Alexeï s’éveilla avec le début d’une nouvelle migraine. La place vide à côté de lui signifiait que Lucille était déjà levée. Rien d’étonnant à cela, elle avait toujours été matinale. Une infusion était posée sur la table de chevet ; touché, il apprécia l’attention, et huma longuement les arômes avant de vider le verre. Le goût n’était pas très agréable, mais tant que le remède agissait sur ses maux de tête, il aurait été prêt à avaler n’importe quoi.
Il glissa hors des draps, tapota les oreillers pour les remettre en forme et tira la couverture sur le lit. Un lit fait, c’était une chambre faite, disait toujours sa mère. Alexeï cligna des yeux. D’où venait cette pensée ?
— Alexeï !
Son épouse se jeta dans ses bras, et il sourit, oubliant tous ses soucis. Son parfum était un mélange de fleurs dont il ne devinait que la fragrance de la lavande.
— Cette potion que te donne Solerys te fait dormir comme un loir ! le taquina-t-elle. Allez viens, il y a du travail à faire au potager aujourd’hui.
Alexeï prit le temps de s’habiller avant de descendre. Des bottes solides et un pantalon de toile, avec une chemise de lin. Nul besoin de fioriture s’il devait arracher les carottes et sarcler les allées. Il engloutit le petit déjeuner – des œufs brouillés et du lard étalés sur une tranche de pain, cette fois – et suivi Lucille à l’extérieur. Justement, elle nouait les rubans d’un grand chapeau sous son menton et s’empara d’un large panier garni de fleurs.
— Je me rends à Niyar, aujourd’hui, l’informa-t-elle. C’est jour de marché, et j’espère bien trouver des clients. Veux-tu que je te ramène quelque chose ?
— Du poisson, peut-être ? Mais, ne veux-tu pas que je t’accompagne ?
— Non !
Surpris, Alexeï recula face à la panique qu’il lut dans ses yeux.
— Non, reprit-elle plus calmement. Le travail ne peut pas attendre, ici. Et tu sais bien que les routes sont sûres, désormais. Les Mecers sont partout.
— Oui, ils font un travail formidable, répondit-il.
Pourquoi ce mot-là titillait-il son esprit ? Comme s’il était lié à un souvenir douloureux... D’ailleurs, une douleur aigue ne tarda pas à apparaitre sous ses doigts.
— N’hésite pas à consulter Solerys au moindre problème, rappela Lucille.
— Oui, dit Alexeï en roulant les yeux au ciel. Ne t’inquiète donc pas tant.
Elle lui offrit un vrai sourire cette fois, et l’embrassa avant de lui faire ses adieux. Alexeï la regarda marcher sur le chemin, jusqu’à ce qu’elle disparaisse au loin, puis avec un soupir, il alla chercher sa binette dans la remise et se mit au travail.
Les premiers frimas d’automne n’étaient pas loin, mais il espérait avoir encore un peu de temps avant les gelées blanches matinales. Avec l’alternance de pluie et de soleil des derniers jours, les mauvaises herbes avaient proliféré. Lucille avait raison, il y avait du travail. S’il ne trainait pas, il aurait peut-être terminé quand elle reviendrait du marché.
L’activité physique lui faisait du bien, et il se retrouva bientôt en sueur. Rangée après rangée, il sarclait, binait, arrachait. Il y avait des carottes prêtes à être récoltées, alors il alla chercher sa fourche, l’enfonça profondément dans le sol limoneux pour en extraire les tubercules oranges. Il les lia par bottes, les secoua pour en chasser l’excédent de terre. Avec les fanes, ils feraient un délicieux potage. Le reste serait rangé avec les pommes de terre, dans la remise, à l’abri de la lumière.
Arrivé à l’extrémité du rang, il se redressa, massa ses reins endoloris. Dire que ce n’était que le début ! Il n’aurait pas le temps de travailler à l’atelier aujourd’hui, s’il souhaitait terminer avant la nuit. Alexeï haussa les épaules. Rien ne pressait, de toute façon.
Leur potager était ceinturé par une barrière, sur laquelle s’appuyait une haie d’arbustes fleuris. À quelques mètres à peine, c’était la forêt qui dominait. Elle encerclait une bonne partie du village. Comme un refuge, à l’abri des troubles extérieurs.
Les feuilles bruissèrent.
Alexeï fronça les sourcils. Ça, ce n’était pas un effet du vent. Quelque chose avait bougé là-dedans. Il s’approcha. Un éclat mordoré scintilla derrière le feuillage. Un reflet du soleil ? Il en doutait. Retenant son souffle, il s’accroupit, plongea son regard dans la pénombre du sous-bois.
