Chapitre 17 : Le rendez-vous.
— Ah, vous avez bien dormi m’sieur ? Vous partez déjà ?
Je tourne lentement la tête vers le patron de l’auberge qui vient de revenir de sa salle de restaurant. Mon cœur bat à tout rompre. Il fronce les sourcils devant mon absence de réponse.
— Bon ça va, je sais qu’on a pas la meilleure literie de la cité, mais…
Je jette la clé de la chambre sur le comptoir et tourne les talons.
Mon cœur martèle encore contre mes côtes alors que je parcours à grande vitesse les rues du Sixième. Pourquoi sont-ils recherchés ? Que s’est-il passé ?
Je ne sais pas ce qui me perturbe le plus. Le fait qu’ils soient les seuls recherchés, peut-être ? J’ai beau tourner la chose dans tous les sens, je ne comprends pas pourquoi ma tête n’apparaissait pas à leurs côtés… Parce que la seule raison logique qui me vient, quant au fait qu’on veuille s’en prendre à eux, c’est que c’est à cause de moi.
Bon sang que s’est-il passé, et pourquoi ne m’ont-ils laissé absolument aucun indice ?
Dans la rue, je ne cesse de jeter des coups d’œil derrière mon épaule. Il n’y avait personne à l’appartement, et personne n’a tenté de m’interpeler. Ai-je pu être suivi ? La police se mêle aisément à la populace au Sixième. Si on me filait, dans l’espoir que je les mène à eux ? Quel bordel.
Sans compter le fait que dans deux jours, ma tête aussi sera mise à prix, pour une toute autre raison. Je n’aurai même plus le loisir d’être Marcus Debarré. Putain. Putain mais qu’est-ce que je peux faire ?
Je n’ai pas le sentiment d’être suivi. Il y a peu de monde dans les rues que je traverse, chacun semble vaquer à ses occupations. Je prends la route du lieu de rendez-vous. Je n’ai aucune idée d’où je pourrais me rendre sinon là-bas. S’ils n’y sont pas, je n’ai aucune autre option.
Je refuse d’y penser. La peur est viscérale, elle me prend aux tripes. Seul, endetté au Sixième… Comment tout a pu basculer aussi vite ?
Je m’efforce de respirer calmement, mais cet air auquel je croyais pourtant m’être habitué passe difficilement dans mes poumons. Reprends-toi, Ajax. Aie foi en eux, ils t’attendent sûrement là-bas.
J’achève en deux heures ce qui aurait dû m’en prendre trois. Aux abords de la station de location de voiturettes sud-est, on trouve plusieurs hôtels. Le coût moyen est aux alentours des 20 midas la nuit. Je n’en ai plus que 78. Il me reste au moins quatre nuits à passer là… C’est un peu juste.
Je retourne sur mes pas. J’irai faire le guet chaque jour, mais je décide dans un premier temps de m’éloigner, de trouver un endroit moins cher pour passer les nuits. Un endroit où il est facile de faire profil bas, pour quand mon visage sera aussi révélé au public dans deux jours.
Je finis par trouver une solution pas parfaite, mais ceci dit, abordable. Un petit bordel qui loue des chambres sur une avenue beaucoup trop passante, mais au moins la nuitée n’est qu’à 12 midas. Je règle d’avance les quatre nuits, je sais que comme ça, on me laissera tranquille. Je ne regarde pas le propriétaire dans les yeux. Ma capuche est rabattue sur ma tête. J’ai l’air louche comme ça, mais encore une fois, c’est plutôt habituel, que d’avoir l’air louche au Sixième, et peut-être d’autant plus quand on visite un bordel.
Je monte à l’étage en évitant les esclaves et les clients qui traînent dans les couloirs et m’enferme dans ma chambre – je me suis assuré d’en avoir une avec page intégrée cette fois – et je lance fébrilement la chaîne d’informations. Pour le moment, il n’y a pas d’émission locale. En d’autres termes, à cette heure-ci, on ne s’intéresse que à ce qui se passe dans les étages supérieurs de la cité, du Troisième au Sommet.
