Elena stoppe son histoire. J’ignore pourquoi elle évoque ce sujet difficile avec moi. Toutefois, pour une fois qu’elle accepte de me raconter quelque chose, je ne vais rien gâcher par mon impatience. Je n’ai pas été tellement surpris par ses propos. J’avais imaginé cette possibilité, mais qu’elle me soit confirmée m’a fait froid dans le dos. Ce qu’elle m’a narré m’a permis de comprendre certaines choses. Nous sommes arrivés en même temps à la base. À cette époque, Elena était une personne assez insubordonnée. Elle n’écoutait jamais les ordres et se pointait systématiquement en retard aux rassemblements. Je ne compte pas le nombre de fois où elle s’est fait réprimander en public et pourtant, malgré les coups et les sanctions, elle s’obstinait à aborder son sourire moqueur, à croire que cela lui était égal. Les autres soldats l’évitaient pour ne pas avoir des ennuis avec nos supérieurs, mais d’un côté, elle ne semblait pas spécialement attendre une quelconque sympathie de notre part. Elle s’asseyait toujours seule dans un coin tout en aiguisant son épée. Elle ne me supportait pas, car pour elle j’étais le lèche-botte des officiers. Elle n’avait pas tort, mais je le faisais surtout pour en savoir plus sur ma sœur. À l’exception de Luna, aucun de nous ne se risquait à l’approcher. Luna était déjà à la base depuis trois ans et arborait le grade de capitaine. Nikolaï est vite tombé amoureux. Grâce à lui, j’ai appris à connaitre Luna et à l’apprécier. Il s’est passé tout le contraire avec Elena. Un jour, celle-ci n’est pas venue à un rassemblement. J’ai pensé qu’elle l’avait séché, mais cela a duré presque un mois. Certains disaient qu’on l’avait virée de la base pour son comportement. D’autres avançaient l’hypothèse qu’elle avait déserté. Cela me semblait assez plausible. Puis un matin, Elena est apparue complètement changée. Je me revois la fixer alors que d’un pas hésitant elle rentrait dans la salle. Cependant, ce qui m’avait frappé par-dessus tout, c’était l’état dans lequel elle était revenue. Amaigrie et blessée, ma collègue avait ses mains couvertes de bandages et de gros cernes pendaient sous ses yeux. Ce n’était plus la même personne. Tout portait à croire qu’elle avait dû faire face à de nombreuses épreuves. Elle avait retourné sa veste et ne tenait plus tête aux officiers en acceptant les moindres tâches. Je pouvais entendre les autres soldats cracher sur son dos en s’exclamant que c’était bien fait pour elle. Je ne lui reprochais rien, car elle devait avoir ses raisons pour agir comme ça. N’importe qui aurait fait pareil s’il avait été dans sa situation. Seulement voilà, ici, personne n’est l’enfant du maréchal. Mais le plus étonnant dans tout ça, c’est qu’elle affichait désormais le grade de lieutenant. Je n’ai jamais su comment, elle avait réussi un tel coup. Je l’ignore encore aujourd’hui.
Après ce qu’elle m’a raconté, je comprends ce changement drastique. Aurais-je agi différemment si j’avais été au courant ? Je dois reconnaitre que malgré mon malaise ce jour-là, je n’ai pas cherché à l’aider. J’ai préféré l’éviter comme les autres soldats. Et cela m’a toujours laissé un goût amer. Elena reprend :
- Je n’ai connu mon père que très tard, vers 15 ans. Ma mère était déjà morte depuis dix ans, mais il ne s’était jamais préoccupé de moi. Il est arrivé pour chercher Luna. Avant de partir, il m’a balancé une épée à la tête et m’a ordonné de pouvoir la manier d’ici trois ans. J’ai compris plus tard pourquoi il m’avait demandé ça. Seule l’épée peut donner le coup de grâce à ces expérimentations. Quant à mon père, je lui en voulais de m’avoir pris Luna et de rage, je me suis mise à m’entrainer. Je me suis jurée qu’il payerait pour ce qu’il m’avait fait, mais au fond de moi, j’étais contente de savoir que j’avais un père.
Elle laisse planer un silence puis rajoute :
- Je ne venais pas de nulle part.
- Pourquoi fais-tu tout ça pour lui ? Vu la manière dont il te traite, tu ne lui dois rien.
- C’est le seul moyen que j’ai pour qu’il me reconnaisse.
- Je ne te suis plus là.
- Je suis une bâtarde.
Je la fixe, dubitatif.
- Mais, tu as son nom de famille, souligné-je.
- Officiellement, je suis sa fille, néanmoins pour lui ainsi que pour les autres membres de ma famille je reste une étrangère. Tant que je n’aurai pas fait mes preuves, je ne serai jamais une Darkan.
- Et Luna ?
- Non, elle est sa fille légitime. J’ose espérer que si je fais ce qu’il me demande, il me reconnaitra.