Il resta là de longues minutes, immobile, concentré. Un vent doux agitait les cimes des arbres, le chant des oiseaux avait repris – il distingua deux geais et un rossignol durant sa traque – mais le reflet ne revint pas.
Avec un soupir, Alexeï se redressa. Encore une fois, il se faisait des idées. Il attrapa sa binette, fit quelques pas sous le couvert des arbres. Une main en visière, il scruta les cieux. Poussés par le vent, les nuages défilaient paresseusement. Si le beau temps se maintenait quelques jours, il finirait son potager avant les prochaines pluies. Quelques oiseaux passèrent à tire-d’aile devant les nuages. Alexeï fronça les sourcils. Non, pas des oiseaux, c’était trop gros. Des Massiliens. Et pressés, avec ça. C’était rare d’en voir par ici.
Le début d’une migraine fit son apparition et Alexeï secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Une bonne rangée de sarclage et il se sentirait mieux. Il ne voulait pas abuser des remèdes de Solerys. Peut-être que s’il attendait un peu, la douleur partirait seule, sans qu’il n’ait à boire son infusion. Solerys lui avait bien conseillé de la boire matin et soir, et de ne pas hésiter à s’en refaire en journée au besoin. Mais il ne pouvait pas passer son temps à se faire des infusions s’il souhaitait avancer son travail !
Alors il se pencha sur son carré de terre, arracha les mauvaises herbes jusqu’à ce que la douleur dans son dos rivalise avec celle derrière son crâne. Eraïm, il ne craquerait pas ! D’un revers de main, il essuya la sueur qui perlait sur son front. Sa chemise était humide, elle aussi, un comble par ce temps frais. Malgré la douleur, il promena un regard satisfait. Les poireaux, bien alignés sur leurs buttes, étaient débarrassés des autres plantes parasites, et les choux à leurs côtés promettaient une belle récolte.
Viens.
Alexeï pesta, balaya les alentours du regard. Rien. Il reprit son travail. Non, il ne se laisserait pas distraire.
Viens.
Bien décidé à ignorer les murmures, Alexeï se concentra sur la tâche suivante : arracher les oignons.
Viens.
Se baisser, piocher, arracher, secouer, reposer.
Viens.
Alexeï serra les dents, un filet de sueur glissa sur sa tempe, puis le long de sa joue.
Viens. Viens. Viens.
Le murmure se faisait oppressant, devenait une injonction. Alexeï secoua la tête. Non. Il ne cèderait pas. Solerys l’avait mis en garde.
Viens. Viens. Viens.
S’il leur obéissait, les murmures le tueraient. Mais il était en train de devenir fou. Était-il le seul à les entendre ?
Viens. Viens. VIENS.
— Allez-vous en ! hurla-t-il, les mains plaquées sur ses oreilles.
Il resta là plusieurs longues secondes, haletant, le cœur battant la chamade.
Il n’y avait rien. Rien que le souffle du vent, le chant des oiseaux. Alexeï pesta. Était-il en train de devenir fou ? Un frisson parcourut son échine, un frisson qui n’avait rien à voir avec la température.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle il discernait parfois de l’inquiétude chez Lucille ou Solerys. Et s’il souffrait d’une maladie incurable ? Et si ces murmures n’étaient qu’une manifestation de son inconscient, une affabulation de son esprit ? Et s’il mourait, au bout du compte, malgré toutes les potions de Solerys ?
Un froid inquiétant descendit sur lui. Quelque chose clochait. Les feuilles mortes bruissèrent. Il bondit derrière la barrière dans un réflexe, sa main venant se porter sur sa hanche gauche où se trouvait… Il s’arrêta. Il n’y avait rien, sur sa hanche, et il avait le sentiment confus que ce n’était pas normal. Qu’il aurait dû porter une épée.
Une épée ? Mais il n’était pas un soldat. Il était un artiste, comme Lucille, il vivait de ses créations que son épouse vendait sur les marchés. C’était ça, sa réalité. Un sourire se forma sur ses lèvres. Peut-être avait-il rêvé, enfant, d’être un guerrier ?
Le bruissement reprit, le tira de sa rêverie. Il se figea. Il y avait bien quelque chose. Quelque chose d’écailleux, d’une couleur oscillant entre le doré et le rose, quelque chose qui disparut en un éclair. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Le soulagement que le bruit ait été réel s’estompait ; l’inquiétude le remplaçait.
Qu’est-ce que c’était que ça ?