Chapitre 16 : L’apôtre Portail

Chapitre 16 : L’apôtre Portail

 

Evangile de Portail, Numéro 3, Verset 3

 

« Une grande mère est la représentante d’Iilaaha sur terre. La tuer équivaut à une condamnation à mort. »

*

— Par ici!

Les rochers noirs et coupants qui bordaient la plage étaient en train de disparaitre au profit de la végétation luxuriante et épaisse de la mangrove. Les racines des palétuviers faisaient comme des mains qui s’enfonçaient dans l’eau salée et peu profonde.

Bien que les quatre fuyards dussent jongler avec tous ces obstacles, ils avaient choisi de traverser le marais pour ne pas laisser ni traces ni odeur. De plus, Gaspard avait l’air de savoir où il allait. Sans la moindre hésitation, il menait le petit groupe au travers des arbres.

— Splash!

Abbas s’était prit les pieds dans la vase et s’était étalé de tout son long. Les autres se retournèrent vers lui avec un regard de reproche.

— Dépêche-toi! On ne peut pas t’attendre!

Taïriss le releva d’une main, comme s’il ne pesait rien, alors même qu’il portait déjà Balthazar. L’adolescent s’était cogné la tête contre une racine et du sang lui coulait sur le menton ; il tremblait.

— Tu peux continuer?

— Je... Je crois...

La tête lui tournait. Les chants des perroquets et les cris persants des singes lui donnaient l’impression que des vrilles lui traversaient la tête.

Un aboiement résonna dans le lointain ; les quatre fugitifs relevèrent la tête et frissonnèrent. Gaspard gronda:

— Par ici! Dépêchons-nous!

Tout en soutenant Abbas, Taïriss lui lança un coup d’oeil agacé :

— Fais-attention où tu mets les pieds...

— Je vais essayer.

Alors qu’ils repartaient, l’adolescent attrapa le médecin par la manche :

— S’il te plait...

Le robot se retourna et se radoucit face au visage terrorisé et tuméfié du jeune giton :

— Quoi?

— Ne m’abandonnez pas...

— Ne t’inquiète pas, je resterai avec toi. C’est promis.

— On aurait pas dû venir ici. Les marais sont pleins de djumbees...

Sa voix chevrotait.

Gaspard renifla en écartant des lianes tandis que Balthazar observait la scène d’un air perplexe.

Ils continuèrent leur chemin en s’enfonçant dans la boue jusqu’à mi-mollet, talonnés par les jappements furieux des mâtins jetés à leurs trousse. Ils étaient en fuite depuis deux heures quand le premier d’entre eux les rattrapa, suivi de près par deux cavalières.

Les quatre fuyards se cachèrent au milieu des troncs de palétuviers.  Heureusement le chien avait de l’avance sur ses maîtresses. Sans se faire repérer, Balthazar lui lança une pierre qui lui fracassa l’arcade et profitant qu’il était étourdi, Gaspard se battit contre lui et le noya dans la mangrove. Il se justifia d’un ton hargneux en voyant Taïriss fixer le cadavre à la dérive d’un oeil mélancolique :

— Tu aurais préféré que ce soit nous, peut-être?

— Je n’ai pas dit ça.

Le robot soupira en sentant les mains d’Abbas s’accrocher à son veston comme à une bouée de sauvetage.

—Continuons tant que nous le pouvons.

— Ça ne devrait plus être bien loin. Il doit y avoir une barque et des vivres, dit Abbas.

Balthazar et Gaspard l’ignorèrent, mais Taïriss avait dressé l’oreille. On recommençait à voir la mer au travers des arbres. Ils se dirigèrent dans cette direction.

— Est-ce bien prudent ? Sur la plage, on pourra nous voir et nous poursuivre facilement. On ne pourra pas se débarrasser de ces pirates comme nous l’avons fait du chien. Elles sont armées, on va se faire trouer comme des passoires.

— Il va falloir se débarrasser de ces deux là.

— Et comment?

— Tu vas voir. Continue de t’occuper de Balthazar s’il m’arrive quelque chose. Si je foire mon coup, emmène ces deux-là jusqu’à la plage.

Gaspard se dissimula derrière les grosses racines des palétuviers et attendit que les deux pirates s’approchent. L’une d’entre elle poussa un cri de rage en apercevant la dépouille de son chien qui flottait dans l’eau croupie.

Au moment où la deuxième la rejoignait, le fugitif bondit hors de sa cachette en poussant des cris stridents. Paniqués, les chevaux se cabrèrent et l’une des deux cavalières tomba dans l’eau. La plus agile se cramponna à la crinière de sa monture écumante qui retomba sur ses pattes. Gaspard se rua sur elle pour la désarçonner, mais elle lui donna un coup de poing et sonné, il tituba de quelques pas.