Aux nouvelles du jour : l’empereur Marcelin fait une sortie au Deuxième, pour assister à une fête en grande pompe donnée par la cousine de son épouse, la grande-duchesse Rebecca. Dans les extraits glanés par les caméras, on aperçoit l’impératrice consort Élisa apparaître, et saluer Rebecca à grandes embrassades. Cette dernière est suivie du grand-duc Henry et de leurs deux enfants. Je mâchonne une nouvelle barre de survie en observant leurs sourires bienséants alors qu’ils accueillent la famille impériale. La jeune future impératrice, fille unique du couple impérial, devance ses parents pour aller sauter dans les bras des deux gamins. Ils savent jouer de leur image, tous. C’est impeccablement attendrissant, ce genre de scènes. Ça en ferait presque oublier la misère des étages inférieurs…
Tout bonnement écœurant. Je coupe la page qui se ferme sur le sourire de la grande-duchesse. Je me laisse tomber sur le lit et suis rappelé à la réalité par la douleur de mon bras. Il va être temps de changer le bandage.
Je sors d’abord mon nécessaire de soin du sac. Pas brillant, mais pas trop mal je crois. J’ai de quoi refaire un bandage propre et de quoi nettoyer la plaie.
Je défais lentement ce que les professionnels ont réalisé. Doucement. Quand j’arrive sur la fin de la bande, je ne peux retenir une grimace. Peut-être à cause de la transpiration, il y a une petite odeur peu agréable qui se dégage de la plaie. Je termine de tout enlever et je dois retenir un haut-le-cœur en la découvrant.
Sur tout mon avant-bras, la peau a été arrachée. Je ne m’étais pas attendu à un truc aussi gros… Et le médecin a qualifié ça de superficiel ?
Je regarde la plaie en détail dans le miroir de la salle de bains. C’est vraiment pas beau. J’ai un peu blêmi en découvrant la blessure. J’inspire calmement. Je passe d’abord la plaie sous l’eau et retient un rugissement.
Je sens mais jambes faiblir et je dois m’accrocher pour ne pas perdre connaissance. La douleur est insupportable. J’aurais peut-être pas dû faire ça… Je reviens m’assoir sur le lit et, plus hésitant que jamais, passe du désinfectant sur la plaie à vif. Encore une fois, je dois m’obliger à ne pas hurler.
Je tremble de tous mes membres lorsque j’applique une compresse propre sur la blessure, mais je dois reconnaître que je suis soulagé de la voir disparaître. Lentement, j’entoure de nouveau la plaie. Malgré l’odeur, ça ne me semblait pas infecté, c’est déjà ça. Quand j’ai terminé les soins, je range mon matériel et me laisse retomber sur le lit.
J’ai la tête qui tourne. Il faut que je me repose un peu, puis je sortirai pour aller surveiller les alentours de la station.
***
Les jours ont passé. Après la nuit prochaine, s’ils ne sont pas là, il faudra aviser.
Un avis de recherche à mon nom a bien été publié – à mon faux nom. Je l’ai découvert sans surprise au journal local. C’était mon visage au milieu de dizaines d’autres, tous recherchés pour le même motif. Rien à voir avec l’annonce pour Flora et Lloyd, laquelle revient à chaque heure de grande écoute et a fait l’objet d’explications appuyées de la part des journalistes : ces deux-là sont considérés comme extrêmement dangereux et il est recommandé de prévenir les autorités au plus vite si on les repère. Je me demande ce qu’ils ont pu faire qui justifie un tel dispositif, mais ça ne me dit rien qui vaille.
Pour ma part, pour le moment, personne ne semble m’avoir repéré. Il faut dire que mon genre d’avis est assez courant, et même avec une récompense à la clé, les gens n’y prêtent pas réellement attention. Cependant, il y a tout de même des enquêtes, et des hommes qui travaillent pour les brigades esclavagistes sillonnant l’étage en vérifiant aléatoirement l’identité des gens. Et des chasseurs de prime, aussi.
