Chapitre 16

Par !Brune!

Quelques jours plus tard, la collaboration amicale d’Eyan avait adouci les tensions et chassé le ressentiment que la défiance de Marguerite avait inspiré à Charcot. Par l’intermédiaire de Milo, elle avait livré d’importantes informations concernant la façon dont les clans arpentaient le territoire pour s’approprier les coins d’eau qui leur permettaient de survivre. Avec un sang-froid déconcertant pour son âge, elle avait décrit l’insécurité permanente, les conflits récurrents que la pénurie engendrait, les trop courtes accalmies entre les épuisantes périodes de sécheresse. Son témoignage avait révélé que, forts d’être armés, les Féroces imposaient leur hégémonie, spoliant, les unes après les autres, les tribus autochtones de leurs moyens d’existence. Le détachement apparent avec lequel la petite nomade avait relaté sa vie dans le monde d’en haut avait ému les explorateurs autant qu’il les avait surpris ; seul le commandant, aguerri par des années d’investigation à la surface, avait compris que cette prétendue résignation était une manière pour Eyan de ne pas sombrer dans le désespoir.

Depuis l’épisode de la cuisine, le militaire et la préadolescente s’étaient liés d’une étrange affection, un sentiment mêlé de tendresse et de réserve qui suscitait une sorte de consternation amusée au sein de la brigade. À la sollicitude spontanée d’Eyan, Charcot répondait le plus souvent par des interjections gênées, des accolades malhabiles qui faisaient rire sous cape bon nombre de ses soldats. Cependant, aucun d’eux ne se serait permis la moindre réflexion de peur d’attirer les foudres de l’inexpugnable chef.

Un soir qu’il lui tenait compagnie au sommet des remparts, l’officier avait demandé à sa jeune amie de lui expliquer, avec le peu de vocabulaire manuel qu’il maîtrisait, le scénario des attaques barbares. Debout entre deux créneaux dentelés, les bras croisés sur la poitrine, il avait regardé avec une attention soutenue Eyan lui raconter comment grâce aux Badawiins, les Féroces repéraient la famille qui s’était emparée d’une zone humide, comment, la nuit, ils lançaient l’offensive, comment enfin, la tribu décimée, ils occupaient le terrain jusqu’à épuiser la nappe avant de partir commettre une nouvelle razzia.

Convaincu que le récit la bouleversait, l’intransigeant militaire avait essayé de trouver les mots pour réconforter la petite infirme, mais, pudique, mal à l’aise, il avait vite renoncé et s’était contenté de lui tapoter gauchement l’épaule, en soupirant. Comme elle l’avait fait le jour où il avait confondu les comploteurs, Eyan lui avait alors saisi la main et ils étaient restés ainsi longtemps, le regard accroché à l’horizon qui brasillait sous le soleil couchant.

Outre les requêtes du commandant, Eyan avait répondu avec une égale gentillesse aux sollicitations avides des chercheurs. Grâce à ses allégations, Kant Brother et le géologue avaient vu leurs théories confirmées. Soumise à un climat subdésertique, la région se révélait inculte, couverte d’herbes sèches et de buissons épars. Les précipitations, rares, s’y présentaient sous la forme d’averses torrentielles qui emportaient souvent tout sur leur passage. Ces orages, aussi brefs que violents, alimentaient, néanmoins, des poches souterraines qui même si elles s’avéraient dérisoires donneraient, peut-être, l’occasion à Owen de localiser une source. Des reptiles et de petits rongeurs composaient l’essentiel de la faune, enrichie toutefois de quelques pottoks, une race très résistante de poney dont l’origine remontait à plus d’un million d’années. Hormis le chien sauvage et peut-être le lynx, les carnivores semblaient bannis du territoire. 

En médecine, les découvertes avaient été moins réjouissantes. Le témoignage d’Eyan avait dénoncé l’omniprésence, au sein des tribus, de diverses pathologies qui allaient des malformations physiques aux troubles psychomoteurs. Estelas suspectait de multiples causes à ces anomalies : maladie génétique, infections virales, environnement pollué par des agents chimiques, irradiation… Dans tous les cas, elle avait relevé que l’espérance de vie des peuples autochtones ne dépassait guère quarante ans, soit vingt années de moins que la moyenne des occupants de la grotte !

— Nous devrons faire des prélèvements afin de vérifier l’état du biotope. Nous ne pouvons envisager d’exploiter une source si elle est contaminée, conclut Marguerite en s’adressant aux membres du staff que Charcot avait conviés à une réunion, avant leur départ, prévu le lendemain.

