Copine revient s’assoir à côté du jeune homme toujours plongé dans une stupéfaction totale.
— Voilà l’intérêt d’une prophétie comprise jusque dans ses moindres détail, murmure la jeune fille. Te voilà roi, à présent.
Le chevalier ne peut maitriser un mouvement de recul auquel la jeune fille réagit en posant une main apaisante sur son bras :
— Il y a de quoi être déstabilisé, et je vois bien à quel point ces révélations sur ta famille te touchent. Mais ce qui est fait est fait, surtout si tu n’as pas eu ton mot à dire. Tu dois regarder vers le futur, maintenant. Et ce pays a tellement besoin de nous ! Nous pourrions accomplir tant de belles et bonnes choses, ici ! Tu ne peux pas décevoir le roi, l’abandonner à nouveau !
Elle hésite un instant, retire sa main et croise les bras :
— J’ai beaucoup d’amitié pour le roi ; il me touche et je suis tentée par sa proposition de mariage…
Elle s’interrompt à nouveau et le chevalier la sent chercher son regard. Il lève la tête et s’essaie à un faible sourire, mais il ne sait quoi lui répondre.
— Le roi a beau être adorable, reprend-elle doucement, il est quand même beaucoup plus vieux que moi. Si, en dépit de la tradition, j’acceptais de me marier, ce serait pour former une association plus durable, potentiellement plus fructueuse…
De plus en plus mal à l’aise, le chevalier se contente de hocher la tête.
Copine se lève alors et va se planter devant le portrait du couple de saltimbanques. C’est son dos qui déclare au chevalier :
— Maintenant que te voilà roi, ne vois-tu pas que je ferais pour toi une reine parfaite ? Oui, je sais, ta princesse… mais soit un peu réaliste : cette histoire n’a jamais été qu’un rêve sans lendemain, une douce illusion, alors qu’il a, ici, maintenant, un royaume et une reine qui s’offre à toi sans conditions !
À nouveau, le chevalier cherche désespérément à exprimer… quoi exactement ?
— Et puis, reprend Copine en revenant vers lui, les mariages de raison sont souvent ceux qui marchent le mieux ; je n’ai pas besoin que tu éprouves pour moi des sentiments passionnés ! Pour ma part, je t’ai toujours trouvé très séduisant et cela me suffit. Ne vois-tu pas à quel point nous formons le couple idéal pour reconstruire ce royaume ?
Avec un sourire timide, elle ajoute en se rasseyant près de lui :
— Et nos enfants seront forcement beaux et talentueux !
À présent, c’est sûr, le chevalier doit répondre, même si ce qu’il va dire…
Il est interrompu par le bruit sourd d’un objet tombant par terre, et le roi re-apparait devant la cheminée. Il tient à la main un anneau qu’il présente au jeune homme :
— Chevalier, je vous confie l’anneau cigillaire qui vous identifie comme le roi légitime de ce royaume… officieusement, s’entend, jusqu’à votre couronnement. Moi, j’ai tendance à l’égarer, et il pourra vous être utile.
Puis, s’adressant à Copine :
— Serait-il trop vous demander que de me conduire jusqu’aux objets que vous avez ramenés et qui sont stockés, semble-t-il, dans un des gardes-manger vides ? J’ai reçu, de la part du personnel, des plaintes à leur sujets. Certains de mes serviteurs affirment que les articles sont hantés !
— J’ai fait passer une annonce à propos du miroir, Majesté, et j’espère que la magicienne attitrée va bientôt le réclamer. Quant à la queue du dragon, c’est au chevalier qu’elle revient de droit et c’est à lui qu’il faut demander d’en disposer.
Devant l’air vaguement déçu du roi, elle ajoute :
— Cependant, je serais heureuse de vous accompagner et j’essayerais de tranquilliser le miroir qui est sans doute le coupable de toute cette agitation. Et puis, le chevalier a besoin d’un peu de temps pour se remettre de ses émotions, je pense.
