- Vous n’entrez pas ? a demandé Anne depuis le pas de sa porte.
Elle m’avait certainement dit autre chose entre temps, que je n’avais pas enregistré, parce que la surprise qu’avait affiché son visage au moment où j’avais prononcé le nom de Carole m’avait moi-même estomaquée. Etait-il réellement possible qu’elle la connaisse ? Avais-je enfin eu ma bonne pioche ?
Après coup, j’avais eu peur d’avoir été un peu trop directe, mais c’était la façon la plus naturelle que j’avais trouvée pour l’amener à parler d’elle ; elle manquait seulement d’un peu de subtilité.
- Je viens.
J’ai posé mon vélo contre le mur et je suis rentrée. Anne s’est rendue derrière son comptoir et m’a servi un grand verre d’eau, que j’ai englouti immédiatement.
- Vous vouliez donc me parler.
- Oui, de Carole Martin.
- Carole Martin, a répété Anne, le regard vague.
Elle m’a souri d’un sourire sans joie.
- Vous savez pourquoi je ne suis finalement pas si surprise que vous débarquiez sans prévenir pour me demander de vous parler d’elle, sans être totalement sûre que je la connaisse ?
J’ai fait non de la tête, réalisant que la probabilité de tomber sur la bonne personne à qui parler de Carole était très faible.
- Vous lui ressemblez. Votre vélo, bien sûr, votre allure vagabonde, vos chaussures de randonnée… Mais plus subtilement, vous lui ressemblez dans l’air qu’elle avait de chercher quelqu’un.
- Elle cherchait quelqu’un ? ai-je réagi. Est-ce que le fait que vous parliez d’elle au passé signifie que vous savez ce qui lui est arrivé ?
J’avais démarré au quart de tour, comme si on venait de me tirer la tête hors d’un bac d’eau glacée. Et s’il y avait quelqu’un ? Si toutes ces années, Carole tournait en rond à la recherche d’une personne disparue, comme je m’étais retrouvée ici ? Etais-je moi aussi destinée à effacer toute trace de mon existence ?
Anne a baissé les yeux.
- Non.
Ainsi, elle n’avait plus de nouvelles non plus. Cela ne m’a pas surprise outre mesure, en fait, cela me rassurait presque : ce n’était pas à Phil ou à moi que Carole avait renoncé, mais à son ancienne vie, à ses amis.
- Ça fait longtemps que vous la connaissiez ?
- Une dizaine d’années, a répondu Anne en se redressant.
- Elle venait ici tous les ans, ai-je deviné. Un peu comme moi. Elle restait toute la saison ?
- Jamais plus de deux mois, je dirais. C’est difficile à dire, elle n’était pas vraiment une cliente, pour tout vous dire.
Elle nous a resservi de l’eau avec un léger sourire flottant sur ses lèvres.
- Je me souviens très bien de la première fois qu’elle est venue ici. Un soir de brume, la nuit tombée et une femme très jeune, mince comme tout, qui grelotte sur mon paillasson. Elle m’a demandé si elle pouvait dormir là.
Elle a bu son verre d’eau, l’air mélancolique.
- Je lui ai dit que ça coûtait cher. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas d’argent et qu’elle cherchait seulement un endroit où dormir. Elle ressemblait à une ado qui a fait une fugue. Quand j’y pense, elle ne devait pas avoir vingt ans.
- Qu’est-ce qui vous a fait accepter ? ai-je voulu savoir.
Je me rendais bien compte que ma question n’avait pas de sens. Moi-même, je ne savais pas exactement comment je m’étais liée à Carole. Comme je m’y attendais, Anne a haussé les épaules.
- Je ne me l’explique pas. Carole, c’est un peu le genre de personne qui vous intrigue, que vous voudriez aider ou même sauver par tous les moyens tellement elle vous semble perdue sans s’en apercevoir. Je lui ai offert le gîte et le couvert pendant toutes ces années. En échange, elle m’aidait à servir les repas et à faire le ménage.
Avec un soupir, Anne a ramassé nos verres et la carafe vide et a disparu derrière son comptoir.
- Vous savez, a-t-elle repris en revenant dans la salle, c’est un peu pour ça que vous me faites penser à elle. Vous aussi êtes arrivée au milieu d’une nuit froide et humide, à chercher votre chemin vers un endroit où dormir. J’ai tout de suite su que vous la cherchiez.
