Chapitre 16

Par Ozskcar

Ma sœur, je dois l’avouer, tu me manques terriblement ; pas une journée ne passe sans que je ne pense à toi ; tu es partout, et mon imagination te fait apparaître chaque fois que je tourne la tête un peu trop vite, chaque fois que j’entends un rire, chaque fois que je m’éveille… Il n’est pas un matin où j’ouvre les yeux avant de me pencher de l’autre côté du lit ; je crois alors t’apercevoir, mais ne trouve qu’une chambre vide et des draps froids. Mes espoirs, toujours, s’évaporent, et ne demeurent que le regret, la mélancolie. Je ne saurais souffrir, cependant, que mon mal soit également le tien. Mon absence a dû, j’en ai peur, creuser un sillon dans ton existence ; il n’est pas un lieu, sans doute, qui ne soit imbibé de mon souvenir… Crois-moi lorsque je t’assure que je ne souhaite rien de plus que de me trouver à tes côtés, que de retrouver ma place à notre table ; le château des Maart n’est rien de plus qu’une froide cellule où j’erre en paria. J’y suis tantôt une pauvre créature que l’on regarde avec pitié, tantôt une enfant vicieuse que l’on craint autant que l’on méprise. Notre oncle est bon avec moi, mais comme peut l’être un geôlier qui plaint un captif auquel il ne peut rendre sa liberté. Notre tante, en revanche, ne peut s’empêcher de me dévisager chaque fois que je la croise ; si je suis près de son fils, elle scrute chacun de mes gestes, s’inquiète de la moindre de mes paroles ; elle sursaute quand, à table, je me saisis d’un couteau pour découper un plat, tressaille lorsque je m’approche de ses enfants. Je l’ai entendu, l’autre soir, s’adresser à son mari pour lui faire part de ses craintes ; Wilhelm a tenté de la rassurer, mais elle a répété inlassablement que j’étais le portrait craché de notre mère, et qu’elle ne pouvait me voir, sinon comme une menace planant au-dessus de la tête de son fils. Les bonnes partagent le sentiment de leur reine : elles me parlent durement, ne ratent jamais une occasion de me faire du mal, que ce soit en me coiffant, en m’habillant… L’autre jour, alors qu’une fête battait son plein, une jeune servante s’est arrangée pour renverser sur ma robe le contenu d’une soupière. Moins que la brûlure, ce furent les rires du petit groupe de domestiques qui me firent mal ; je dus remonter dans ma chambre et n'osa plus la quitter de toute la soirée. J’entendais les rires, les musiques, et, loin des festivités, ma solitude me glaça de longues heures durant. Ma sœur, tu n’imagines pas toutes les humiliations qu’ils me font vivre… Les nourrices surveillent nos heures de jeu me claquent durement le dos de la tête quand elles sont fâchées de me voir m’amuser aux côtés des autres enfants, nos professeurs de danse ne manquent jamais une occasion pour donner un coup de bâtons sur mes jambes nues – pour redresser ma posture, disent-ils… Quant à nos instituteurs, ce sont leurs livres ou leurs règles qui frappent ma tête et mes doigts ; la moindre erreur les persuade que je me moque d’eux, que je suis inattentive ou simple d’esprit, mais ils ne relèvent jamais mes réussites, pourtant nombreuses, et pas une fois ils ne m’ont complimenté. J’excelle pourtant dans toutes les matières, bien plus que Rozen et Saeda qui est si lente et son frère si farouche…

Je t’écrivais, ma chère Solveig, pour te rassurer, t’inviter à profiter de ton existence, me faire oublier de toi, mais je me rends compte que je suis incapable de… 

(Le brouillon de cette lettre s’arrête ici avant de reprendre plus bas. Le papier semble humide et quelques tâches rendent certains mots illisibles.)

Notre mère m’a parlé de toi dans sa dernière lettre : j’ai été navrée d’apprendre que tu ne mangeais plus, que tes nuits étaient agitées, et que tu pleurais mon absence. Je t’écris, donc, en espérant te rassurer : je suis, chez nos cousins, en excellente compagnie, et tout le monde fait preuve à mon égard de bonté et de bienveillance. Le château des Maart est un lieu d’une grande beauté, et jamais je n’ai assisté à autant de fêtes, de célébrations ou de bals. Crois-moi, ma sœur, je me porte fort bien, et je n’aspire qu’à une chose : que ta vie se poursuive en gardant de moi un souvenir heureux qui t’accompagne sans jamais te peser. Nous nous reverrons bien assez tôt, alors ne me pleure pas. 

Je t’ai aimé, toi et ta joie de vivre, et je t’aimerais toujours, où que je sois

Bien affectueusement, 

Ta sœur, Cass Maart.