Alors que le couple disparait à travers la cheminée, le chevalier glisse l’anneau dans sa poche de poitrine où le sceau fait une petite bosse, puis il quitte le sanctuaire à son tour.
Bercé par le pas tranquille de sa monture, le chevalier observe la campagne environnante.
Il a bien fait de sortir de la ville pour s’offrir un long galop à travers champs. Son cheval avait besoin de se dégourdir les jambes et lui commence enfin à se sentir un peu plus léger.
Il ne doit pas trop s’éloigner, cependant ; il est parti en chemise et hauts de chausse sans même prendre un chapeau. Il fait chaud pour l’instant, mais la fraicheur tombe vite.
L’état d’abandon et de négligence des champs et des fermes qu’il croise incite le chevalier à échafauder des plans pour reconstruire le royaume… son royaume ? Il pourrait mettre dans cette entreprise toute son énergie, toutes ses capacités, ses idées, son désir d’aider. Il sera un roi aimé, respecté, et ce peuple qu’il a sauvé, embrassera avec reconnaissance sa vision d’un monde harmonieux et bien organisé…
Pourtant, quelque chose cloche, une partie de lui reste froide, détachée face à ces images qui pourtant enflamment son esprit.
Il finit par ouvrir son cœur à son fidèle destrier :
— Il n’y a pourtant pas à tergiverser : le roi à raison, bien sûr ; et Copine aussi. Et je ne peux pas les abandonner…
— … à leur triste sort ? coupe le cheval. Le roi, débarrassé du dragon est amoureux et Copine, désormais pourvue de son Objet Magique, est accueillie par un pays entier qui saura profiter de ses services. Tu as raison, Cow-boy, ces deux-là ne peuvent pas se passer de toi.
— Heu… je n’ai pas dit ça ! Ce qui m'inquiète, c’est que je ne peux m’arrêter de penser à la princesse, si bien que la joie, l’enthousiasme que je m’attendais à ressentir… une satisfaction paisible… tout cela n’est pas au rendez-vous.
— Copine serait d’accord avec moi que cela constitue un léger problème, n’est-ce pas, Cow-boy ? Et elle t’a montré à maintes reprises qu’il était avantageux de suivre ses intuitions. Je suis sûr que, si elle connaissait tes sentiments véritables, et malgré ce qu’elle souhaite aujourd’hui, elle te dirait : écoute son cœur et cherche ce qui l’apaisera !
— Tu crois ? demande le chevalier qui sent l’espoir frissonner au fond de lui.
Le cheval ne répond pas à une question qui était rhétorique, réalise le chevalier. Mais quelques instants plus tard, il propose :
— Puisqu’ici n’est pas l’endroit, allons voir ailleurs, Cow-boy ! On pourrait commencer par aller juger de l’évolution de la situation, du côté de chez la princesse.
— Sans compter que j’aimerais autant lui expliquer en personne les étranges circonstances qui… Mais comment expliquer ça à Copine et au roi ?
— C’est toute la question, n’est-ce pas, Cow-boy ! déclare le cheval en s’arrêtant à un croisement. Alors, on continue tout droit ou on fait demi-tour ?
Le chevalier prend une grande inspiration :
— On continue tout droit !
— Parfait ! De toute façon, je ne t’aurais pas ramené. Je ne sais pas si c’est le temps passé avec le Livre de Copine, mais je me sens une certaine parenté avec les Objets Magiques qui guident et conseillent, sans en avoir l’air.
— Cela implique-t-il que je sois un peu magicien ? sourit le chevalier.
— Quelque chose comme ça, Cow-boy.
— Bon, murmure le jeune homme, nous avons évité le col et les Monts de la Mort en prenant le raccourci indiqué par cet aimable bûcheron ; nous avons évité les villages…
— Sans parler, Cow-boy, du rythme soutenu auquel nous nous sommes astreints…
— …Qui nous a permis de progresser rapidement. Mais nous ne pourrons pas faire l’économie de la Forêt Interdite. Ceci dit, ce n’est pas cette petite forêt qui va nous ralentir !