- C’est un rêve de gosse ça. Tu ne vois pas qu’il se sert de toi.
- Et alors, je ne veux qu’un statut stable. Tu ne sais pas ce que ça fait, de voir ce regard de mépris des gens quand tu leur dis d’où tu viens.
- Tu es prête à tuer pour avoir ça ?
- De toute façon, si j’avais refusé quelqu’un d’autre aurait été choisi. Je doute même que je serais restée en vie après ce nouvel affront.
- Tu tiens des propos complètement contradictoires. Tu détestes ton père, mais tu veux qu’il te reconnaisse même si pour ça, tu dois te salir les mains pour lui. Tout cela n’a aucun sens !
- Pour tout t’avouer, je ne sais même plus où j’en suis, dit-elle en se prenant la tête. S’il te plaît, ne dis rien de tout ça à Luna. Je ne souhaite pas l’inquiéter davantage, elle a déjà trop de soucis.
- Elle est au courant pour ta mission ?
- Non, tu es le seul.
Je me rends compte à cet instant, l’importance de ce qu’elle vient de me dire. Mais quelque chose me triture l’esprit. C’est ce qui s’est passé dans les couloirs, il y a quelques semaines. Elle m’a raconté la vérité, j’en ferai de même.
- Il faut que je t’avoue quelque chose, Darkan. Ce cri que poussent ces expérimentations, je l’ai déjà entendu dans la base.
- Tu m’as appris qu’un spécimen s’était enfui. Cela peut très bien se reproduire.
- Le hurlement, il a été stoppé net par un coup de feu.
Elena s’est paralysée. Un masque d’incompréhension se plaque sur son visage.
- C’est impossible, seule l’épée les affecte, me dit-elle comme pour se convaincre, mais le doute semble désormais ancré.
- Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
- Le major général Tellin me l’a communiqué après ma première mission.
- Ce type s’est retrouvé devant moi juste après la détonation pour m’interdire d’avancer plus loin. À mon avis, on se fiche bien de toi.
Ce n’est qu’en me retournant vers Elena que je remarque sa pâleur. Elle chipote le bout de sa veste avec nervosité, tout en se mordillant également le pouce. Je ne sais pas quoi lui dire pour une fois.
- Il m’aurait menti, mais pourquoi ? me demande-t-elle d’une toute petite voix.
- Aucune idée ? Je ne fais que te rapporter ce à quoi j’ai assisté.
Son rire sans joie accompagne mes propos.
- Au fond, cela ne m’étonnerait pas. Je ne suis qu’un pion pour eux.
- Ne dis pas ça.
- Tu ne les connais pas. Ces gens sont beaucoup plus tordus que tu ne le penses.
Elle pose sa tête sur mon épaule. Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle était si proche. Je ne me sens pas la force de la repousser et au fond je n’en ai pas spécialement envie. Je ne bouge pas. Les secondes s’écoulent avant qu’elle déclare :
- Tu sais, Wolfgard, j’ai beau te détester, il n’y a qu’avec toi que je peux parler de ce genre de chose.
- Ne raconte pas n’importe quoi. Tu as Luna.
- Luna ne m’a jamais comprise. Parfois, je ne la supporte pas quand elle prend un ton compatissant pour me parler. Elle et moi ne vivons pas les mêmes épreuves. En fin de compte, elle ne me connait pas si bien. Je resterai pour elle la petite sœur à protéger.
Sa situation fait écho à la mienne. L’image de Nikolaï s’impose dans mon esprit et je saisis parfaitement où elle désire en venir.
- Ne lui reproche pas de vouloir ton bien, lui dis-je.
Elle ne répond rien. Sa tête s’éloigne de mon épaule et elle tourne son visage vers moi.
- Promets-moi que tu ne lui diras rien.
- Je garderai ton secret.
Elle me sourit tristement, mais je peux lire le soulagement dans ses prunelles.
- Merci, Hans, murmure-t-elle dans un souffle.
Une drôle de sensation m’envahit quand je l’entends prononcer mon prénom. C’est bien la première fois qu’elle le fait et je dois reconnaitre que c’est plutôt agréable. Néanmoins, ses mots me font un pincement au cœur. Je n’avais jamais essayé de comprendre Elena avant aujourd’hui. Elle est décidément bien seule. Elle se relève.
- On se retrouve demain ? demande-t-elle.
Je devrais la remercier de me raconter tout ça, dire une phrase gentille, mais je n’arrive qu’à opiner de la tête.
- Demain.
Après un salut de la main, elle me quitte pour de bon. Je l’observe sortir de la pièce. Pour ma part, je ne bouge pas avant un bon moment. Maintenant qu’Elena a enfin décidé de parler, je nage en plein doute. Au fond, est-ce que je veux vraiment savoir ? Je secoue la tête. C’était avant que j’aurais dû m’en inquiéter. Malgré tout, une hésitation m’assaille : est-ce que je ne viens pas de franchir le point de non-retour ?