Bien à l’abri de l’éclat cruel du soleil, pelotonnée dans l’un des fauteuils, Abbie fixait d’un regard pensif la mosaïque de lumière colorée qui tombait de la coupole centrale. Elle était rentrée juste à temps. Le soleil caressait les toits des immeubles autour d’elle lorsqu’elle avait poussé la porte.
Les bruits ordinaires de la rue parvenaient jusqu’à elle, sans jamais parvenir à percer la barrière de son esprit, entièrement concentré sur ses souvenirs. Elle n’écoutait pas. Elle entendait seulement les cris, les gémissements et les paroles brûlantes d’Hékatia.
Tamaryn l’avait trouvée ainsi, le regard perdu, encore plus pâle que d’habitude. Sans Tomàs. Elle avait à peine réagi quand elle était allée lui parler, ni même quand les guérisseurs, rappelés par leur chef, avaient quitté le théâtre. Alors elle était retournée auprès de Jonas et de ses compagnons.
Deux heures s’étaient écoulées et la vampire n’avait pas bougé. Jonas et Tamaryn l’observaient, incertains de la conduite à tenir. Aucun des deux ne souhaitaient secouer un vampire. La jeune femme savait qu’elle devait se sustenter. Elle jeta un coup d’œil hésitant à Jonas : que pouvait-elle lui montrer ? Puis elle soupira et se rendit dans la cuisine. Deux minutes lui suffirent pour prendre une bouteille dans le frigo et revenir auprès de son amie.
Quand elle revint, Jonas n’avait pas bougé. Toujours très pâle, les yeux cernés, l’air hagard, il tremblait moins cependant. Les potions des guérisseurs l’avaient soulagé et son état s’était brutalement amélioré au cours de la nuit.
Tamaryn rejoignit Abbie et s’agenouilla près d’elle. Les yeux agrandis, ouverts sur un autre monde, la vampire ne réagit pas à sa présence.
— Abbie, murmura la jeune fille, presque suppliante.
Jamais elle n’avait vu son amie dans un tel état et cela la terrifiait. Elle posa une main sur son bras.
— Abbie, répéta-t-elle, en serrant son bras plus fort. Tu dois te nourrir.
La chanteuse mit de longues secondes à se tourner vers elle. D’abord, son regard /sembla lui passer au travers, puis elle fixa ses yeux noirs sur son visage.
— Tamaryn, souffla-t-elle.
Sa voix lui donna l’impression de venir d’un endroit très lointain, une autre dimension. La jeune fille lui présenta la fiole et la vampire la prit en se redressant. En voyant la substance vermeille, Abbie sentit la faim qui tordait son ventre. Elle but une longue gorgée, ce qui calma ses aigreurs d’estomac et l’aida à se recentrer.
— C’est calme, fit-elle enfin, en jetant un regard autour d’elle.
— Jonas et ses compagnons se sont stabilisés. Les guérisseurs de la fondation ont été rappelés.
— La meute avait besoin d’eux.
Ma meute, pensa-t-elle. Cette vérité qui avait émergé de la tragédie qui s’était jouée au Sanctuaire était bien le saule chose qui la rassénérait.
— Et … Tomàs ? demanda Tamaryn, d’une petite voix.
Abbie serra les poings et détourna le regard. Son amie crut un instant qu’elle n’allait pas répondre, s’enfermer à nouveau dans son mutisme. Puis ses yeux noirs rencontrèrent à nouveau les siens.
— Il est mort.
Tamaryn écarquilla les yeux. Sa gorge se serra.
— Il est … ? Comment ?
— Il a été emportée par une … maladie, un parasite.
— De quoi parles-tu ? Comment est-ce possible ?
Face à l’évident mensonge d’Abbie, la colère envahit la jeune fille, colorant sa peine d’une lueur rougeâtre.
— Crois-moi, tu ne veux pas les détails.
— Bien sûr que si. Je veux la vérité. Je ne suis pas une petite chose fragile que tu dois protéger.
Abbie sourit avec une profonde tristesse. Elle effleura la joue de son amie.