Brouillon d’une lettre retrouvée dans le secrétaire de la reine Sonja Maart


 

La première fois que Soren eut de nouveau conscience de lui-même, il se trouvait dans une vaste chambre, occupé à plier du linge. En trouvant, caché sous une pile, une veste brune au tissu élimé, il sentit monter en lui une vague de nostalgie, et son corps porta l’habit à ses narines. L’odeur lui rappela une époque lointaine, faite de longues heures d’étude, de rires et de franche camaraderie. Il passa une manche, puis l’autre, et l’enfila avant de se regarder dans la glace : deux yeux le considérèrent avec effroi, et une migraine le prit soudain :

– Dégage, s’entendit-il prononcer. 

Mais sa voix lui sembla différente, et il prit soudain conscience qu’il ne la maîtrisait pas. Sa tête fut secouée de droite à gauche, et il eut le sentiment d’être ramené en arrière, comme si la marée éloignait son esprit impuissant du rivage. Cette fois-ci, le rivage était son propre corps… 

Dans le miroir, ses yeux noirs redevinrent bleus, et Kholia reprit le contrôle de leur corps. Ce fut comme une bourrasque : la jeune femme déversa quantité de souvenirs qui, tel un courant, menacèrent d’emporter Soren. Celui-ci dut s’accrocher de toutes ses forces pour ne pas disparaître de nouveau, et lorsqu’il crut boire la tasse, ce fut l’enveloppe de son esprit qui le protégea de celui de Kholia. Ce fut une sensation précise, et il sut que, pour survivre, il lui faudrait non seulement s’accrocher à son identité, mais surtout préciser sa nature. 

 Lorsqu’elle se crut seule et en sécurité dans son propre corps, Kholia diminua la pression de son esprit sur celui de Soren. Par précaution, elle tâta l’intérieur de son être, inspecta ses moindres recoins, mais le garçon se recroquevilla tant que, minuscule, elle ne put sentir sa présence. Lorsque la vigilance de Kholia diminua, Soren put desserrer l’étroit cocon au sein duquel il s’était blotti et installé tel un spectateur, rassuré de se sentir encore exister. 

En dépit de sa curiosité, il s’éloigna des perceptions de Kholia, tant par peur qu’elle ne le trouve de nouveau que par soucis de se concentrer sur ses propres perceptions, et non celles de la jeune femme. A tâtons, lentement, il se chercha… Mais sans savoir exactement quoi chercher. Il tenta d’abord de circonscrire son être en le décrivant, en le qualifiant… Puis il chercha des souvenirs auxquels se raccrocher, des impressions qui auraient été si fortes qu’elles auraient laissé en lui une empreinte indélébile, capable de le sculpter, mais il avait trop peu vécu pour rivaliser avec Kholia sur ce terrain.

Ce fut un long travail introspectif qu’il ne parvint à mener à bien que lorsqu’il accepta de ne plus se réduire à des amas de mots vides de couleurs ou de sensations ; alors, il fut capable de resserrer la focale de son attention sur quelque chose d’à la fois très étroit et très vaste : le fait d’être. Il ne restreignit pas sa reconstitution aux perceptions corporelles, mais l’élargit, au contraire vers une spécificité nouvelle : celle de savoir que ce cela signifiait que d’être lui-même, et non quelqu’un d’autre. C’était plus que de voir partout autour de lui se créer un réseau de noms, de souvenirs ou de perceptions à chaque fois qu’une image apparaissait ; cela, c’était ce à quoi Kholia se raccrochait ; chaque fois que le garçon essayait d’émerger, elle le noyait sous ses souvenirs, ses émotions… Soren, lui, devrait se battre sur un autre terrain… 

Qu’était-ce qu’être lui-même ? C’était bon… Agréable. S’il se fondait dans cette perspective qu’il existait, qu’il était une unité consciente et malléable, il se sentait habité d’une certitude tranquille, d’une confiance inébranlable. Sa tête dodelinait alors, et ses cheveux, telles les branches d’un arbre, dansaient dans la brise, et au sein de ce courant qui traversait le monde, il ne pouvait couler : il voyageait, seulement, soumis au temps mais capable d’en comprendre les mouvements. Plus nettement qu’il ne l’avait jamais perçu, il vit clairement la forme que prenait le temps : il n’était pas une ligne mais une vaste salle faite de miroir contre lesquels se réverbéraient milles reflets, et chaque reflets étaient une facette du temps : tout était simultané, et cette existence si particulière était d’une force incroyable : Soren lui-même, au milieu de cette salle, capable de se tourner vers n’importe quel reflet, était une tempête. Le garçon se demanda si Kholia avait une telle acuité du monde qui l’entourait… Mais à peine se sentit-il en osmose avec le monde que cette sensation s’évapora, et il se retrouva de nouveau seul.

