installa à ses côtés.
— Te voilà bien matinale, commenta la blonde, moqueuse. Moi qui me faisais une joie de venir te tirer du lit d’ici une heure ou deux !
— Tu me vois navrée de devoir te priver de ton bonheur, répliqua du tac-au-tac son amie, avant de croquer dans une appétissante brioche garnie de pépites de chocolat.
Elle se prit à songer à ce que lui avait annoncé Luni, avant qu’elle ne le quitte. Dame Aëlle a estimé que tu n’étais pas encore prête.
— J’imagine que tu vas à la Grande Réunion ? lança-t-elle sans préambule. Pourquoi ne pas nous y rendre ensemble ?
À sa grande surprise, Lynn afficha une moue renfrognée. Elle joua un instant avec l’omelette qui gisait au creux de son assiette et redressa la tête, le visage soudain radieux.
— Sais-tu que j’ai perfectionné mon automobile ? Nous pourrions l’essayer à nouveau, avant la fin des beaux jours !
— Sans façon, grimaça Keina. Mais quel rapport y a-t-il avec la Grande Réunion ? Écoute, en réalité Dame Aëlle ne requiert pas ma présence, mais j’ai pensé que tu pourrais intercéder en ma…
Elle sursauta. Lynn venait, dans un fracas métallique, de jeter sa fourchette sur la table.
— N’est-il possible de parler d’autre chose ? Pourquoi le monde entier est-il obsédé par cette fichue réunion ? cracha-t-elle avec un élan de rancune dont Keina ignorait l’origine. De toute façon, je n’y vais pas, moi non plus.
À peine murmurés, les derniers mots se parèrent de mélancolie. Interdite, la silfine observa son amie qui boudait, les deux poings repliés contre ses genoux. Un rire caverneux enfla dans son dos. Elle pivota sur son banc, pour se retrouver nez à nez avec Erich, qui déjeunait à la table d’à côté et que la situation avait rendu hilare.
— Ainsi, elle ne vous l’a jamais dit ? questionna-t-il après s’être calmé. Comme c’est curieux, une si bonne amie !
Un rictus amusé flottait au coin de ses lèvres. Il se pencha, conspirateur, jusqu’à être si proche du visage de Keina qu’elle s’éloigna d’instinct.
— Lynn n’ira jamais à aucune réunion, quel que soit son désir d’entrer dans le service actif.
— Pourquoi ? ne put s’empêcher de demander la silfine.
Il darda sur la blonde un regard méprisant.
— Les femmes n’y ont pas leur place, je l’ai déjà dit. Celle-là encore moins que les autres ! La magie ne veut pas d’elle. Elle est incapable de la garder plus de quelques heures dans son corps. Une sacrée infirmité, au Royaume Caché, n’est-ce pas ? Visualisez la famille, à présent : une traîtresse, un coureur de jupons et une impotente. Joli tableau !
Il se tut, satisfait. Lynn s’était levée si soudainement que sa chaise gisait sur le sol. Elle contempla un moment le silfe, son regard clair noyé par les larmes, puis se détourna dans un sanglot et détala vers la sortie. Keina s’élança à sa suite, le cœur pris de remords.
— Lynn, ouvre-moi, s’il te plaît !
Keina tapota doucement contre le bois de la porte, aux aguets. Elle s’en voulait. Après tout, elle attirait les particules magiques dont son amie était privée.
— Il faut que nous discutions !
— Il n’y a rien à ajouter, bougonna une voix chagrine étouffée par l’épaisseur du battant.
— Tant pis, tu ne connaîtras pas la suite du feuilleton du Cornhill Magazine. Je le lirai toute seule !
Froufrous secs d’une soierie traînant sur le parquet, un loquet qu’on déverrouille, et la porte s’ouvrit sur une Lynn boudeuse, échevelée et dévêtue. Keina lui emboîta le pas à l’intérieur de son appartement et s’installa sans son invitation sur le sofa oriental qui ornait l’angle du salon. Son amie la rejoignit aussitôt d’un air las.
— Eh bien, je suis là ! claironna Keina, un grand sourire sur les lèvres. As-tu au moins la nouvelle édition du Cornhill ? J’ai oublié de l’apporter. (Lynn gloussa entre ses larmes et lui lança au visage l’un des coussins du canapé.) Te voilà de meilleure humeur ! Je préfère ça. Tu avais raison : on se fiche de cette réunion. Si nous nous rendions à Londres, toutes les deux ? Tu possèdes une elfide, n’est-ce pas ? Tu dois pouvoir sortir du Royaume ! Nous irions dévaliser les soieries chez Harrod’s, puis nous flânerions dans Hyde Park, je te présenterais à Livie et à Amy, et…
— Keina ! la coupa Lynn, une main posée sur la sienne. (Elle plongea ses grands iris bleus, qui ressemblaient tant à celles de son frère, dans les reflets noisette de Keina et dessina un sourire franc.) Je te remercie, acheva-t-elle dans un souffle.