— Courrez! éructa-t-il en crachant sang et molaire.

Taïriss sortit de sa cachette avec les deux adolescents et se rua sur la plage. La première pirate s’était relevée, mais réalisait avec fureur que la poudre des ses pistolets était trempée et ne pouvait plus servir. Elle commença à tirer son sabre, mais la deuxième gronda:

— Va chercher Murène !

La pirate obéit, sauta lourdement sur son cheval qui hennit de protestation, rua, faillit la décrocher, mais celle-ci se cramponna et finit par rester sur son dos, à l’envers sur la selle. Les fuyards virent disparaitre la grosse croupe et le visage rougeaud qui rebondissait dessus dans un mélange de perplexité et de terreur. Ils redoublèrent de vitesse tandis que Gaspard précipitait son adversaire dans l’eau et prenait à son tour ses jambes à son cou.

— Prenons de l’avance, on a une chance ! Maintenant, elle ne peut plus tirer non plus.

Mais il se trompait. La pirate se releva et tira les espingoles fixées sur la selle de son cheval. Taïriss jeta un coup d’oeil sur la plage, puis derrière son épaule.

Devant, la silhouette de la barque promise se détachait sur les vagues ondulantes ; derrière, le canon de fusil était braqué sur lui. Il y avait Abbas qui courrait à perdre haleine et Balthazar qui rebondissait sur ses épaules. Avec ses yeux de robot, son cerveau de robot, il vit le doigt de la femme se crisper sur la gâchette.

Et soudain, il vit très distinctement l’image de Lù, la maîtresse, avec ses yeux gris et tristes:

« Prends-soin de toi ».

Le coup de feu parti. Taïriss se pencha à une vitesse incroyable pour éviter l’impact. Balthazar bascula au dessus de ses épaules et roula dans l’eau fangeuse. Gaspard poussa un juron, Abbas hurla, Balthazar but la tasse, la femme visa une nouvelle fois avec sa deuxième arme. Le robot vit le coup de feu partir.

« Prends-soin de toi, Taï... »

D’un geste beaucoup trop rapide pour être humain, il agrippa la veste de l’adolescent qui le suivait comme son ombre, ce garçon à qui il avait promis de ne pas l’abandonner. Il le plaça devant lui comme un bouclier humain tandis que les plombs lui trouaient le dos et la gorge. Il vit les prunelles s’agrandirent de terreur et de surprise avant que le jeune garçon ne s’écroule dans la fange.

Tout se figea. Gaspard s’était immobilisé auprès de Balthazar, celui-ci reprenant péniblement son souffle, le corps d’Abbas s’enfonçant mollement dans la boue, tandis que le sang jaillissait à gros bouillon de la plaie et que sa bouche poussait un dernier râle. Même la pirate avait laissé retombé son bras, sous la surprise.

— Lâche! hurla Gaspard.

Le désespoir envahit l’ensemble des circuits du robot, mais sans un mot d’explication, il se retourna et reprit sa course vers la barque.

 

— Terre à l’horizon ! Terre ! Terre ! Hàgiopolis en vue !

Tout le monde s’était regroupé sur le pont, et les différentes Capitaines avaient toutes dégainées leurs longues-vues et se lançaient des coups d’oeil pour savoir qui avait la plus longue.

Lactae fixait la Capitaine Cougnette, Spirale et Larifari avec un sourcil levé.

— Un problème ? demanda Dolorès, les bras croisés et le visage renfrogné.

— On pourrait croire que ce n’est pas le moment de comparer la profondeur de leur chatte, mais visiblement pas.

— Quoi ? Y’a de quoi se vanter ?

— Chez nous, l’adage dit que la femme qui couche avec beaucoup d’hommes a une plus longue chatte qu’une pucelle.

— Je me passerai de commentaire.

Dolorès toisa les pirates avec un tantinet de mépris. Visiblement, chez l’indigène brune, il n’était pas considéré comme de mauvais gout de se vanter ouvertement de sa puissance sexuelle.

— Nom d’une huitre, qu’est-ce qu’elles fabriquouillent ces culs-rouges ? grommela la Capitaine Cougnette.

Spirale fronça les sourcils:

— De quoi ?

— Ça s’agite comme des écrevisses sur la plage. Mais c’est encore trop petit pour qu’on puisse comprendre ce qui se passe.

Honorine était à son poste habituel : à la proue de navire, le nez résolument tourné vers la terre, avec Raclure entre les bras. Elle sentait distinctement l’aura du garçon au loin. Et elle savait que « les autres fois », les autres moment du passé où le monde avait recommencé, le garçon était à chaque fois mort sur la plage. C’était ça, le déclencheur de tout : la mort du garçon qui était comme elle. Alors la diablesse à grande bouche était venue, avait mangé le monde et l’avait recraché plus jeune, quand Honorine était petite et tout avait recommencé encore et encore.