Autre chose me fait peur, quant à l’avis sur ma tête, c’est que les Quasielle le voient. Après tout, ils sont au Sixième. La photo utilisée sur l’avis est celle prise par les services hospitaliers, et je ne portais pas mes lentilles dessus. C’était la seule chose qui aurait pu les faire douter, déjà que je suis aisément reconnaissable… Quand ils auront additionné deux et deux, ils risqueraient de vouloir me retrouver. D’avertir le paternel, aussi, peut-être ? De toute manière, il devait déjà se douter que j’étais au Sixième, puisque j’ai utilisé mon laissez-passer pour rejoindre cet étage il y a un an et demi.
L’idée qu’Achille Byron puisse me poursuivre jusqu’au Sixième me fait frissonner. Pas que je ne l’en crois pas capable, mais parce qu’à force, j’avais espéré qu’il s’était fait une raison…
Soudain, une autre pensée me vient. Et si… ? Pourrait-il être à l’initiative de l’enquête sur Lloyd et Flora ? Ils sont cousin, après tout. Lloyd avait bien fait le nécessaire, c’est-à-dire trafiqué son arbre généalogique pour couper les parents de Flora du reste de sa famille, et il a aussi modifié leur adresse dans les fichiers du Sixième afin qu’on ne les retrouve pas, pour éviter qu’on vienne les interroger quand on enquêterait sur la fuite de Flora. Ça a tenu jusqu’à présent, grâce au laxisme des fonctionnaires du Sixième, mais qui sait si mon paternel n’a pas mis le nez dedans et découvert la vérité ? Je ne sais pas si devant une investigation plus poussée, le subterfuge aura résisté.
J’essaye de ne pas trop m’attarder sur cette hypothèse, qui reste la pire d’entre toutes celles que j’ai pu émettre jusqu’à présent. Un avis de recherche, ça reste bon signe. Ça veut dire qu’ils sont toujours en fuite, et personne ne peut savoir où se trouve notre lieu de rendez-vous.
J’inspire lentement. J’ai hâte de les retrouver, tous les deux. Ça va sûrement être difficile, on va devoir vivre hors des sentiers battus. Lloyd est recherché sous son vrai nom, il ne pourra donc pas retourner au travail. Il nous a aidé à bâtir nos nouvelles identités, à Flora et moi, et son poste l’avait aidé à rendre la chose crédible. À présent, il faudra repartir de rien. Tant pis. Au coffre, il restait 30 000 midas. Ce sera moins facile, mais il y a de quoi se bâtir une nouvelle vie, même à trois… Au pire on descendra au Septième.
Je me redresse du lit et attrape mon sac. Il ne me reste qu’une barre et après je suis à sec. Je vais devoir aller acheter de quoi tenir jusqu’à demain. Autant y aller tout de suite, j’en profiterai pour surveiller la station. Je sais qu’on n’a rendez-vous que demain, mais j’ai continué d’espérer qu’ils viendraient en avance. Juste pour me calmer l’esprit, j’entreprends d’y aller une fois le matin, une fois l’après-midi, et une dernière fois le soir. Jamais deux fois à l’exacte même heure, mais je ne peux pas risquer de les manquer.
J’enfonce ma capuche sur ma tête et entoure une écharpe qui me recouvre le bas du visage, laisse tomber dans ma poche les quelques midas qu’il me reste, et sors d’un pas décidé.
Les gens me voient à peine dans les couloirs. Tant que je ne les regarde pas, il n’y a pas de raison pour qu’ils me regardent. Je décide d’aller d’abord à la station. Elle n’est qu’à vingt minutes de marche.
Arrivé sur place, je constate que les abords sont déserts. Je vois bien quelques silhouettes à l’intérieur même du local, mais pas celles de Lloyd et Flora. Il faut être courageux pour rester dehors avec le temps qu’il fait aujourd’hui, et je décide de repartir sur mes pas. Le vent fouette mon visage, ça me donne une bonne excuse pour ajuster l’écharpe au-dessus de mon nez. Mais de toute façon les gens ont fui se mettre à l’abri, et je ne peux pas leur reprocher, je sens à peine le bout de mes doigts et de mes orteils. Je presse un peu le pas.