En un instant, le cœur de la silfine se réchauffa.
Pour la première fois, Lynn se confia sans retenue à Keina. Elle lui parla des difficultés rencontrées pour contrôler le peu de magie qu’elle arrivait à manipuler. Les railleries de ses semblables, son impuissance lorsque la guerre avait éclaté. Elle ne savait pas se battre, n’utilisait la télépathie qu’en de rares occasions et ne maîtrisait qu’une partie des langues du Royaume. Ses constantes fanfaronnades n’étaient qu’une façon de pallier à ces lacunes, de paraître un peu plus ordinaire.
Elle avoua à Keina son inclination pour Eoin, de la Noire, qui la courtisait depuis quelques années. Aux yeux du silfe, sa « tare » n’avait pas d’importance, mais Lynn ne pouvait s’empêcher de le jalouser dès qu’il lui racontait ses exploits dans le service actif, et en éprouvait une culpabilité qui gâtait leurs relations plus qu’elle ne l’aurait voulu. La veille, ils s’étaient disputés au sujet de la Grande Réunion, et Keina comprenait à présent les réticences de la blonde à aborder ce sujet.
Elle n’était pas la seule à avoir souffert de ce handicap. L’Histoire du Royaume avait retenu quelques Silfes, quelques Hommes et même des créatures magiques affectées de cette infirmité, qui demeurait un mystère pour tous ceux qui étudiaient cette énergie. On avait tenté de trouver des remèdes, sans succès. C’était incurable.
Keina s’efforça de réconforter la silfine, du mieux qu’elle le pouvait, et cessa de parler de la Grande Réunion. Mais elle détestait son impuissance, ainsi que celle de ses semblables. À quoi bon vivre dans un haut lieu de magie, s’il n’y avait aucun moyen d’en dompter l’essence ?
— Garde le contrôle de ta lame ! Tu n’es pas concentrée !
D’un moulinet du bras, Keina fendit l’air, tenta une attaque, dérapa sur l’herbe humide et lâcha un juron sonore. Un sourire fin se matérialisa sur le visage de son entraîneur.
— Eh bien, je ne savais pas les Anglais si grossiers !
— Une habitude que les Français nous ont donnée, sans doute, grommela la silfine en guise de réponse.
Pierre éclata d’un rire clair, rentra son épée dans le fourreau qui pendait à sa ceinture, et adressa un signe amical à son élève avant de se diriger à grandes enjambées vers les portes du Château. La leçon était terminée.
Les journées de septembre s’égrainaient, paisibles, et Keina, qui partageait son temps entre l’entraînement drastique que lui infligeait Pierre et la douce oisiveté pratiquée par Lynn, désespérait de pouvoir un jour partir sur le terrain.
Elle poussa un léger soupir et suivit le Français en traînant, peu pressée de quitter la tenue confortable qu’elle portait pour combattre. Mais il ne serait pas convenable de se présenter ainsi pour le déjeuner, n’est-il pas ?
La voix aigrelette de Georgianna résonna au fond de son esprit et elle renifla. Pourquoi, en tout endroit du Royaume, cette vieille chouette restait-elle le souvenir le plus vivace qu’elle gardait de sa vie à Londres ?
Son cœur se serra. Livie et Amy lui manquaient. Les enfants également, des boucles rousses de Martha qui volaient autour d’elles lorsqu’elle courait jusqu’aux petites mains potelées de William qui s’accrochaient à sa jupe comme à une bouée de sauvetage.
Un siècle s’était écoulé depuis qu’elle était revenue au Royaume. Un siècle s’écoulerait sans doute avant qu’elle puisse retrouver son foyer. Elle leva le nez vers l’azur et laissa le vent d’automne sécher ses joues, quelques instants. Puis elle rejoignit Pierre en s’efforçant de penser à autre chose – non, pas à lui, non plus.
Je ne suis pas aussi convaincue que Keina que Luni était amoureux de sa mère. Ce qu'il a dit était assez ambigu, et j'ai comme l'impression que le problème est plus complexe que ça. Pour autant, je ne suis pas mécontente de voir Keina prendre du recul. Luni garde trop de secrets pour que je lui fasse confiance à ce stade.
Mais je suis contente de comprendre enfin ce qui se passe avec Lynn, et soulagée qu'elles se soient rabibochées. ^^