Mais cette fois... cette fois, Honorine était dans un des bateaux qui convergeait à toute vitesse vers l’île et pas au fond du puits. Et il y avait l’autre, Lù, celle qui était comme eux, et la pâle sentait son aura qui glissait depuis Hàgiopolis en direction du garçon qui ne devait pas mourir.

Pendant ce temps-là, la côte se rapprochait à toute vitesse et le fourmillement sur la plage se précisait.

— Il n’y a pas grand monde en ville, grogna Spirale. Quelques enfants, quelques cueilleurs d’algues, mais c’est tout.

— Il y en a plein sur la plage. Mais on dirait qu’il y en a d’autres qui traficotouillent dans le marais. Non, attendez, je vois un point qui revient à contre-sens d’une des pointes de l’île et elles ont l’air de se rassembler autour de lui.

Larifari se tourna vers Spirale:

— Qu’est ce qu’on fait? On fonce vers la ville ou on se dirige vers l’action?

— Répartissons les bateaux dans les deux directions. Quand à nous, allons vers la plage.

Honorine plissa les yeux et tendit le cou. Plus vite, plus vite...

Les sloop filaient et avalaient les distances. On voyait les pirates à l’oeil nu à présent. Certaines s’étaient arrêtées et faisaient des grands geste en montrant la mer et les nouvelles arrivantes du doigt. D’autres s’étaient lancées au galop ou à pied sur le sable et semblaient se diriger en direction de plusieurs hommes qui courraient vers une barque.

Les navires arrivèrent assez près et les pirates commencèrent à descendre des chaloupes. Mais c’était trop lent... Honorine n’attendit pas et se jeta à l’océan.

 

La baguette sifflante fouetta le flanc du cheval qui hennit de frayeur tout en rallongeant ses foulées. Lù était allongée sur l’échine frémissante d’écume de la bête dont les sabots fracassaient le bord des vagues. Et comme Honorine au même moment, elle sifflait entre ses dents:

— Plus vite... Plus vite...

S’il arrivait quelque chose à Taïriss alors qu’ils s’étaient disputés... S’il arrivait quelque chose à Taïriss tout court... elle ne se le pardonnerait jamais.

Enfin, elle rattrapa le peloton de pirates en goguette qui s’étaient réunies sur le bord de mer et se précipitaient à la poursuite des captifs. Et un fois encore, tout se bouscula en même temps dans un immense bazar au centre duquel un troupeau de flibustières acharnées qui, les unes chevauchantes et les autres pataugeantes, hurlaient et tiraient en l’air.

Face à cet amas vivant de haine, de postillons, de guenilles et de poils hirsutes, Gaspard essayait sans succès de remettre Balthazar sur ses épaules pour fuir une dernière fois. Après avoir trébuché pour la troisième fois, il renonça et, abandonnant son compagnon, s’élança vers la barque qu’avait déjà rejointe Taïriss. Celui-ci était en train de défaire les cordes qui la maintenait près du rivage.

En même temps, le jeune tétraplégique glapit à la mort tandis que les premières pirates arrivaient jusqu’à lui pour lui enfoncer la tête dans la boue, Murène à leur tête. Et c’est là que tous les destins convergeaient.

A cet instant où son visage étouffait, planté dans un mélange de sang, de vase du marais et de sable qui lui bouchaient la bouche et les narines. Là, il aurait dû mourir... comme une, deux, trois fois auparavant alors que le monde avait été reconstitué.

Mais cela, seule Honorine le savait. Honorine qui émergeait de l’eau avec ses longs cheveux bleus dégoulinants, comme une créature divine venue de l’océan. Ce fût sans doute sa vision qui fit un peu desserrer la poigne qui maintenait la tête de l’adolescent dans la boue. Et quand les bateaux au large se mirent à tirer des boulets de canon.

Là, la foule de boucanières n’en menaient pas large. Balthazar jaillit de l’eau en toussant, le visage couvert de glaise. Murène allait le saisir à nouveau, quand une voix furieuse jaillit dans son dos:

— Arrêtez ! Arrêtez ! Lâchez-les immédiatement !

Taïriss laissa tomber le bout qui coula dans l’eau et releva immédiatement son visage aux joues trempées de larmes :

— Lù !

Pendant ce temps, Gaspard avait pu le rejoindre ; une fois à bord, il profita de l’instant d’inattention du médecin pour le frapper derrière la tête avec une rame. Il y eu un bruit étonnant, comme s’il avait frappé sur une enclume plutôt que derrière une nuque, mais le résultat fût le même: cet homme abject —qui s’était protégé derrière le corps d’un enfant qu’il avait promis de protéger — fit un gros plat dans l’eau et coula comme une pierre.