Je n’étais pas très loin du personnage, nous étions bien d’accord là-dessus.
- Ça me fait drôle de ne plus la voir débarquer de cette manière, cette année.
J’ai acquiescé, repensant à ma propre expérience du délaissement de Carole, cet hiver où j’avais attendu son retour des mois durant, il y a une éternité.
Quelque chose dans les propos d’Anne me dérangeait, cependant.
- Vous dites qu’elle n’est pas venue cette année ? Elle est pourtant passée par ici récemment ?
Anne m’a regardée tristement.
- C’est moi qui vous ai envoyé cette carte postale.
Incrédule, j’ai sorti de ma poche l’unique indice que j’avais en ma possession.
- Je l’ai postée le 20 avril, sur ses indications.
Elle a récupéré un agenda derrière sa réception et me l’a tendu, ouvert à la page du 20 avril. J’y ai lu mon adresse, écrite d’une autre main que celle qui avait libellé l’enveloppe, mais la même qui avait tracé le « Merci » au dos de la carte.
- Elle m’a laissé cette carte avant de partir, l’année dernière, à la fin du mois de septembre, avec votre adresse et la nécessité de la poster le 20 avril dernier. Je l’ai laissée dans mon répertoire et j’ai fait ce qu’elle m’a dit.
Ainsi, cet indice n’en était pas un. Carole n’avait pas l’intention de revenir prochainement à Sainte-Marie-sur-Dragonne. Déçue, j’ai laissé retomber la carte, côté photographie.
- Vous savez à quel endroit peut correspondre cette image ? ai-je demandé en la faisant pivoter, de manière à ce qu’Anne la voie à l’endroit.
Elle a suivi attentivement la crête des montagnes escarpées. Elle cherchait quelque chose à dire qui en vaille la peine. Après tout, elle avait eu cette carte en sa possession pendant des mois, elle avait eu largement le temps de l’examiner sous toutes les coutures.
- Ce n’est pas dans le coin. Les sommets ne sont pas si hauts par ici. Il n’y a pas d’indication au dos ?
Elle connaissait pourtant déjà la réponse.
- Non, ai-je confirmé. Je pense que c’est une photo plutôt qu’une carte postale. Regardez, ce coin a l’air désert, vous croyez que les touristes s’aventurent jusque là ?
Anne s’est penchée en riant sur l’endroit que je désignais.
- Il y a bien des gens qui viennent jusqu’ici, a-t-elle remarqué avec un clin d’œil.
- Quoiqu’il en soit, ai-je poursuivi en lui rendant un sourire, je prends ça comme la preuve qu’elle veut être retrouvée.
Anne m’a observée tranquillement, attendant manifestement la suite pour intervenir.
- Je me demande pourquoi elle m’aurait adressé cette carte, envoyée depuis ici alors que ce n’est même pas un paysage du coin. Elle m’a guidée jusqu’ici pour que je vous trouve et que je cherche cet endroit. Elle veut voir jusqu’où je suis capable de la suivre…ou elle essaye de me dire quelque chose.
Avec le recul, les choses me paraissaient plus claires, voire évidentes. Carole n’avait tout compte fait rien laissé au hasard : la date du 20 avril avait probablement elle aussi son importance. J’ai longuement tenu le rectangle de bristol entre mes mains, le tournant et le retournant, comme pour chercher d’autres indices qui me conduiraient jusqu’à elle.
- Qui est Phil ? a soudain demandé Anne.
Surprise par cette question, je suis sortie de mes pensées, le regard vague. Elle tapotait notre adresse inscrite sur le calepin avec le bout de son index. J’ai ravalé les larmes inattendues qui menaçaient d’inonder mes joues tout à coup.
- C’est mon mari.
- Pourquoi n’est-il pas venu avec vous ? Il sait que vous êtes partie ?
- C’est lui qui m’a poussée à partir, ai-je expliquer sans pouvoir m’empêcher de froncer les sourcils.
Ce brusque intérêt pour Phil qui sortait de nulle part me désarçonnait. Je peinais à replonger dans mes réflexions initiales.
- Carole parlait souvent de lui.
- Il serait venu s’il ne travaillait pas, ai-je assuré.