— Je compte sur vous pour faire le nécessaire ! convint ce dernier, regardant tour à tour les trois scientifiques qui assistaient avec Carduz et les trois adolescents à la rencontre. De mon côté, j’ai appris que les Féroces sont à peine plus d’une centaine. En outre, ils ont un point faible.

— Lequel ? demanda Estelas, interloquée par sa remarque.

— Ils ont des familles ; ce qui les rend vulnérables.

— Encore faut-il réussir à les intimider !

— Nous trouverons un moyen, soyez-en sûre, docteure ! Dans l’immédiat, nous devons nous concentrer sur la mission. Demain, après avoir traversé la cluse, nous emprunterons le tunnel qu’Alberti a relevé sur les cartes. Grâce à lui, nous gagnerons un temps précieux !

— On échappe surtout à une nouvelle escalade, précisa Donald, avec satisfaction.

— Le commandant oublie un petit détail… intervint timidement Milo. Eyan nous a dit que le passage était hanté !

— Hum ! grommela Charcot embarrassé. Elle nous a parlé, en effet, d’une espèce de démon…

Rompant le silence que l’officier lui avait imposé en début de séance, Leïla demanda :

— Quel genre de démon ? 

— Du genre vampire ! ricana Milo, ses deux index repliés devant la bouche pour simuler les crocs assassins d’un Dracula.

— N’importe quoi !

— Je te jure !

— Il serait question d’oiseaux empoisonneurs ou quelque chose comme ça… Qu’en pensez-vous ? ajouta le commandant en se tournant vers les savants.

Après quelques secondes de réflexion, Kant Brother émit une hypothèse : 

— Ce pourrait être des chauves-souris. Elles se regroupent souvent dans des endroits sombres et humides tels que les tunnels. En général, elles les quittent au crépuscule pour aller chasser les insectes.

— Ces mammifères ont été à l’origine de nombreuses pandémies, souligna Estelas. Il ne serait pas extraordinaire qu’elles nous contaminent lors d’une attaque.

— Pardonnez-moi, Mag, mais je ne suis pas de votre avis. Même lorsque leur habitat est menacé, les chiroptères ne se montrent pas agressifs.

— Pourquoi les gens tombent-ils malades, dans ce cas ?

— En réalité, il suffit d’être en contact avec leurs excréments.

— Beurk ! gémit Owen en fronçant le nez.

— Mais ça doit regorger de fientes là-dedans ! s’exclama Leïla, désappointée. On ne pourra jamais traverser !

— Je pense que si, commença prudemment le lieutenant Carduz qui ne s’était pas manifesté jusque là. Lorsque j’étais enfant, ma mère me racontait souvent les exploits de son aïeul. Durant les grandes émeutes qui ont vu les Français contester les quotas d’eau imposés par le gouvernement, son grand-oncle…

— On ne vous demande pas un cours d’histoire, Carduz ! Venez-en aux faits ! coupa Charcot d’un ton sec.

— Et bien, nous pouvons employer les mêmes armes que lors des affrontements de 2084 : des cocktails Molotov !

— Des quoi ? interrogèrent à l’unisson Leïla et Milo.

— Des bombes artisanales. En les lançant dans le tunnel, on provoquera un incendie qui fera fuir les chauves-souris et assainira la place.

— Comment allez-vous les fabriquer ? insista Leïla.

— En utilisant l’eau-de-vie que mes hommes ont emportée avec eux.

— Parfait ! conclut précipitamment Charcot, désireux d’abréger les questionnements intempestifs de l’adolescente. Mettez-vous immédiatement à la tâche, lieutenant. Nous partons à l’aube ; je ne veux pas tomber sur ces bestioles quand elles chasseront dans la cluse.

La chaleur était à peine supportable lorsque les membres de la mission arrivèrent le lendemain au pied du massif qui ceinturait le nord de la combe. Ils s’installèrent prudemment à l’ombre de la montagne en attendant le retour des deux éclaireurs que Charcot avait envoyés pour repérer l’entrée du tunnel. Quelques heures plus tard, la troupe reprenait la route avec peine, affaiblie par sa longue station en plein air, harassée par l’atmosphère d’étuve qui flottait à l’intérieur du val. Cheminant derrière les avant-gardes, les explorateurs empruntèrent un sentier couvert de liseron sous lequel affleuraient des morceaux de bitume éclaté, parsemé d’ornières grosses comme des citrouilles qui les faisaient trébucher à chaque pas. Ils atteignirent leur destination en fin d’après-midi, la gorge desséchée et les mollets en feu. À l’intérieur du souterrain, un nombre très impressionnant de chauves-souris formait un écran noir et moutonnant d’où s’échappaient des émanations acides.