Cette dernière action sembla réveiller les pirates qui se jetèrent toutes habillées dans l’eau avant de tirer sur le sable ce médecin inhabituellement lourd.

Lù hurla. Puis elle tira sur ses rênes, son cheval se cabra et elle tira de son fourreau une sorte d’étrange pistolet constitué d’un métal noir qui semblait absorber la lumière. Elle tira vers le ciel et un immense globe noir crépitant l’entoura sur une bonne centaine de mètres. Aussitôt, tous les êtres vivants compris dans ce périmètre s’écroulèrent au sol et se tordirent de douleur. Seuls en réchappèrent Gaspard qui était trop loin et Taïriss pour une raison qui échappa à beaucoup.

Toutes les boucanières se mirent à pousser de hauts cris:

— Quelle est cette diablerie ! ‘Iibiliss est sur nous !

 

— Fermez-là où je recommence! éructa Lù.

Un grand silence tomba sur l’assemblée qui se remit sur ses jambes péniblement. Murène se releva lentement, calme et sur le qui-vive, malgré la douleur qu’elle avait ressentie. Elle tenait toujours Balthazar par les épaules et appuyait la lame de sa lance contre sa gorge. Celui-ci essuya la boue qui lui couvrait le visage d’une main avant de plisser les paupières.

Le soleil brillait haut et se cachait juste derrière la silhouette à cheval, l’enveloppant d’un halo de lumière. Et puis il y avait les grelots accrochés au harnais du cheval qui tintinnabulaient sous la brise marine. En d’autres temps, en d’autres dimensions, on aurait parlé madeleine. Le souvenir perdu éclosit dans sa mémoire comme un bourgeon qui s’ouvre. Il tomba à genoux entre les bras de la guisarmière et leva les mains en coupe vers l’apparition.

— Portail? C’est toi, Portail?

Les pirates qui l’entouraient s’entre-regardèrent :

— Mais qu’est ce qu’il raconte? Il est fou? C’est la petite mère de la vie! La future Dédale!

Murène écoutait en silence, mais elle n’ôta pas son arme.

Mais il poursuivit, les yeux hagards :

— Non, non... Pauvres folles aveugles. Mais j’étais comme vous, avant que mes yeux ne s’ouvrent. Elle porte avec elle le signe des prophètes dont parle le livre. Souvenez-vous du feu sacré qu‘Iilaaha donne à un pauvre scribe pour protéger l’apôtre Portail. Et là, n’est-ce pas la même chose? Tu es revenue des morts, n’est ce pas ? On trouve ton visage enluminé dans le grand Livre et je te vois dans mes rêves... C’est toi, Portail, tu es revenues, n’est ce pas?

Lù l’écoutait, immobile et muette, droite sur le dos de son cheval couvert d’écume. Puis ses sourcils se plissèrent imperceptiblement tandis qu’elle dévisageais le garçon. Enfin, elle murmura, et les oreilles de la foule frémirent :

— C’est toi, Andr?

*

Lactae regardait Hàgiopolis par la vitre de la cabine du capitaine, le regard fiévreux, ses mains agitées de tremblements recroquevillées sur une bouteille de rhum. Elle se força à en prendre une nouvelle gorgée bien qu’elle ne soit pas habituées à boire. Si elle était assez saoule, peut-être qu’elle oublierai la douleur, qu’elle oublierai le bruit des couteaux qu’on aiguisait à côté pour l’amputer, qu’elle ne crierai pas.

— C’est quand même bien dommage.

Dolorès De Figeras était installée derrière le bureau de Spirale. Elle avait retrouvé toute sa dignité en même temps que son teint de chocolat onctueux. Penchée en avant, elle s’appliquait à remplir la suite du journal de bord, après avoir arrachée les pages tâchés par la commodore. Une suite légèrement romancée, dans lequel elle omettait évidement l’homicide commis sur sa supérieure.

Lactae mit quelques secondes avant de reporter son regard sur la sombre. Toute son attention était tournée vers l’agora, où un conseil exceptionnel venait d’être organisé, en présence des deux grandes mères restantes, de Lù et de Larifari, afin de déterminer ce qui allait se passer entrer les prêtresses et si Lù était vraiment Portail revenue parmi les brunes.

— Pardon ?

— Je dis que c’est dommage, une grande bretteuse comme vous. J’aurai aimée pouvoir vous affronter quand il était encore temps.

— Nous verrons si je maitrise bien la jambe de bois.

— Nous n’aurons pas le temps de le savoir. Vous allez mourir, ma chère. Quel gâchis.