— Absolument ! Ses habitants peut-être, certainement pas la forêt ! Mais on n’y est pas encore, et il va falloir me laisser souffler. Nous trouverons certainement quelque sujet de conversation intéressant pour tromper ton impatience.
Le chevalier se renfrogne un instant puis décide de faire contre mauvaise fortune bon cœur.
— Il y a bien une conversation qui m’intéresserait, déclare-t-il soudain, si tu étais enfin d’accord pour l’avoir : celle où tu me parlerais de ce mystérieux parrain qui t’a ramené d’Amérique pour que tu deviennes mon fidèle destrier.
— Tu as raison, Cow-boy, ne tournons pas autour du pot. À ma décharge, et en guise d’introduction, je te signale qu’on m’avait fait promettre de ne rien dire : ta mère avait classé cela secret défense, et ce n’était pas à moi de juger. Mais il est toujours bon de connaitre l’histoire de ses ascendants. Un petit chevalier qui vient de nulle part, qui fait son truc et qui repart dans le soleil couchant, ça n’existe que dans les bandes dessinées.
— J’apprécie toujours tes apartés philosophiques, mais si tu pouvais en venir au fait !
— Bien, bien ! Donc, voilà ce que je sais, glané au cours de mes conversations avec ce parrain, qui n’est autre que le frère cadet de ton père. Comme tu viens de l’apprendre, ce n’était pas un ménestrel de bas étage qui divertissait les foules sur les places de marché mais le fils ainé d’une famille noble et un poète de grand talent qui commençait à être connu et apprécié dans les cours et les châteaux. Si ces parents avaient accepté sa vocation, il serait peut-être encore vivant… mais toi, tu ne le serais pas, car, pour échapper à l’incompréhension et au jugement familial, ton père a préféré tout quitter et partir sur les routes. C’est là qu’il a rencontré ta mère.
— Ce parrain… est donc mon oncle ? murmure le chevalier en retirant ses lunettes et en les essuyant vigoureusement, en une vaine tentative de s’éclaircir les idées.
— C’est ça. Un oncle qui préféra s’exiler lui aussi plutôt que de rester dans la famille qui avait rejeté sans appel ce frère ainé qu’il idolâtrait. Je pourrais te raconter comment je l’ai rencontré, c’est une histoire intéressante mais moins pertinente, pour l’instant.
— Tu as raison, restons concentré sur le fil principal, marmonne le chevalier.
— Comme tu voudras, Cow-boy. Donc, de retour ici quelques années plus tard, ton oncle apprit que ton père avait cherché à le contacter pour lui demander de parrainer son enfant à naître et de le protéger si cela s’avérait nécessaire. Hélas, quand ton parrain reçu le message, son frère était mort, et toi et ta mère aviez disparu.
— Disparu ? Comment ça disparu ?
— Oui, volatilisés ! Dissous dans l’air frais. Car ta mère, de retour chez elle, bien décidée à ne jamais rien demander à cette belle-famille indigne, réinventa votre histoire pour effacer vos traces. Il a fallu à ton oncle du temps, de la patience et de la persévérance, mais il a réussi à vous retrouver. Il s’est fait reconnaitre de sa belle-sœur et a insisté pour faire quelque chose pour toi. Ta mère resta sur ses positions, avec quelques aménagements : ton inscription à HEC, c’est son idée. Sans compter le cadeau inestimable qu’il t’a fait en ma… personne.
Le cheval s’arrête alors à une croisée de chemin :
— Il y a bien encore quelques détails qui pourraient t’intéresser, mais nous voilà à la Forêt Interdite. Encore que, avec le soir qui tombe, il sera peut-être malaisé de la traverser.
— Mais non, marmonne le chevalier encore secoué par ces nouvelles révélations, on a tout notre temps !
À peine engagés dans la forêt, les voyageurs sont accueillis par une bourrasque de vocalises. Le chevalier reconnait la voix du castra et il a soudain grande envie d’aller prendre de ses nouvelles.