— Cela n’augure rien de bon, confia amèrement Charcot à Carduz. Espérons que votre invention suffira à nous débarrasser de ces saloperies !

Le lieutenant acquiesça avec fébrilité, nerveux à l’idée que son stratagème ne fonctionne pas. Le commandant ordonna aux membres de la mission de se placer, sans bruit, de part et d’autre de l’entrée puis, à son signal, quatre soldats se détachèrent des pelotons et lancèrent les bouteilles d’alcool enflammé sur le sol. Plaqués contre la roche, les explorateurs virent bientôt s’envoler une multitude de chiroptères qui, dans un vacarme assourdissant, cherchait désespérément à échapper au feu. Aveuglés par le soleil, les premiers volatiles, désorientés, s’éparpillèrent au-dessus de la prairie en mouvements chaotiques, mais très vite, la cohue se disciplina et les chauves-souris se rassemblèrent en un nuage compact qui disparut en quelques minutes de l’autre côté du vallon.

Tandis que de chétives flammes terminaient de lécher l’eau-de-vie répandue sur l’asphalte, les colons pénétrèrent avec précipitation dans le tunnel, pressés de fuir la fournaise de la combe. À l’abri de leur combinaison, ils marchèrent d’un pas résolu parmi les cadavres calcinés des mammifères volants, évitant, néanmoins, de se frotter aux murs dégoulinants de guano dont les reflets irisés scintillaient sous la lumière des torches.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Milo, en arrêt devant les parois éclaboussées.

— Des fientes de chauve-souris. Ce qui brille ce sont les résidus d’ailes des insectes dont l’animal se nourrit.

— C’est beau, dit naïvement le jeune homme à la biologiste qui lui souriait gentiment.

— Ouais… ben, tu f'rais mieux de rouler plutôt que de rester devant un tas de crottes qui pue la mort ! s’exclama Leïla d’un ton rogue. Tu vois pas que tu gênes !

Elle fit un pas de côté pour dépasser Milo dont le fauteuil stationnait au milieu de l’allée.

— Mille excuses, ma douce !

Mais l’adolescente fila en tête de cortège sans daigner répondre. Jouant des coudes, elle aperçut bientôt le commandant qui se tenait immobile au milieu d’un groupe de soldats : face à eux, éclairé par le halo vacillant des flambeaux, se dressait un gigantesque éboulis.

— Je comprends mieux pourquoi on n’en voyait pas le bout, murmura amèrement le militaire, figé telle une statue de sel devant le mur de pierres qui condamnait la sortie. Des réflexions désabusées s’élevèrent presque aussitôt, émanant des membres de la mission qui avaient rejoint la petite unité emmenée par Charcot.

— S’il vous plaît… un peu de silence, déclara l’officier, s’adressant à la cantonade. Il existe des issues de secours dans tous les tunnels. Nous allons retourner sur nos pas et inspecter l’endroit de fond en comble. Jentil et Quertin, vous formez une escouade à gauche. Carduz et Jonzac, vous faites idem à droite. Exécution !

Ainsi que l’avait suspecté le commandant, les soldats ne tardèrent pas à découvrir plusieurs portes de métal, dissimulées par une montagne de gravats que l’affaissement de la galerie avait probablement provoquée des décennies plus tôt. Sans relâcher la pression, Charcot ordonna de déblayer l’une d’elles et après plusieurs heures d’efforts les premières marches d’un escalier en colimaçon apparaissaient derrière le squelette rouillé de la poterne. Lestée des chariots de vivres, l’équipe entama l’ascension pendant que Milo atteignait le sommet, agrippé aux épaules de l’officier ; ensemble, ils débouchèrent sur une étroite plate-forme qui surplombait la vallée d’une dizaine de mètres.