Lactae savait que la sombre disait vrai. On l’amputait trop tard et son sang était empoisonné. Elle aurait pu le faire avant la bataille, mais les femmes avaient alors eu besoin d’elle, de son soutien, et il aurait été trop tard pour Spirale, alors. Et Spirale était plus importante qu’elle.

— Vous n’avez pas peur que votre peuple s’entretue lors de cette réunion exceptionnelle ?

Dolorès était visiblement d’humeur bavarde. La petite mère de la naissance — à moins qu’elle n’en soit devenue la Grande mère, pour quelques heures ? — soupira, et but une nouvelle gorgée de rhum en reportant son visage vers la terre et la mer. La douleur était visiblement plus puissante que l’ivresse et la fièvre.

— Non. Le Livre des Vérités condamne à mort et à l’enfer toute personne qui fait couler le sang lors d’une réunion exceptionnelle. Elle assure également qu’on pourra y venir et la quitter sans crainte pour soi. C’est ce qui viendra après qu’il faudra redouter.

— Si la guerre civile est déclarée, pensez-vous que nous puissions être vainqueur ?

Lactae ne répondit pas. Six vaisseaux sous équipés n’étaient pas suffisants pour prendre Hàgiopolis. Bien sûr, elles seraient rejointes par des femmes à terre, mais combien?

— La réponse n’est pas évidente, souffla Lactae à contre-coeur. Surtout depuis la révélation de notre petite mère.

— La magie est toujours un élément essentiel dans la balance.

Lactae fixa à nouveau la Capitaine sombre, en attendant la suite.

— N’est-ce pas grâce à votre algue shifa que vous avez vaincu mon peuple ? Par deux fois...

— Sauf votre respect De Figeras, l’ennemi aussi possède l’algue. On ne peut pas dire que cela nous procure un avantage essentiel.

Dolores lissa sa moustache dorée d’un air malin :

— Oh signora, il existe différents types de monstres et certains sont plus terrifiants que d’autres, en tout cas pour vous. Certes, les brunes des deux camps possèdent l’algue, mais nous, nous avons aussi des Djumbees.

*

Les gradins de l’agora étaient pleins. Et de toutes part les pirates se jetaient des oeillades féroces les unes aux autres, tout en gardant la main posée sur leurs pistolets, leurs sabres et leurs tromblons-spaghettis. Ca grinçait des dents comme un vieux fiacre mal huilé, mais envers et contre tout, nulle ne se tapait dessus. Visiblement, la menace de l’enfer avait du bon.

Et ça n’était pas mieux sur l’estrade, où une Dédale dégrisée fixait la foule d’une oeillade particulièrement lourde, assise sur son trône de bois flotté. A sa gauche était assise Spirale, plus éméchée que de raison, mais tout le monde semblait trouver cela normal.

A sa droite... là où la prêtresse du trône de la naissance aurait dû  briller par son absence, là se tenait Lù, blottie comme un petit chat, les bras entourant ses genoux, son unique oeil braqué sur la foule.

Les autres étaient dans l’assistance, les vieilles ensemble, les rageuse de même et Murène tout en haut, astiquant sa lame avec le même détachement que d’habitude.

— Bon... dit Dédale qui essayait d’oublier la gueule de bois qui lui vrillait le crâne de part en part.

Il était difficile de savoir par où commencer. Par quel bout saisir le bout pour en défaire le noeud marin.

— Nom d’une huitre, pourquoi c’est elle qui cause la première ! beugla le Capitaine Cougnette depuis les tribunes.

Il fallut toute le persévérance de Larifari, Honorine et Frangipane pour la faire rasseoir.

Dédale se massa le crâne avant de se faire couper la parole par Spirale, aimable :

— Commençons par le début. Tu as essayé de me faire assassiner.

— Inexact. Tu as été capturée par des sombres.

— Tu m’as vendues et nous le savons toutes les deux.

— Cependant, il faudrait pouvoir le prouver.

Spirale eut un sourire carnassier et Dédale renifla avant d’ajouter :

— Peu importe, à vrai dire. Tu es là, n’est-ce pas ? Et en tant que Grandes Mères, nous devons régler la situation de crise où nous nous trouvons.

Spirale appuya son poing contre son visage avant de se tourner vers Lù.

— Le garçon handicapé a dit que tu étais l’apôtre Portail...

L’adolescence hocha la tête gravement :

— Je suis Portail. Il a dit vrai.

Dédale eut un sourire ironique:

— Celle qui a écrit le Livre? Celle qui a mené notre peuple sur cette île, il y a deux mille ans?

— Oui.

— C’est de l’hérésie !