Je n’étais pas tant gênée par le fait que Carole ait été marquée par Phil, j’étais assez mal placée pour cela étant donné que je l’avais moi-même remarqué dans un train, dans une foule d’anonymes. Seulement, elle ne nous avait jamais parlé d’Anne, de Sainte-Marie-sur-Dragonne ou même du paysage de sa carte postale, de sa vie en dehors de nous. Il s’agissait d’un aspect supplémentaire que j’ignorais de Carole jusque là.
- Vous ne croyez pas qu’il s’inquiète pour vous ? a insisté Anne en me fixant.
Les yeux plantés dans les siens, j’ai tâché de conserver tout mon aplomb pour lui répondre le plus sereinement possible.
- Plus depuis que je l’ai appelé hier.
Le fait que Carole ait parlé de Phil à Anne alors qu’elle n’a pas même mentionné Anne devant Marion et Phil suggère qu’elle était peut-être amoureuse de ce dernier, ce qui aurait pu la pousser à s’éloigner du couple. Cette hypothèse pourrait donner un sens à tout ce scénario.
Coquilles et remarques :
— Notes de l’auteur : [Cette mention figure en haut du chapitre, probablement parce que tu as effacé le texte en laissant des espaces.]
— Elle m’avait certainement dit autre chose entre temps [entre-temps]
— que je n’avais pas enregistré, parce que la surprise qu’avait affiché son visage au moment où j’avais prononcé le nom de Carole m’avait moi-même estomaquée [affichée (la surprise) / je trouve la phrase un peu lourde ; « la surprise affichée sur son visage », « son expression de surprise », « son air surpris », peut-être ?]
— Etait-il réellement possible qu’elle la connaisse ? [Était-il]
— pour me demander de vous parler d’elle, sans être totalement sûre [Il vaudrait mieux enlever la virgule.]
— J’ai fait non de la tête, réalisant que la probabilité de tomber [« remarquant » plutôt que « réalisant »]
— Etais-je moi aussi destinée à effacer [Étais-je]
— Non. [Quand j’ai lu la réponse d' Anne, je dois avouer que j’avais déjà oublié la question…]
— Elle venait ici tous les ans, ai-je deviné. Un peu comme moi. Elle restait toute la saison ? [Je ne comprends pas à quoi est censé se rapporter « Un peu comme moi » ; formulé de cette manière, ça veut dire que Marion vient ici tous les ans, mais on sait que ce n’est pas le cas.]
— Qu’est-ce qui vous a fait accepter ? ai-je voulu savoir. [La locution « vouloir savoir » n’est pas adéquate pour une incise : elle n’évoque pas la parole ; je propose « ai-je lancé » ou « ai-je hasardé ».]
— Moi-même, je ne savais pas exactement comment je m’étais liée à Carole. Comme je m’y attendais, Anne a haussé les épaules. [Pour éviter l’impression de répétition de « comment/Comme », je propose « de quelle façon je m’étais liée à Carole ».]
— Anne a ramassé nos verres et la carafe vide et a disparu derrière son comptoir [Pour éviter d’avoir deux fois « et », je propose « avant de disparaître ».]
— ai-je demandé en la faisant pivoter, de manière à ce qu’Anne la voie à l’endroit [« de manière qu’Anne la voie » serait préférable.]
— vous croyez que les touristes s’aventurent jusque là ? [jusque-là]
— Quoiqu’il en soit, ai-je poursuivi en lui rendant un sourire [Quoi qu’il en soit ; « quoi qu’ » en deux mots.]
— Je me demande pourquoi elle m’aurait adressé cette carte [Le subjonctif exprime le doute, mais ici, c’est un fait établi : il faut dire « elle m’a adressé »]
— J’ai longuement tenu le rectangle de bristol entre mes mains [Outre le fait qu’il évoque une carte de visite et pas une carte postale , le « rectangle de bristol » fait très artificiel.]
— C’est lui qui m’a poussée à partir, ai-je expliquer [expliqué]
— Je n’étais pas tant gênée par le fait que Carole ait été marquée par Phil, [« le fait que » exprime une certitude alors que le subjonctif exprime un doute ; il faut donc choisir entre « le fait que Carole a été marquée » et « l’idée que Carole ait été marquée ».]
— Il s’agissait d’un aspect supplémentaire que j’ignorais de Carole jusque là [jusque-là]