Avoir conscience d'être était un bon début, mais c'était une certitude fugace et instable, capable d'irradier puis de s'écrouler sur elle-même. Il faudrait donc toruver autre chose...Une énième fois, Soren plongea les mains dans la terre glaise dont son être était formé, puis il palpa l’ensemble pour comprendre quelle en était la forme, l’essence. 

Pour ce faire, Soren se raccrocha à autre chose : sa conscience de lui-même, et celle qu’en avait les autres. Fors était d’admettre que personne ne l’avait jamais connu, et il comprit soudain combien cela l’avait blessé. Il s’était senti agacé, bien sûr, qu’on l’appelle Kholia, qu’on parle de lui au féminin, qu’il voit dans un miroir le visage d’une femme déjà marqué par l’existence, mais jamais il n’avait compris la raison de ce dégoût étrange, de ce mal-être qu’il ressentait à être pris pour une autre. Soren… Les noms avaient un pouvoir, et le sien l’ancra un peu plus dans ce corps où il n’était pour le moment qu’un parasite ; il lui faudrait être appelé ainsi, dorénavant, car il était cela : Soren. Quelle étrange certitude d’être ainsi doté d’un nom. Les quelques lettres de ce mot étaient comme un refuge, la coque d’une noix qui lui permettrait de demeurer une unité intacte, indissoluble. Ce fut sans doute à cet instant que Soren prit conscience qu’il était, non pas une femme, mais un homme. Il n’y avait nulle raison à cela, nulle justification ; c’était un simple constat qui lui était venu, et il aurait été incapable d’expliquer ce que cela signifiait. Mais de la même façon que Kholia était une femme, lui, Soren, était un homme. C’était étrange… C’était rassurant. 

Soren poursuivit ainsi, et tissa ensemble les multiples fils qui le constituaient, persuadé qu’il y en aurait sans doute encore de nombreux autres qui viendraient compléter la tapisserie dont il était constitué : il trouva en lui une curiosité ingénue, une appréhension lancinante vis-à-vis des autres, un certain appétit pour la solitude, mais une peur, aussi, d’y être condamné. Il se sentait généreux, mais une générosité un peu pleutre ; il était de ceux qui, confus, pouvaient se laisser envahir par les doutes, par la résignation, aussi, et la peur de devoir se battre ; un tel constat s’illustra en lui par le biais d’un sentiment de tiraillement désagréable suivi d’une lourde lassitude. C’était donc cela la signature de la résignation… Et c’est ainsi que Soren eut une nouvelle révélation : il était une forme, mais il était également capable de se sculpter lui-même… 

Ainsi se lança-t-il, prêt à façonner cette terre glaise dont il était formé. 

Il commença par son nez : comme l’on dessine, il traça, d’abord une ligne puis chercha à insuffler du volume puis de la vie. Il fallait créer quelque chose de cohérent, qui puisse être le foyer d’une nouvelle vie. Sous les narines, il traça deux traits puis forma l’arc d’une bouche qui enfla jusqu’à ce qu’une lèvre fine voit le jour, puis une seconde qui vint se fermer par-dessus une langue rose et chaude. Là, la concentration de Soren dérapa, et il est possible que la ligne de son menton soit légèrement partie trop en avant… 

Naste venait d’entrer dans la chambre où se trouvait Kholia et tout son être se mit à rayonner. Soren voulut s’en détourner, mais il était fatigué par l’effort auquel il s’était adonné. Il se contenta donc de se recroqueviller puis de reformer autour de lui la coque de son esprit afin d’observer la scène à l’abri. Il fut ébranlé par le contact des bras de Naste qui entourèrent Kholia. Quand les lèvres des deux femmes se rencontrèrent,  Soren, dans un mouvement de recul, arracha sa conscience aux perceptions de la jeune femme, mais une fragrance se colla à lui, sucrée, violette… 

Quand Kholia éloigna son visage de celui de Naste, ce fut pour l’observer plus longuement. Les mains en coupe autour de ses joues, elle en suivit les lignes des yeux, remonta vers le front, redescendit vers les yeux… :

– Tu as vieilli. 

– Merci, souffla Naste d’une voix ironique. 

– Sans moi, poursuivit Kholia. Tu as vieilli sans moi, ça me fait peur. 

– Pourquoi ? 

– Tout a changé… Les lieux, les gens… 

– Nous on te reconnaît ; on ne t’a jamais oublié. 

Sur ces mots, Naste colla son front contre celui de Kholia. Fermant les yeux, elle savoura ce contact, trop heureuse d’avoir retrouvé cette femme pour laquelle elle s’était battue sans relâche depuis trop longtemps. 

– J’ai tout gâché, tout à l’heure, souffla Kholia en se reculant.

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