— Pourquoi ? A aucun moment le Livre ne me dit morte. Penses-tu qu’il n’est pas dans le pouvoir de ‘Iilaaha de me faire vivre deux milles ans ? C’est toi l’hérétique dont la foi n’est pas assez grande.

Spirale prit une longue lampée d’alcool avant d’intervenir :

— Admettons que ce soit possible. Quelles preuves nous apportes-tu de ton identité?

— Je n’ai pas à me justifier. D’ailleurs, je ne revendique rien sinon que de récupérer ce qui me revient : mon compagnon et la carte que je vous ai laissé, il y a de ça deux mille ans.

Sur les gradins, la capitaine Cougnette était en train de trépigner.

— Qu’est c’qu’y disent? On entend rien!

Et toutes les pirates se mirent à vociférer ensemble, pour dire qu’elles n’étaient pas contentes et parce que elles non plus n’entendaient rien à la conversation. Mais les trois femmes les ignorèrent.

— Tu ne veux donc pas reprendre le trône de bois flotté?

— Je suis la petite mère de la vie. Si je dois un jour revendiquer un trône, ce ne sera pas celui de la naissance. En quittant le peuple d’Iilaaha, j’ai perdu tout droit sur celui-ci. A la fin de cette réunion, le rôle de Portail sera celui de Lactae, comme le veut la loi.

— On verra ça, siffla Dédale, venimeuse.

— Lactae est en train de se faire bouffer par la gangrène, souffla Spirale. Elle est restée à bord en attendant qu’on l’ampute...

Lù soupira avant de fouiller dans sa besace et d’en sortir une petite boite en carton écrasée dont elle sortit une plaquette de petites pilules jaunes et roses. Se levant, elle interpella Larifari et lui jeta les pilules.

— Ne perd pas de temps, va donner ça à Lactae si tu veux sauver sa jambe et sa vie. Une pilule avalée toute ronde suffira.

La petite mère de la mort attrapa le médicament au vol avant de l’observer sous toutes les coutures. Elle ramena un regard éberlué en direction de l’adolescente.

— Qu’est ce que c’est?

— La preuve que j’ai une longueur d’avance sur vous. Vas-y avant que ça ne soit trop tard.

Larifari ne se le fit pas dire deux fois. Elle bondit parmi les gradins et courut jusqu’au port tandis que Dédale, Spirale et Lù reprenaient leur discussion.

— Et maintenant, que fait-on? dit Dédale.

Spirale prit une nouvelle gorgée de rhum.

— Je crois que tu le sais. Il est temps que tout cela se termine, Terfez.

Cela faisait longtemps qu’on ne lui avait pas donné son nom d’enfant. Elle eut un rictus :

— Tu ne peux pas me tuer. C’est contre la loi.

— Il y a toujours moyen de s’arranger. Ça s’est déjà vu. Mais ne t’inquiète pas pour moi, je ne mettrai pas ma vie en péril contre ta carcasse.

Quelques siècles plus tôt, une grande mère avait été pendue à l’unanimité. On avait accroché le tabouret sur lequel elle se tenait au bout de la longe d’une chèvre. Quand l’animal avait fait tomber la chaise, on l’avait mangé pour la punir d’avoir tué une Grande Mère.

Spirale ajouta :

— Et puis, j’ai ton fils.

Les doigts de Dédale se crispèrent sur ses accoudoirs.

Voilà où ils en étaient : la chaloupe de Gaspard avait été interceptée par l’équipage de Spirale, les partisans de Dédale avaient capturé Balthazar et Taïriss qui étaient maintenus enfermés dans les cachots du temple de la Vie. Et entre les deux il y avait Honorine, la pâle, qui affirmait que Balthazar ne devait mourrir sous aucun prétextes, au risque de voir surgir ‘Ibilis et Lù la prêtresse ressuscitée qui possédait une arme capable d’immobiliser voir de tuer des centaines de personnes à la fois. Et s’il devait y avoir un conflit, cette dernière pouvait à elle toute seule faire basculer tout d’un côté où de l’autre.

Devinant où allaient les pensées de chacunes, Lù sera ses doigts sur la crosse de son arme. Elle parla à voix haute afin que toutes l’entendent :

— Votre querelle minable, je m’en fous. Mais je vous préviens, si qui que ce soit porte la main sur un seul cheveux de mon compagnon, je tuerais tout le monde sur cette île, sans aucune pitié, et il n’y aura plus de peuple d‘Iilaaha.

— Tu te fiches de cette querelle, même si ton amie pâle t’encourage à rejoindre Spirale?

— Mon amie soutient peut-être Spirale, mais elle ne désire pas que Balthazar meurt. Si tu assures qu’il restera en vie, tu as l’assurance que nous ne prendrons pas parti.