— Tu as raison. Mais je ne peux pas entrer dans les détails. C’est trop frais, c’est trop … dur. Il s’est passé tellement de choses en si peu de temps, trop d’évènements, trop de révélations dans lesquels je n’arrive pas à mettre de l’ordre…
Tamaryn hocha la tête. Puis elle se tourna vers Jonas, qui les regardait toujours, immobile et silencieux, suivant leur conversation de loin. Sa vie déjà étrange – après tout, elle vivait avec une vampire et appartenait à une lignée de sorciers – l’était devenu encore davantage. Elle pensa à son frère, qui n’était plus que l’ombre de lui-même, à ses amis qu’elle venait de voir en proie au délire, à la fresque qui vibrait de malignité.
— Au moins la créature responsable de l’état de Séraphin et de la mort de Tomàs a été punie, continua Abbie.
Puis son regard, plus alerte, se posa sur le jeune homme.
— Comment vont Jonas et tes amis ?
— Ils sont encore faibles mais leur état s’est bien amélioré. Leurs hallucinations et étranges propos ont stoppé subitement. Je les ai installés dans les chambres au premier étage, avec les moyens du bord.
— Subitement ?
— Les guérisseurs étaient très surpris. Vers trois heures du matin, les délires ont cessé.
— Au moment où la créature a été détruite, souffla Abbie.
Alors si Tomàs avait tenu plus longtemps, il aurait pu être sauvé. Cette pensée provoqua une vague de colère envers son ami. Elle s’en voulut aussitôt. Non, ce n’était pas de sa faute. Tomàs avait lutté bravement. Et il lui manquait déjà tant qu’elle avait l’impression de toujours sentir sa présence au bout de ce lien psychique qui s’était créé entre eux.
Après un profond soupir, elle termina le reste du sang et se leva, suivie par Tamaryn. Elle se dirigea vers Jonas, dont les yeux émeraude ne la quittait pas.
— Tu as l’air d’aller mieux.
— Oui. J’ai l’esprit plus clair.
— De quoi te souviens-tu ?
— C’est un peu flou. Je me rappelle bien notre rencontre dans les souterrains, puis dans notre refuge. Pour le reste … Mais je sais que je dois te remercier.
— Pas seulement moi. La Fondation Gaïa aussi. Mais tu savais qu’elle existait.
Jonas sourit.
— La connaissance est un peu notre pouvoir. Le seul qui nous reste …
Une ombre passa sur son visage.
— Je suis désolée que vous ayez perdu l’accès à la magie.
— Le prix à payer était trop fort. Nous allons devoir nous résoudre à abandonner cette vie.
— Vous n’y êtes pas obligés.
— Comment ça ?
— Tu l’as dit toi-même : la connaissance est votre pouvoir. Les archives que vous avez réunies sont un précieux trésor, qui recèle des vérités cachées. Vérités dont nous allons avoir besoin pour contrecarrer Hékatia.
Jonas frémit à ce nom, mais ne parut pas surpris. Alors Abbie sut que son alliance avec les Sorciers était nécessaire. Le fragment de Gaïa avait été très clair, lorsqu’il avait évoqué le pacte. Il voulait que les descendants des sorciers reprennent une place dans la société. Et elle allait tout faire pour leur donner cette opportunité.
— Tu connais ce nom.
— C’est une déesse, dont nous avons entendu parler dans certains écrits.
— Toi et les tiens vous possédez des connaissances dont les humains n’ont aucune idée. J’ai besoin de votre aide. En échange, je vous apporte ma protection, un endroit pour conserver vos recherches, des ressources pour former un réseau. Vous entrerez ainsi de plein droit dans le monde des ténèbres que vous avez toujours désirer atteindre.
— Et la magie ?
— Je n’en sais rien. Mais je suis certaine qu’il y a une solution quelque part. Les merveilles de la Terre n’ont pas toutes été découvertes, ni celles des autres dimensions.
— Le Pacte ?
Abbie sourit. Il se rappelait donc de plus de choses qu’il ne voulait bien l’avouer.
— La fondation Gaïa de New York fera ce Pacte avec vous.
— Cela suffira pour l’instant. Quelle est la mission ?
Les yeux d’Abbie s’étrécirent et un éclat parme en émana.
— Empêcher Hékatia de s’emparer de la Terre.