Je vais atteindre l’avenue, quand soudain, comme porté par le vent, j’entends des pas claquer sur le sol, derrière moi. Je force l’allure par réflexe…
… Quand une main s’abat soudainement sur mon épaule droite. La panique m’envahit alors que la force du geste résonne jusque dans mon avant-bras blessé. Je fais volte-face pour me libérer quand soudain…
Je fais face à Hector, les yeux écarquillés, suivi de Ulysse.
Une décharge d’adrénaline me parcourt. Je me libère brusquement et prends mes jambes à mon coup.
Qu’est-ce qu’ils font là ?! Comment ont-ils su ? Ont-ils attrapé Lloyd et Flora ?! Est-ce que je les ai manqués ? Pourquoi mes frères sont-ils précisément ici ? Ils ont forcément su, ça ne peut pas être un hasard !
Bon sang !
Je cours comme un dératé sur l’avenue. Je suis à bout de souffle, l’air glacial me brûle les poumons. Pourtant j’entends encore leurs pas derrière moi, ils me poursuivent. Je refuse de me retourner, je n’ai pas besoin de ça pour savoir qu’ils me talonnent. Je dois mettre le plus de distance possible entre nous. S’ils sont là, le paternel aussi est dans les parages.
Je slalome entre les rares passants. Les bruits tout autour de moi se font plus denses et je ne parviens plus à repérer complètement lesquels proviennent de mes frères. Bon sang j’ai sacrément perdu en endurance, pour qu’ils me tiennent comme ça !
Au loin, je repère une ruelle que j’ai déjà empruntée. Elle conduit à un petit marché qui est très fréquenté à cette heure, j’espère pouvoir me fondre dans la masse. Je pivote au dernier moment et…
Un choc dans l’estomac me coupe la respiration. Je m’effondre, incapable de reprendre mon souffle, pour faire face à Hector qui s’assoit sur moi. Il a un masque filtrant sur le visage. Sales tricheurs, voilà pourquoi ils courraient si vite ! J’essaye de le repousser avec mon bras valide mais il l’empoigne et presse son autre main sur ma gorge. J’avais déjà du mal à respirer, mais là, je vois des étoiles. Quelques secondes plus tard, Ulysse nous rejoint. Il ôte son masque, laissant apparaître un visage rougi par le froid ou la course.
— Tu vas l’étrangler, Hec, lance-t-il d’une voix saccadée.
Hector relâche légèrement la pression sur ma gorge mais n’enlève pas sa main. Ulysse approche alors à son tour une main et je ferme les yeux, à défaut de pouvoir parer le coup que je sens venir…
Une délicate pression tombe sur ma tête et m’ébouriffe gentiment les cheveux.
— Salut petit frère. Ça faisait un bail. T’es vraiment un sacré trouffion, tu le sais ?
Mmmmh... c'est vrai que c'est bizarre qu'il ne soit pas recherché lui. Après, si Achille souhaite régler ses comptes, il est probablement préférable qu'Ajax n'apparaisse dans aucun registre. Et puis en toute logique, si Flora est dans les parages, Ajax n'est probablement pas bien loin. Tout de même, c'est étrange qu'ils ne lui aient laissé aucun midas et aucun indice...
Ses péripéties dans les rues du Sixièmes ne sont vraiment pas plaisante -surtout quand il est écorché sur le bras. Je m'attendais à ce qu'il croise Tom ou Delilah, mais ses frères par contre, c'est une surprise totale (je m'attendais aussi à ce que Ulysse le cogne pour être cash)!
Est-ce à cause d'eux que Flora et Lloyd ont du partir si vite?
hâte de lire la suite!
Je mets la suite dans la journée ! Grosses révélations à venir, au prochain chapitre :)
J'ai bien avancé dans l'écriture au fait, bientôt tu vas recroiser d'autres personnages de Délos :D