Un silence pesant s’installa, où nulle n’ajouta quoi que ce soit.

Spirale se leva d’un pas chancelant, tapota son tricorne recouvert de plumes et de perles poussiéreuses avant de l’enfoncer négligemment sur sa tête.

— Et bien, belle compagnie, je pense que nous avons dit tout ce qui devait être mis au clair. Mesdames, je retourne à mes quartiers pour ce soir et demain, nous nous rencontrerons dans la baie.

Dédale se leva à son tour en s’appuyant péniblement à sa canne.

— Qu’il en soit ainsi. Que chacune rassemble celles qui lui font confiance et qu‘Iilaaha fasse éclore la vérité par le sang.

— Non mais qu’est qu’elles disent ! hurla le capitaine Cougnette. On y entend goutte.

Et tout le monde rouspéta pour la soutenir.

 

Il faisait froid et noir ; les garçons se serrèrent les uns contre les autres en frissonnant. La tombe glacée creusée dans le sable faisait comme une bouche qui aurait avalé le corps bouffi d’Abbas et seule la lueur vacillante de la petite bougie donnait un semblant de lumière au milieu du cimetière marin, dessinant des ombres sur la grande statue d’Iilaha toute drapée d’écume minérale et éclairant les tourbillons de coquillages qui marquaient les lits des morts.

Trois des prostituées et Melchior tenaient encore des pelles. Ils s’apprêtaient à recouvrir le corps d’une première pelletée, quand le proxénète se figea.

— Attendez.

Le front plissé, il descendit dans la tombe et dégagea le bras du cadavre qui était encore orné d’un imposant bracelet d’or. Lui laisser était le meilleurs moyen pour que sa tombe fut profanée dans les plus courts délais.

Melchior détacha le bijou et ressortit du trou avec répugnance. Il allait ordonner qu’on commence à reboucher quand du liquide dégoulina depuis le bracelet jusque sur son poignet et il frissonna avant de s’immobiliser pour étudier plus soigneusement l’objet.

— Quelque chose ne va pas, Papa Melchior ? Interrogea l’un des garçon.

— Juste un pressentiment...

De l’eau avait coulé du bijou alors que celui-ci était sec. Il y avait donc une cavité où l’eau avait stagné avant de s’écouler quand le proxénète l’avait tourné. Il manipula les pierres précieuses et les circonvolutions de métal avant que ces doigts ne desserrent une épingle d’or , faisant sortir un petit cylindre de métal dans lequel se trouvait un parchemin détrempé.

— J’en étais sûr, il y a un compartiment secret dans ce bracelet.

Les garçons se pressèrent autour de lui, mais Melchior les éloigna d’une pichenette.

— Eloignez-vous. Ce que vous ne connaissez pas ne peut pas vous faire de mal.

Mais quand il déroula le vélin, celui-ci ne montrait rien d’intéressant. L’inscription détrempée semblait être un RDV secret venu d’un autre temps. Visiblement, ce message dissimulé n’était pas connu de Abbas. Il était visiblement beaucoup plus ancien. De plus le jeune garçon aurait pu utiliser cette cachette pour transmettre son message à Gaspard.

Soudain, une idée lui traversa l’esprit. Et si...

Il frappa dans ses mains :

— Les garçons, amenez-moi vos bracelets.

Les adolescents obéirent en silence et regardèrent leur maïtre examiner un à un tout les bijoux. Il finit par découvrir trois autres caches comme celle qu’il venait de découvrir sur le bracelet d’Abbas. Toutes vides. Mais les bracelet passeurs de messages avaient tous un point en commun : c’était des bijoux anciens qui dataient de l’ère de la première Spirale.

Melchior fit rouler entre ces doigts la médaille de St Andr qui pendait à son cou et plissa les yeux. Il avait une idée. L’enfer était un prix à payer comme un autre.

La mort est une araignée patiente.

 

Le soleil se couchait sur la mer quand Spirale rentra dans sa cabine. Installée tout au fond, Lactae était allongée sur une couchette et Larifari lui tenait la main. Par la grande baie vitrée, on voyait les vagues s’habiller de pourpre et d’or.

—Lactae?

Larifari leva les yeux :

— Elle s’est endormie. Sa jambe va mieux. C’était vraiment un produit miracle.

Spirale hocha la tête pensivement et s’avança jusqu’à l’étagère où elle saisit le petit crâne de nourrisson qui la regardait avec mélancolie de ses orbites vides.

La grande mère s’installa dans son trône et contempla ce petit morceau de mort. Elle avait eu un fils autrefois. Un petit enfant minuscule qu’elle n’avait jamais eu la chance de serrer vivant dans ses bras. On avait payé quelqu’un pour l’empoisonner et elle s’était réveillée un matin dans une mare de sang et avait accouché d’un corps mort.

