CHAPITRE 18

Par Taranee

PRESENT : ELIJAH

 

            La route était étroite, la charrette trébuchait sur les cailloux qui la jonchaient. La pluie était tombée sans discontinuer depuis deux jours et l’air était encore humide, cet après-midi, alors que l’averse venait de se terminer. Le ciel était encore gris et le vent faisait chalouper la carriole. Il leur fallut plusieurs minutes avant de les voir. Ils étaient trois, plantés au milieu de la route, à à peine dix mètres. Nilt lâcha un juron, ce qui n’était pas dans ses habitudes.

- Des pilleurs. dit-il à mi-voix : Faisons demi-tour.

Elijah acquiesça et Nilt engagea la manœuvre. Mais, avant qu’ils n’aient pu rebrousser chemin, une voix, derrière les interpella. C’était une voix de femme, bien qu’elle fût rauque et grave. Elijah en était certain.

- Hé, vous, là ! Oui, vous ! ‘croyez qu’on vous a pas vus, avec vot’charrette ?

Nilt continua d’avancer à un rythme régulier, faisant mine de n’avoir rien entendu. Elijah sentait sa respiration s’accélérer. Ils n’étaient pas beaucoup, seulement trois, mais Nilt ne savait ni se battre ni contrôler sa magie. Elijah était à peu près dans le même cas. Juste au moment où il se faisait cette réflexion, un homme pataud apparut devant eux, leur barrant la route. Le cheval se cabra, poussa un hennissement paniqué. Nilt tira sur les rênes et leur véhicule s’arrêta. Le mage aux yeux d’or dévisagea l’homme qui venait d’arriver. Un mage ? Certainement. Il avait le regard arrogant et l’air sûr de lui. Son nez prenait toute la place sur son visage, n’en laissant que peu pour ses petits yeux enfoncés et sa bouche grimaçante. EIl avait les joues rouges. Et le bout du nez aussi. Il prit parole et sa voix évoquait celle une vieille porte qui grince.

- Ne vous enfuyez pas comme ça, voyons ! Nous avons à peine commencé à discuter !

- Et je ne tiens pas à continuer cette discussion. Fit Nilt d’un ton cinglant : Voulez-vous bien vous pousser ? Nous sommes pressés.

Nilt n’aurait pas dû dire cela. Et il devait en avoir conscience, mais Elijah le sentait sur les nerfs. Un rien pouvait l’énerver. Cet homme qui se mettait en travers de leur chemin leur faisait perdre un temps précieux. L’homme en question ne se poussa pas. Il se campa un peu plus sur ses appuis et dit à ses camarades de le rejoindre. Quelques secondes plus tard, ils étaient tous les trois réunis. Il y en avait un derrière la charrette, et deux devant : l’homme rougeaud et la femme. La femme prit parole de sa voix rauque.

- Vous avez pas entendu c’que j’ai dit ? On vous a vus. Alors arrêtez-vous, on va discuter.

Discuter, hein ? Avec leurs gueules de petits truands, ils n’avaient pas vraiment des têtes à vouloir discuter. Cependant, Nilt lâcha les rênes descendit du véhicule. Il était debout devant la femme. Malgré sa grande taille, il la dépassait à peine. Ils s’échangèrent un long regard. Lui, cherchant un terrain d’entente, elle, calculant sûrement les chances qu’elle avait de repartir avec la cargaison de la charrette. Après un soupir, Nilt prit parole. Elijah resta silencieux et en descendit pas de son siège, observant la scène qui se déroulait sous ses yeux.

- Nous effectuons un long voyage. Nous n’avons pas le temps de nous arrêter, nous sommes attendus.

Un air ironique se peignit sur le visage de la femme.

- Vraiment ? Et qui vous attend ? Je peux le savoir ?

- Malheureusement non. Sachez seulement que la survie de tous les mages d’ombres et peut-être même de la face magique, dépend du jour où nous arriverons à destination.

- La survie de la face ! C’est pas rien dis-donc ! Mais un jour de plus ou de moins, ça ne va pas changer grand-chose pour vous !