Ils débouchent dans une clairière au milieu de laquelle se tient le brigand. Sa capeline à plume plaquée sur son cœur d’une main alors que son autre bras prend le ciel à témoin, il interprète une ode à l’amour ou à la nature, le chevalier n’est pas sûr, car la hauteur des notes et la complexité de la mélodie déforment les mots.
Assis sur une souche un peu en retrait, le Piaf écoute, immobile. Son chaperon rejeté sur les épaules dégage son visage d’ange plein de ferveur et de ravissement.
Mais au bruit que font les voyageurs, il se recouvre la tête et se glisse derrière un arbre avant que le chevalier ait pu se faire reconnaitre. Le chanteur, quant à lui, les accueille avec force démonstrations de joie et les invite à venir jusqu’au camp. Quand ils se mettent en route, l’adolescent réapparait, timide mais ravi, lui aussi.
— Nous sommes maintenant installés chez Mère-Grand, explique La Duchesse. Cette vieille femme dans sa maison en pain d’épice délabrée a été pour nous une vraie bienfaitrice. Ce logis, que vous ne reconnaitrez pas, est maintenant notre QG, et nous nous sommes installés autour. Quelle excellente surprise nous allons faire à tous nos amis !
— Nous n’avions pas prévu de nous arrêter, tempère le chevalier. Mais cette journée a été particulièrement longue et, depuis notre départ précipité, nous dormons à la belle étoile et mangeons ce que nous trouvons sur notre route.
— Vous allez être impressionné du confort que vous trouverez ici, Chevalier ; et ce sera notre plaisir que de le partager avec vous. Car vous ne pouvez pas repartir sans nous raconter vos aventures. Et nous donner des nouvelles de notre magicienne. Il ne lui est rien arrivé de fâcheux, j’espère ?
Le Piaf, qui marchait devant eux, se retourne brusquement, une lueur d’inquiétude dans les yeux.
Le chevalier lui sourit et s’empresse de les rassurer.
— Elle va bien, je vous le promets, mais c’est vrai que je ne pourrais pas rendre compte en quelques phrases de tout ce qui nous est arrivés.
— Formidable, s’exclame le castra. Nous n’avions pas encore décidé de qui animerait la veillée ! Vous arrivez à point nommé.
— Parfait, murmure le cheval, je me disais aussi qu’on avait besoin d’un peu de repos, tous les deux et dans ton cas particulier, d’un bain, d’une nuit dans un lit et d’une chemise propre.
Rassemblée au grand complet autour d’un feu de camp que les brigands ont bâti en l’honneur de leur visiteur, la bande attend que le chevalier commence son récit. Même Mère-Grand, dont on a sorti le fauteuil à bascule pour l’occasion, est assise à côté du chevalier, un grand châle sur les épaules. La soirée n’est pas encore fraiche…
— Mais mes vieux os sentent arriver l’humidité de bien plus loin que vous, mes Agneaux, a-t-elle expliqué en demandant un autre châle pour ses jambes.
Le Piaf l’a emmitouflée comme une momie et s’est assis à ses pieds. Sans Blague, pour une fois libéré des sollicitations de ses compères, sert du café à l’assistance. Le chevalier reçoit un gobelet de bois poli qu’il incline vers la Bûche avec une moue admirative. Ce dernier acquiesce d’un sourire timide.
Quant au cheval, il broute la pelouse de la maisonnette tout en profitant de ce que la veillée se tient dehors pour garder une oreille tournée vers le brasier.
Quand le poète s’assoit finalement, le chevalier prend une grande inspiration… mais un cri de Mère-Grand le coupe dans son élan :
— Mes pains d’épices, j’avais mis dans le four des bonshommes en pain d’épice !
Elle n’a pas fini sa phrase que le capitaine s’engouffre dans la maisonnette pour en ressortir un instant plus tard en faisant sauter entre ses doigts les gâteaux brûlants.