Depuis, son ventre avait été aussi sec qu’une outre vide en plein désert.

Elle avait pourtant si ardemment désiré ce petit enfant, elle lui avait donné tant d’amour et continuait à lui en donner, suspendue à ce destin avorté pour toujours.

Elle appuya son front contre l’os. La mère et l’enfant.

Larifari s’approcha en silence.

— Alors, c’est la guerre?

— Oui, dit Spirale. C’est la guerre.

Enfin.

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Nathalie
Posté le 13/11/2022
Bonjour Gueule de Loup

Mes propositions de correction :

pour ne pas laisser ni traces ni odeur → pour ne laisser ni trace ni odeur

Abbas s’était prit → pris

poudre des ses pistolets → de

les différentes Capitaines avaient toutes dégainées leurs longues-vues et se lançaient des coups d’oeil pour savoir qui avait la plus longue. → très drôle, ainsi que l’échange qui suit. Vous arrivez très bien à inverser les rôles et les discussions. Charmant !

Et un fois encore → une

A cet instant où son visage étouffait → À cet

Fermez-là où je recommence → Fermez-la ou je recommence

Le souvenir perdu éclosit → le verbe « éclore » ne peut pas se conjuguer au passé simple. Il faut modifier la phrase toute entière.

qu’elle ne soit pas habituées à boire → habituée

peut-être qu’elle oublierai la douleur, qu’elle oublierai le bruit des couteaux qu’on aiguisait à côté pour l’amputer, qu’elle ne crierai pas. → oublierait puis oublierait puis crierait

après avoir arrachée les pages tâchés par la commodore → après avoir arraché les pages tâchées par la Commodore

J’aurai aimée pouvoir → aimé

A sa gauche était assise Spirale → À sa gauche

A sa droite → À sa

les rageuse → les rageuses

Il fallut toute le persévérance de Larifari, Honorine et Frangipane pour la faire rasseoir. → toute la persévérance

Tu m’as vendues et nous le savons toutes les deux. → Tu m’as vendue et nous le savons toutes les deux.

A aucun moment le Livre ne me dit morte → À aucun

la carte que je vous ai laissé → laissée

A la fin de cette réunion → À la fin

Balthazar ne devait mourrir sous aucun prétextes → Balthazar ne devait mourir sous aucun prétexte

Lù sera ses doigts → serra
Jowie
Posté le 23/10/2022
Hey Loup!
Me revoici enfin sur le Livre des Vérités, déterminée à le finir !^^

Je pense qu’une liste de personnages au début de ton livre (surtout pour les petites/grandes mères etc) serait utile parce que j’avoue que je m’emmêle toujours les pinceaux et j’ai peur de rater des enjeux à cause de ça ^^’. Par exemple, j’ai un blanc quant à Abbas et Gaspard, je ne sais plus qui c’est et quel est leur rôle exactement.
Après, il est vrai que je n’ai pas tout lu d’une traite, que j’ai fait une grande pause dans ma lecture et qu’il y a beaucoup de personnages en général, ce qui est un challenge pour ma mémoire de poisson xD

Même si je ne suis pas sûre d’avoir tout compris (justement parce que je n’arrivais pas à replacer certains personnages), l’histoire reste prenante, plein de dialogues et de personnages plein de vie. J’aime trop Lù, Honorine et Taïriss, je ne veux pas qu’il leur arrive du mal! J’étais bien contente de voir que Lactae pourra être sauvée, j’ai vraiment cru que ce serait fini pour elle!
Et maintenant que la guerre est déclarée, ça va barder! J’ai hâte de voir ce que ça donne par la suite. J’espère pouvoir vitre reprendre mes repères pour te donner des retours plus utiles xD

COQUILLES
en train de disparaitre -> disparaître
Abbas s’était prit les pieds -> pris
Le coup de feu parti. -> partit
Il vit les prunelles s’agrandirent -> s’agrandir
mauvais gout -> goût
Nom d’une huitre -> huître
Le souvenir perdu éclosit -> apparemment le passé simple n’existe pas pour “éclore”, ce qui est vraiment trop nul parce que ce verbe est plutôt cool!
je maitrise -> maîtrise
Tu m’as vendues -> vendue
L’adolescence hocha la tête -> adolescente
Lù sera ses doigts -> serraNon mais qu’est qu’elles disent -> qu’est-ce
le meilleurs moyen -> meilleur
Papa Melchior ? Interrogea l’un des garçon -> minuscule à “interrogea” et “s” à “garçon”
et regardèrent leur maïtre -> maître
tout les bijoux -> tous
Mais les bracelet passeurs -> bracelets

À toute et bonne scribouille!
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