Elijah sentait la tension monter. Il fallait calmer le jeu, ils ne pouvaient pas se permettre d’engager un combat. Nilt perdait patience, mais il essayait de gardait son calme. Elijah savait que le frère de Soö n’aimait pas se mettre en colère.

- Je vous conseille de vous pousser. Dans une seconde je serai de nouveau dans cette charrette et, que vous soyez sur la route où non, je ferai claquer les r…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Le rougeaud l’avait saisi et le maintenait en respect avec un couteau effilé. Sûrement une arme qu’ils avaient volée. Elijah avala difficilement sa salive. Ils étaient en mauvaise posture. Surtout, ne pas perdre son calme. La femme l’interpella, il leva la tête.

- Toi, là ! Le petit blond ! Descend de là avant que mon associé n’écorche ton copain.

Merde. Merde ! Comment faire ? Il se tourna vers Nilt qui lui adressa un hochement de tête imperceptible. Serrant les dents, il descendit de son perchoir, lentement, et se retrouva, à son tour, devant la femme qui le dévisagea avec une lueur de surprise contrôlée.

- Un œil-d’or, dit-elle, on ne voit pas ça tous les jours. Tu sors d’où, toi ?

Il ne répondit pas, se campa sur ses appuis. Elle haussa les épaules.

- Peu importe. Ce n’est pas pour ça que je suis là. Écoute, petit œil-d’or. On va vous donner deux choix. Soit vous nous donnez vos affaires de votre plein gré et on vous laisse un cheval parce qu’on est sensibles à votre histoire de sauver le monde, soit vous coopérez pas et je vais être obligée d’utiliser ma magie.

Bluff ? Elijah se passa une main dans les cheveux, jeta un nouveau regard à Nilt. Il hocha encore la tête. Avait-il une idée pour se sortir de cette situation ?

- Alors ? l’interrompit la voix de la femme.

Elijah recula d’un pas, hésita encore. Il allait faire confiance à Nilt. Il se racla la gorge, intima à la cheffe du trio d’attendre, et tourna les talons pour aller à l’arrière du véhicule. Il se saisit de deux bagages, les sacs de vêtements, et retourna à l’avant, suivi par l’homme qui était resté derrière. D’un geste excessivement lent, il tendit le sac à la femme qui s’impatientait.

- Bon, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?! À ce rythme, ton copain se fera tuer avant que tu m’aies donné le premier sac !

Et juste après la fin de sa phrase, on entendit un hurlement déchirant. Elijah entendit qu’on cirait son nom, il se retourna. Nilt avait profité d’un instant d’inattention pour se libérer de l’homme qui le maintenait. Il lui avait violemment tordu le bras et s’était emparé de son arme qu’il lança au jeune homme. Elijah s’en saisit, se jeta sur la femme. Elle ne fit aucun mouvement pour l’esquiver. Ce fut presque comme si elle l’accueillait. Elijah termina son saut, atterrit en plein dans la femme dont les bras se refermèrent comme un piège. Elle poussa une exclamation victorieuse, relâcha son étreinte. Elijah ne pouvait plus bouger. Il essayait, mais il n’y arrivait pas. Cette femme, elle l’avait paralysé ! Alors qu’il prenait conscience de sa situation, il sentit qu’on s’appuyait sur son épaule. Il ne put pas tourner la tête, mais il entendit, tout prêt de son oreille, la voix de la femme, moqueuse.

- Bon. Tu auras essayé. Tu peux être fier de toi, petit œil-d’or.

Il essayait de bouger, en vain. Il sentait le danger approcher à grande vitesse. Et effectivement, la femme se pencha un peu plus sur lui, faisant briller son couteau devant ses yeux.

- Bon, maintenant, passons aux choses sérieuses. Je n’aime pas ton comportement insolent. Je vais devoir te corriger.

Elle marqua une pause dramatique puis reprit, comme si elle venait d’avoir une idée :

- Je sais ! Je vais te prendre un œil ! Comme ça tu regarderas mieux à qui tu auras à faire, la prochaine fois que tu seras dans ce genre de situation !