Serrés les uns contre les autres, les explorateurs contemplèrent le paysage magnifique qui s’étendait à leurs pieds ; dans le soleil couchant, les herbes d’une vaste prairie ondulaient paresseusement, caressaient des bouquets d’épineux, léchaient les troncs noueux des arbres dont les feuilles argentées froufroutaient dans le vent. Plus loin, un troupeau de poneys aux flancs émaciés s’ébattait gaiement dans le lit asséché d’une rivière. La main tendue vers le ciel, Eyan désigna le vol majestueux d’un vautour, au-dessus d’eux. Malgré le spectacle éblouissant, la ronde macabre du charognard insuffla aussitôt une étrange inquiétude au cœur des colons ; accroché au garde-corps, Owen sentait leur angoisse le gagner en vagues pernicieuses et sauvages. Maîtrisant ses propres craintes, il se tourna vers les membres de l’équipe et déclara, sur un ton qu’il espérait convaincant :

— Le fleuve que nous devons suivre n’est pas loin. La rivière à sec, là-bas, doit être l’un de ses affluents. Nous allons faire ce qui était prévu et remonter le lit pour trouver une source. Ayez confiance !

Puis, regardant à nouveau le panorama, il adressa, en silence, une prière au vieux maître d’Entias, pour qu’il lui vienne en aide.

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Carole38
Posté le 01/09/2023
"Ces mammifères ont été à l’origine de nombreuses pandémies"
J'adore la référence à l'actualité "récente" et l'idée, dans ce chapitre, "qu'on n'a rien sans mal" et qu'il faut continuer d'avancer.
D'accord avec Eska. Il manque peut-être quelques lignes au début de ce chapitre ou à la fin du précédent sur la manière dont Charcot décide de garder Eyan ou sur sa réaction après qu'elle lui ai mis la main dans la sienne. Mais peut-être préfères-tu que ce soit le lecteur qui se l'imagine ;-)
!Brune!
Posté le 07/09/2023
Bonjour Carole,
Merci pour tes retours qui sont toujours encourageants. Je suis ravie d'apprendre ton intention de publier sur la plateforme ! Je serai heureuse de découvrir ton univers (j'ai moi aussi un faible pour la SF ;-) lorsque tu te sentiras prête à nous le révéler.
À bientôt !
Eska
Posté le 15/02/2023
Hello Brune !

C'est avec plaisir que j'ai dévoré ces deux nouveaux chapitres !
Sans trop revenir sur le précédent que j'ai beaucoup apprécié, et ce sur tous les plans, je trouve que tu vas beaucoup trop vite sur ce chapitre.
Toute l'interaction entre Eyan et Charcot que tu sous entends à la fin du chapitre 15 et résumes dans celui ci aurait, je pense, vraiment mérité d'être développée.
Ce que tu en évoques est très intéressant, mais la façon dont tu l'apportes nous met à distance, c'est très neutre, très factuel. Or, l'attachement que tu crées au personnage de cette petite fille, et les enjeux que tu tisses dans ton chapitre précédent autour d'elle sont, je trouve, un excellent outil pour donner du relief à ce que tu nous racontes de ces tribus, de leurs modes de vies, de leur lutte pour la survie.
Je crois sincèrement que tes trois premiers paragraphes mériteraient d'être développés du point de vue d'Eyan, avec son experience, son vécu. Tu perds là l'occasion rêvée non seulement d'approfondir ce personnage qu'on adore voir s'intégrer au groupe, mais aussi celle de renforcer tes enjeux, de leur donner plus de relief !

J'ai une petite interrogation sur "Sporadique" qui porte à mes yeux une notion de temporalité et l'idée d'un "phénomène" que les nappes ne sont pas. "Éparses" pourrait peut être plus faire l'affaire ?

J'ai pris le temps de t'embêter un peu avec cette histoire de développement mais cela n'enlève rien à tes qualités habituelles, je dirais même qu'il s'agit là d'un point positif, tu poses toujours cet univers intéressant, et on à vraiment envie de le voir développé et enrichi !

C'est donc toujours aussi plaisant à lire, et on à hâte de voir ou tu nous emmènes, n'aie simplement pas peur de prendre ton temps, de développer, tu ne risques pas de nous lasser :)
!Brune!
Posté le 17/02/2023
Bonjour Eska,
et encore merci de prendre le temps de commenter ce texte ; tes retours sont toujours pertinents et je les lis avec beaucoup d'intérêt.
Tu as parfaitement raison ; je n'ai pas assez étoffé le personnage d'Eyan dans ces 3 premiers paragraphes, que ce soit au niveau de son expérience nomade ou des relations qu'elle pourrait tisser avec Charcot et les autres. Tu es gentil de dire que c'est par peur de lasser, mais pour être franche je crois surtout que c'est par paresse ! Heureusement qu'il existe une belle âme pour me rappeler à l'ordre ;-) Je m'en vais de ce pas retravailler ce passage.
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