Elijah sentit un frisson lui parcourir le corps. Elle allait vraiment le faire. Il ne pouvait pas non plus bouger ses yeux, seuls son cœur et son cerveau étaient encore actifs. Sa respiration se faisait par à-coups. La lame de la femme s’approchait de son œil et il ne pouvait rien faire. Soudain, un peu plus loin, il entendit un cri.

- Elijah ! Tu peux le faire !

Nilt l’encourageait. Il l’encourageait à utiliser sa magie ! Elijah se concentra du mieux qu’il put. Il était en danger. Il allait perdre un œil. Oui, ça devait marcher. Mais pour que ça marche, il fallait qu’il trouve une blessure à exploiter chez cette femme. Il se concentra un peu plus. Difficile quand il ne pouvait pas fermer les yeux pour s’isoler du monde. Là ! Sur l’abdomen ! Une cicatrice, vestige d’une ancienne blessure. C’est cette balafre qu’Elijah devait utiliser. Il rassembla sa haine, sa colère, sa frustration. Il pensa à cette femme, à toutes les victimes qu’elle avait dû faire, à tous les gens qu’elle avait volés, il pensa à Nilt, qu’il devait protéger, à Jio et Nethan, qui attendaient qu’on vienne les chercher. Il y pensa et imagina que la blessure se rouvrait, que la peau se déchirait lentement pour laisser le sang couler. Il imagina que la plaie devenait plus profonde, que les tissus se déchiraient. Il imagina qu’il faisait mal à cette femme qui le tenait par l’épaule, il l’imagina en train de se tordre de douleur. Parce que c’était ce qu’il voulait. Parce qu’il avait envie qu’elle souffre, il imagina tout cela. Et il ne se passa rien. Pourquoi ? Il avait tout fait pour ! Pourquoi est-ce qu’il ne s’était rien passé ? Pourquoi est-ce qu’il n’avait pas réussi à la blesser alors qu’il avait accéléré la mort de ce pauvre homme, chez les Libellules ? Non, non ! Ça ne pouvait pas se passer comme ça, ça ne devait pas ! Il devait…

- Aaaaaaah ! J’ai mal ! J’AI MAL !

Le hurlement avait retenti, perçant, empli de douleur, et il fit sursauter Elijah. Sursauter… Il avait bougé, il avait réussi à bouger ! Ça ne pouvait signifier qu’une chose. Il se retourna. La femme se tenait l’abdomen, essayant d’arrêter le sang qui coulait à flots. Elle hurlait à la mort. Non, enfaite, elle ne hurlait plus. Ce qu’elle faisait était bien pire. Elle plantait ses doigts dans sa plaie en poussant des cris inarticulés, des cris silencieux. Ses yeux pleuraient, ils étaient injectés de sang. Elle ouvrait la bouche à s’en décrocher la mâchoire. Sa poitrine se soulevait et retombait par saccades. Elle porta un regard terrorisé sur Elijah.

- Qu’est-ce que tu m’as fait ?! Ça fait maaaal ! Qu’est-ce que tu as fait ?!

Elle répétait cette litanie. Elijah s’écroula à son tour. Le prix à payer. Il porta ses mains à sa tête dans un râle de souffrance. La douleur perçait son crâne, ses mains. Il la sentait dans tout son corps. Il avait mal. Il vomit. Il sentit qu’on l’attrapait. Nilt. Il lui demandait comment ça allait, s’il allait tenir le coup. Il répondit par un gargouillement qui ressemblait vaguement à un oui. Le frère de Soö le balança presque à l’arrière de la carriole et, sans récupérer les bagages qu’ils avaient donné à la bande de voleurs, il fit claquer les rênes et ordonna au cheval de faire demi-tour. Le destrier s’exécuta rapidement, ils s’éloignèrent au grand galop. Et derrière retentissaient encore la voix de la femme qui gueulait. Et puis à un moment, elle arrêta tout simplement de crier. Sa voix se stoppa net. Elle était sûrement morte. Elijah eut peur. Peur de lui-même, de ce pouvoir terrifiant. Il eut peur de devenir une mauvaise personne. Car, pour sûr, il n’était pas un héros.

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